Le sang à moitié mais le coeur tout entier | Helga

La matinée était douce chez les Etelkrus, et un ciel d'un bleu vif s'étendait au dessus du Castel. Quelques nuages paresseux s'y prélassaient, blanc, lointains, sans aucune intention de laisser aux mortels quelque pluie dans les heures à venir. Comme à son habitude, Elvazio s'était levé tôt pour aller faire une offrande au temple de Dairo et se dégourdir les pattes. D'ordinaire, il se joignait avant ou après à une patrouille de chasse ou s'enquérait des services qu'il pouvait rendre à la meute. Mais ce jour-là, il ne quitta pas le camp Etelkrus, et bien au contraire s'y enfonça jusqu'à la tanière aux senteurs multiples des Panseurs. Depuis quelques temps - depuis son retour en vérité, ou presque - était née dans son esprit une inquiétude persistante à l'égard de Solelio. Le Nord paraissait avoir cassé quelque-chose chez la louve solaire, et même si elle semblait un peu plus heureuse lorsqu'ils partageaient des moments ensemble, il avait l'impression d'être complètement démuni face à elle. Alors il s'était résolu à aller demander conseil à l'un des guérisseurs. Peut-être sauraient-ils l'aiguiller autant sur les maux de l'esprit que sur ceux du corps.

Il s'approcha à pas mesurés, les oreilles dressées. La piste fraîche qui entrait dans la tanière était celle d'Hlega, sa demi-soeur. Une partie de lui était plutôt heureuse de la trouver elle. Elle avait toujours été extrêmement gentille à son égard - certes, elle l'était avec tout le monde, mais quand même - et avait cette aura apaisante et maternelle qui poussait à se confier. Même s'ils n'étaient pas les loups les plus proches de la meute, ou aussi proches qu'il l'était avec Solelio, il préférait la trouver elle plutôt que Désastre ou Tawana. Il avait avec eux bien moins d'atomes crochus.

"Helga ?" Appela-t-il doucement en s'arrêtant à l'entrée.

Il ne voulait pas la déranger. L'odeur d'aucun autre loup ne lui parvenait, elle ne devait donc pas être entrain de s'occuper d'un patient. Mais peut-être qu'elle était occupée à d'autres tâches propres aux Panseurs et qu'il ignorait, ou simplement qu'elle désirait rester seule et l'enverrait gentiment bouler. Dans le doute, ses pattes ne franchirent pas la limite invisible qu'était l'entrée de la tanière.

Egale à elle-même, Helga l'accueillit avec jovialité et bienveillance et l'invita à entrer. Après un instant d'hésitation, il franchit l'entrée et s'engagea dans le large couloir qu'était la tanière des Panseurs. La fraîcheur de la grotte lui arracha un petit frisson, en même temps que sa truffe était assailli de multiples odeurs. Les guérisseurs portaient toujours sur eux le parfum de plantes diverses, et ce n'était pas si étonnant s'ils vivaient sans cesse dans ce cocktail d'effluves aussi agréable que déroutant. Malgré son âge, Elvazio n'avait jamais eu le loisir d'entrer dans ce refuge ; les rares fois où il avait eu besoin d'un Panseur, les choses s'étaient faites en extérieur ou ailleurs dans le Castel. Ses prunelles bleues parcoururent les alentours des yeux, en silence, alors qu'il était sa demi-soeur s'affairer un peu plus loin. Maintenant qu'il était entré, il sentait sous l'odeur des plantes celle d'autres canidés. Son coeur se serra légèrement alors qu'il espérait ne pas l'avoir dérangée.

Elle revint finalement et se nettoya les pattes, tout en s'enquérant de sa santé à lui. Il remua les oreilles et répondit :

"Oh, moi je vais bien." Bien-sûr, elle avait dû songer qu'il venait pour lui en se présentant ainsi à leur tanière. "Je voulais savoir si... nous pouvions discuter un moment."

Un air préoccupé se dessina sur son visage si expressif, et il ajouta :

"C'est à propos de Solelio... Je ne sais pas si tu l'as vue depuis son retour. Je suis inquiet à son sujet."

Peut-être sa jumelle s'était-elle déjà confiée à leur demi-soeur. Après tout, Helga avait l'oreille attentive et amicale, et était toujours de bon conseil. Elle était sans doute dans leur famille la figure la plus maternelle - peut-être les choses auraient été plus simples pour les deux jumeaux si à leur naissance ils avaient été confiés à leur demi-soeur plutôt qu'à la garde de leur mère au caractère bien trempé.

Il l'écouta sans mot dire, se contentant d'un petit hochement de tête. Les mots d'Helga étaient admirablement justes pour décrire l'état dans lequel paraissait survivre sa jumelle depuis son retour parmi eux. Pourtant, elle affirma que Solelio ne lui avait pas parlé de ce qui lui était arrivé. La louve aux cheveux noirs devait faire montre d'une extrême sensibilité pour avoir perçu tout cela ; lui-même le savait parce qu'elle s'était confiée à lui. Imaginer simplement vivre ce qu'elle avait vécu lui faisait froid dans le dos, et se sentir encore plus impuissant à l'aider à remonter la pente. Mais il s'accrochait aux sourires qu'il voyait sur ses babines et son museau quand ils passaient du temps ensemble, au fait qu'elle repenne des activités banales mais si douces après l'horreur, comme chasser, prier, faire des siestes au soleil en échangeant les derniers ragots. Lui aussi guérissait un peu à son côté.

Elvazio réfléchit un instant aux paroles d'Helga lorsqu'elle s'interrompit, laissant les pensées se construire dans son esprit. Elle lui avait confirmé ce qu'il craignait : il n'y avait plus aucun mal dans le corps de Solelio. C'était son esprit qui était revenu blessé de son voyage, et il n'y avait pas de remède de guérisseur pour soigner l'esprit. Même si l'instinct lui dictait plus ou moins correctement les choses à faire et à dire, il avait toujours peur que ce ne soit pas suffisant. Il avait si peur qu'elle disparaisse à nouveau. C'était un peu égoïste de sa part, et le petit démon dans son esprit ne manquait pas de lui faire remarquer. Mais elle était le pilier de son existence actuelle, et pour rien au monde il ne souhaitait la laisser dans ce difficile état.

"J'essaye... de faire de mon mieux pour l'aider." répondit-il. "Nous faisons beaucoup de choses ensemble, et je crois qu'elle apprécie. Mais je ne sais pas... je ne sais pas comment faire s'en aller ces fantômes de son regard, comment faire s'en aller la peur de son esprit. Parfois ils s'en vont un isnatnt... Mais ils finissent toujours par revenir."

Son regard s'était déporté sur les alentours, et il revint sur Helga chargé d'une lourde tristesse.

"Est-ce seulement le temps qui la fera aller mieux ? Ou est-ce que nous pouvons l'aider encore d'avantage ?"

Ils étaient sa famille après tout. Ils étaient tous les trois les derniers enfants de cette grande famille brisée qu'était la leur. Il avait envie de croire qu'ils pouvaient se serrer les coudes et rattraper le temps perdu, ces années étranges ou ils étaient restés à l'écart les uns des autres, séparés par l'ombre de leur père.