Pour un pardon ✡ Anita

Si un certain nombre de loups du clan patientait que les Alphas fussent dans la Salle des Trônes pour aller leur soumettre diverses demandes, d’autres connaissaient suffisamment leurs habitudes pour venir les chercher ailleurs.

En réalité ; peu ignoraient sans doute qu’en tant que Prêtresse de Kiro, il était logique de la chercher aussi à la Moere. Et même avant cette nomination, c’était bel et bien là qu’elle se trouvait le plus souvent - mais peu importe, ceci était plus ardu à déduire.
Même ce savoir en tête, beaucoup n’osaient peut-être pas venir faire une requête dans les moments qui n’y étaient pas dédiés, prenant le risque de déranger sur ce que l’on pourrait appeler du temps libre.
Pour elle, cela ne faisait aucune différence - et toute requête valait bien n’importe quelle discussion pour laquelle elle n’avait pas de créneau dédié.

L’odeur qu’elle sentit se raffermir à mesure que l’autre disciple de Kiro approchait était de ceux qui ne voyaient pas le besoin de telle formalité. Et tant mieux.
Elle tourna ses yeux vers lui quand il émergea, lui sourit à son bref geste de queue.
Et attendit simplement d’écouter ce qu’il était venu lui dire, car cela ne faisait pour elle aucun doute - pour qu’il vienne ainsi se présenter si directement à elle, il engagerait la conversation. Ce qu’il fit.
Elle perçut la brève hésitation, à la première phrase, et ne laissa rien paraître de plus ou de moins sur son visage quand il révéla son amitié hors de leurs frontières. La chaleur qui dans ses yeux ne s’était pas amenuisée parlait cependant d’elle-même.
En était-elle heureuse, même ? Probablement.
Il ne pouvait qu’être bon signe, que même l’Etelkru le plus fidèlement élevé -pour ne pas dire dressé- à leur botte puisse lui-même trouver autre chose chez des étrangers à leur meute que de la méfiance à entretenir et des barrières à ériger.
Un court instant, elle se demanda si cela découlait de son voyage dans les pays chauds, s’il en était revenu plus ouvert comme son frère semblait le montrer ; ou si tout cela datait même d’avant.

La suite de ses paroles lui répondit sans même qu’elle n’ait à demander.
Bien-sûr, qu’elle comprenait, et la lueur qui pétillait dans ses prunelles se fit un peu amusée en même temps qu’elle réalisait qu’elle savait très bien de qui il parlait.

Mais là encore elle ne l’interrompit pas, et le laissa conclure.

Quand lui se mit assis, elle au contraire se releva de sa position allongée pour étirer ses longs membres, un à un, tirant sur ses muscles. Et elle entreprit d’entamer sa réponse sans interrompre l’exercice.

— Je crois que je connais cet ami couleuvre. Noé, n’est-ce pas ?

Au final, dire je crois était de circonstance, mais pas tout à fait exacte. Elle en était certaine. Elle se souvenait encore de la discussion qu’elle avait mené avec le loup brun lorsque tous deux étaient alités à cause de leurs blessures, et son sourire grandit jusqu’à ses oreilles au souvenir d’un détail en particulier. Oui, qui pouvait bien vouloir se mettre à parler à une simple couleuvre, n’est-ce pas ?
La discussion de ce jour-ci, bien des lunes après, lui confirmait qu’elle avait eu raison de le penser, et que l’ironie de ce temps là s’était muée en vérité d’aujourd’hui.

Puisque Dez avait détaillé les circonstances de sa rencontre, elle entreprit d’en faire de même pour le situer.

— Puisque nous avons été tous les deux blessés lors du combat sur la glace, on a pu discuter dans l’Eglise de Yurai pendant notre rémission. Il m’a raconté sa déconvenue avec Kiro, sa volonté de chercher son pardon.

Elle marqua une pause, le temps de terminer un dernier étirement avant de se passer en position assise.

— … Et bien évidemment, je l’ai encouragé dans cette voie. Je serais ravie de le voir enfin revenir face à Kiro, et je suis heureuse qu’il puisse le faire à tes côtés.

Avant même de considérer sa dimension d’Alpha, c’était avant tout en tant que Prêtresse qu’elle accordait cette permission sans l’ombre d’une hésitation.
Et si autre qu’elle avait été le meneur Etelkru, elle se serait battue sans céder pour que cela puisse avoir lieu.
On n’empêchait pas un mortel d’atteindre son Dieu, fusse-t-il un ancien Dieu.

— Tout comme je serais heureuse d’y assister.

Voire d’y participer, qui sait ?
Le ton de sa phrase laisse la question ouverte. Elle, Prêtresse, pourrait se lier à eux pour initier le lien vers Kiro, dans une valse prouvant l’unicité dans ce qui les rassemblait au-delà de leurs différences. A ouvrir le bal ou le fermer, tout était à voir.
Elle accompagna la fin de sa phrase d’un hochement de tête à son intention qui avait un ton de conclusion.

Mais avant qu’il ne s’éclipse, disparaissant à nouveau entre les branches, il y avait une question qu’elle aussi avait à lui poser. Un petit détail qui avait éveillé sa curiosité, l’avait titillée, avait sommeillé dans un recoin de son esprit en attendant son heure.

— Comment t’a-t-il aidé, lui ?

Elle pencha la tête sur le côté, un peu.
Le ton n’était pas inquisiteur - le loup gris pouvait esquiver facilement la question, refuser d’y répondre.

Mais qu’est-ce que Noé avait bien pu lui apporter ?
L’hybride était réellement curieuse de ce qui avait rapproché l’ancien disciple de l’Anaconda, l’ancien Etelkru, et celui qui était pleinement et actuellement des deux.

A la pensée qui s’était formulée d’elle-même dans son esprit, seule et muette, il joignit les mots.
Trois mots pour la faire sourire davantage. Pourquoi briderait-elle ce plaisir simple qui venait de fleurir en son cœur à la proposition ?
Se joindre à eux pour honorer Kiro ne pouvait que lui procurer de la joie.
Elle ne prit pas la peine de répondre en y donnant de la voix -après tout, ce n’était même pas vraiment une question- et hocha simplement le museau d’un geste appuyé, les yeux pétillants et le sourire toujours accroché.

La suite était un sujet plus délicat, elle pouvait le sentir. Dez hésitait fréquemment sur les mots à utiliser, et entendre son sempiternel bruit de gorge avant qu’ils ne se forment enfin n’était que le cours habituel des choses.
Mais là, Anita nota que c’était… différent.
Que c’était le contenu même de l’information à délivrer, et non pas sa forme, qui créa un silence de plusieurs secondes avant qu’il ne reprenne la parole.
Le sien, de cœur, manqua un battement.

Pepper… Pepper avait été malade.

L’image du corps bleu et froid étendu dans la pénombre du Castel, ce matin-là, revint s’imprimer dans ses rétines sans qu’elle ne puisse rien y faire.
Le reste du récit que livrait son ami était écouté, mais la louve eut bien du mal à se concentrer sur ses mots pour le moment. Car restait cette image, identique à ce souvenir encore frais, pourtant si différente maintenant qu’elle savait.
Un souffle s’échappa de sa gueule avec un peu de difficulté, et elle se sentit pour un instant un peu plus faible, un peu plus tremblante.

Il lui était bien difficile de décrire les différentes émotions qui prirent place en elle, intriquées les unes dans les autres.
Du chagrin, pour tant de choses à la fois. De s’être rappelée de sa mort, de se dire que le destin lui avait volé de longues années qu’elle aurait encore pu vivre, de ne pas avoir su, d’avoir été impuissante dans tous les cas, de constater le vide qu’elle laissait chez tant d’âmes.
De l’incompréhension, des regrets.
Et aussi…
Un grain, minuscule, de colère.
Car lui, il savait. Pepper l’avait laissé porter ce fardeau. Seul, peut-être même ? Pepper avait su voir ses qualités pour ce suivi, mais pas pour le reste. Pepper l’avait laissé dans le secret de ce destin et de ce compte à rebours sans pour autant le préparer à la suite, à l’inévitable. Pepper ne lui avait pas appris à vivre sans elle, sinon… Sinon il ne serait pas parti comme ça.

Aussi car elle avait eu raison de se douter de la relation compliquée qui unissait sa tante à son propre fils. Lui-même venait de le confirmer. A ses yeux, il n’avait pas existé.
Et lui avait dû lutter à chaque instant pour avoir ne serait-ce qu’un brin d’attention de la part du seul parent qu’il avait. Qu’un fragment de ce que eux, ses apprentis, ses nièces et neveux spirituels, avaient pu recevoir d’elle.
Lui, Dez, avait continué à pourchasser ces sourires qu’il réclamait déjà dans son enfance jusqu’à la fin. En voyant chaque jour le sablier se vider.

La Prêtresse de Kiro serra les crocs et dévia son regard vers les cieux.
Oh, Tante Pep… J’aurais tant voulu aider plus. Pour tout.

Ses iris revinrent sur son ami et elle ouvrit la gueule pour parler, la referma.
La rouvrit.

— Je vois.

Deux simples mots qui eurent un peu de mal à passer au travers de sa gorge étranglée, qui ne furent pas plus qu’un murmure.
Un silence s’imposa, avant qu’elle ne reprenne la parole, s’efforçant de laisser un sourire triste revenir sur ses lèvres.

— Merci de me l’avoir dit. Je suis heureuse qu’il ait pu t’aider.

Je suis navrée de ne pas avoir été assez digne de le pouvoir.
Elle ne savait pas vraiment d’où elle venait, cette pensée qui s’échappa hors de contrôle pour venir résonner dans son crâne. Elle se dit qu’elle ne devait pas s’y attarder.
Ce n’était pas un jour ensoleillé, et la végétation dense de la Moere les plongeait déjà dans un ombrage permanent qu’aujourd’hui aucun rayon ne perçait.
Il n’y aurait pas de jeu d’ombre aujourd’hui pour lui communiquer son soutien et ce qu’elle ressentait.

Au lieu de ça ce fut sa queue qui s’agita et ondula, serpent parmi tant d’autres en ces lieux, et qui du bout de l’un des longs poils qui en ornait l’extrémité vint caresser une de ses pattes. A peine le temps d’un souffle.
A peine une feuille tombée au milieu de la brise.

Elle se dit que c’était assez léger pour ne pas le déranger, assez subtil pour son esprit aiguisé.

Puis Anita se releva et inclina le museau dans sa direction en un au-revoir silencieux, ne trouvant plus goût aux mots dans cette gueule sèche, avant de repartir de son côté d’un pas lent.