La fin du rêve [Anita]

Junlahdwiin

Il y eut une nuit, un rêve agréable. Celui d'un bonheur auquel Jun n'aura malheureusement pu profiter au cours de cette vie, celui d'une famille fondée avec une louve qu'il n'avait pourtant pas l'impression de connaître mais qui lui avait semblé aimante, s'accompagnant de quelques enfants indéniablement siens.
Jun n'avait jamais été très magie, s'il avait accepté un peu à contre cœur son existence difficile réfutable, il s'en tenait généralement éloigné et ce malgré la grande pieutée des Nakhus -et surtout d'Ysée. Pourtant, un instant, le mâle ocre avait espéré que ce rêve soit réel, que quelque part, on lui avait offert une seconde chance, celle de toucher du bout des griffes le bonheur du famille fondée.

Mais ce fut ni une louve ni quelques enfants qui vint réveiller le mâle ocre ce matin encore, juste cette vieille douleur lancinante de son corps pour venir lui rappeler le temps qui avait passé et celui dont il fallait profiter avant qu'il ne soit trop tard.
Quelques plantes contre la douleur avalées en guise de déjeuné, accompagnée d'un reste de poisson ramené par Kerguelen que Jun n'avait pas terminé la veille et le mâle ocre s'en alla au travers des champs afin d'effectuer ces tâches quotidienne qu'il s'était donné. Il ne se rendit pas sur cette tombe sous laquelle ne reposait pas Exxus, il ne le faisait plus depuis quelques jours, depuis le rêve en réalité, craignant que l'absence du violet soit un peu trop grande en ce moment. Ah on pouvait bien le traiter d'imbécile, on aurait raison ! C'était pourtant il y a si longtemps...

Jun longea la frontière rejoignant le début des montagnes. Il y avait remarqué la veille quelques rochers à dégager du chemin, probablement tombé là lors d'un éboulement. Bien qu'un peu en dehors des champs et donc des terres Nakhus, le chemin permettait de rejoindre les terres plus au nord est sans avoir à passer la frontière, c'était important qu'il reste praticable.
Arrivé sur place, le vieux mâle jugea la situation quelques instants avant d'entreprendre de faire rouler les rochers hors du-dit chemin, ses mécanismes grinçant sous l'action de l'effort.

Les pensées qui occupaient aujourd'hui la sortie d'Anita en terres libres n'étaient pas mélancoliques ou empreintes d'un certain chagrin.
Elles étaient certes tournées vers le passé, mais un passé quelque peu irréel qui n'avait animé que les songes d'une nuit. Mais le souvenir de ce rêve persistait. Si la louve au pelage de ciel avait été l'impression la plus persistante qu'elle gardait de cette vie déroulée les yeux fermés, elle savait néanmoins qu'il y avait aussi eu un mâle, grand au pelage ocre, dont partie du corps n'était plus fait d'os et de chair mais de métal et de rouages.

Oh, ce n'était pas dans l'espoir de revoir l'un d'entre eux qu'elle s'aventurait aujourd'hui sans but précis pour simplement goûter l'air qui soufflait ailleurs, tantôt les ailes déployées, tantôt les pattes foulant la terre.
Comme la plupart sans doute, elle ne s'était pas imaginée que ces individus existaient pour de vrai. Ils étaient sans doute un mélange issu de faits réels et déformés par l'imagination, comme bon nombre des personnages peuplant les rêves. Quant aux traces physiques qui étaient restées du rêve... Anita ne put manquer de se rappeler que d'autres rêves - et cauchemar - avaient été marqués de cette particularité, et qu'une partie de ce qu'il s'y était passé n'était pas sans conséquence.

Alors le doute demeurait malgré tout. Pour autant, la Prêtresse de Kiro ne cherchait pas activement à obtenir de réponses ou à véritablement croiser la route de ces loups, si tant était qu'une version d'eux existait sur ces terres. Elle pouvait se contenter d'en cultiver un doux souvenir, sourire amusé sur les lèvres, et de profiter de ce qui en avait découlé.
Outre le papillon et l'instrument, il y avait aussi eu ce cristal bleuté.
Les images imprécises qu'elle garda du songe étaient une réponse suffisante quant à l'origine de son apparition : ce loup aux couleurs chaudes, à l'opposé de son amante qui portait le plus souvent le bleu froid d'un ciel décliné en milles teintes d'azur, avait porté plusieurs bijoux similaires.
Le morosphinx était un souvenir de Séléné, celle qui éveilla des passions intenses, le bijou serait un rappel de Junlahdwiin, celui qui fut compagnon et père de famille.
Et autour de son cou elle enfila le pendentif pour venir y côtoyer le glowstick de l'Anaconda.

La louve remontait le long des sentiers qui menaient toujours plus au Nord, toujours autant perdue dans ses pensées, quand le son de rochers s'entrechoquant mêlé à un autre bruit qu'elle eut du mal à identifier attirèrent son attention. L'hybride étendit ses ailes pour gagner un promontoire peu élevé et avoir une vue sur les alentours et son cœur manqua un battement lorsqu'elle rencontra la haute silhouette qui s'affairait à faire rouler des cailloux.
C'était lui.
C'était...

— Junlahdwiin.

Le nom quitta ses lèvres dans un souffle stupéfait, ses yeux grand ouverts et braqués sur le loup un peu plus loin.
Et elle resta bêtement figée, ainsi perchée, à fixer le mâle qu'elle avait pensé n'appartenir qu'aux divagations nocturnes de son esprit et à ne pas savoir que faire, ni que penser.

Junlahdwiin

Soufflant face à l'effort, ses muscles n'ayant plus la vigueur des jeunes années, le métal de son épaule crissant sur la pierre alors que le mâle ocre s'évertuait à la faire rouler, Jun n'entendit pas ces pas qui se rapprochaient. Les syllabes de son nom, cette voix également, lui firent cependant relever les oreilles et lorsqu'il se retourna vers celle qui l'avait appelé, après que son œil mécanique se soit réglé via plusieurs cliquetis afin de rendre sa vision moins floutée, il se figea lui aussi en reconnaissant la silhouette fine. Il resta ainsi quelques longues secondes, ne sachant comment réagir, ne le pouvant pour le moment de toute façon, perdu entre cette frontière du réel et de l'irréel. Un instant Jun se demanda s'il ne s'était pas assoupi, s'il ne rêvait pas un nouveau.
La douleur de son vieux du corps usé le ramena à la réalité. Elle était pourtant toujours là, Anita, n'avait pas disparue ainsi perchée sur ses pierres. Le mâle ocre rompis son immobilité, baissant les oreilles et la tête dans un excès de timidité gênée, ne quittant pourtant pas son regard de la louve.

« Tu... » Vous ? Seul son cœur et son subconscient des rêves l'avaient connu après tout. « Je ne m'attendais à te rencontrer réellement un jour. »

Ici en dehors des rêves, ici dans cette vie. Le vieux mâle offrit un sourire timide à la louve.

« Hm. Je peux faire quelque chose pour toi ? »

Jun ne savait pas très bien comment réagir face à cette situation, aurait eu tant de choses à dire et pourtant rien à la fois à cette louve. Il s'était raccroché à ce qu'il savait. Elle était Etelkru, l'odeur  et la couleur du glowstick qu'elle portait le confirmait, ce n'était pas le territoire d'à côté, elle était certainement venue dans un but précis. Lui proposer son aide éventuelle, c'était la seule chose qui lui était venu en tête.

La stupeur fut partagée quand le regard du mâle qui n'avait vécu qu'une nuit dans son esprit tout en donnant l'impression d'avoir partagé une vie entière se tourna vers elle et rencontra ses iris améthyste.
Tous les sons qu'il produisait, ces grincements, ces cliquetis... Étaient à la fois étrangers à son oreille mais familiers à ses souvenirs - et teintés d'un sentiment de réconfort. Maintenant qu'elle le voyait mieux, elle constatait aussi à quel point il était en réalité plus vieux et plus abîmé que dans ce rêve où ils avaient été d'un âge à peu près équivalent et où la vigueur se dégageait de cette imposante masse où chair et métal se côtoyaient.

Elle se mordit un instant les lèvres, toujours aussi incertaine de la réaction à adopter, dansant sur le bout des pattes.

Puis la voix grave de Junlahdwiin s'éleva elle aussi. À son sourire timide, ses lèvres à elle s'etirèrent sur une expression enjouée. À mesure que la surprise passait et que l'instant présent se concrétisait, elle était surtout curieuse et heureuse de faire cette rencontre - quoi que toujours un peu déboussolée.
Comment apprenait-on à se connaître, quand on avait l'impression de partager quelque chose de profond qui n'appartenait pourtant pas au réel ?
Qu'est-ce qui l'était, d'ailleurs, réel ou pas, dans tout ce qui lui restait comme souvenirs plus ou moins précis du rêve ?

— Moi non plus. Je ne pensais même pas que tu existais.

Elle aurait pourtant dû s'en douter. Chaque fois que ces rêves magiques s'étaient manifestés, ceux qui jouaient avec la frontière de leur réalité et un imaginaire qui se retrouvait avoir des conséquences sur leur vie, ils avaient mis en scène des individus variés mais tous présents sur ces terres.
Anita resta encore immobile et un peu médusée pour quelques instants, cligna des yeux une ou deux fois, avant de s'ébrouer pour casser l'envoûtement et de bondir plus proche de Jun.
Au même moment où lui aussi reprenait un peu de prise avec la réalité et lui posait une question.
Elle y répondit d'un sourire renouvelé puis de sa voix claire.

— Pas particulièrement, je... Me baladais dans le coin sans but précis.

La louve déglutit. Dire qu'elle se sentait gênée aurait été une erreur, mais elle n'était pas aussi à l'aise qu'elle ne l'était d'habitude dans une rencontre. Son esprit n'arrivait pas à se positionner dans cet entre deux qui faisait du loup ocre face à elle une âme proche d'elle et un ami de longue date autant qu'un parfait et total inconnu.
La conscience d'un poids pas encore tout à fait habituel contre son poitrail lui rappela le cristal qu'elle avait passé autour de son cou et Anita sauta sur l'occasion.

— Oh ! J'ai quelque chose à toi, je crois.

L'une de ses pattes avant se leva pour toucher avec délicatesse le pendentif lumineux pendant que son regard dériva sur ceux qu'elle pouvait voir orner le corps du Nakhu en différents endroits.

Aucun doute. Il s'agissait bien de l'un des siens, qui s'était retrouvé près d'elle à son réveil.