Pixel Face — Justicia

Comme cela avait été le cas au cours des derniers jours, Joaquín trainassait au Refuge. Ou en tout cas, ce qui en était l'ébauche.

L'initiative de certains solitaires de transformer cet endroit en une sorte de Maison des Associations / Terre d'Asile / antenne locale des Restos du Coeur lui avait offert une opportunité d'égayer un peu son quotidien en brisant sa monotonie. De rencontrer des gens, même de loin. De faire quelque chose pour pallier l'ennui, et de combler un peu le vide social dans lequel il se vautrait depuis des mois.

Ca l'occupait. Lui donnait un but. Ce n'était certes pas un objectif extraordinaire, de ceux-là qu'on inscrit à l'encre indélébile dans les livres d'histoires et qui aboutissent sur des aventures titanesques que l'on narre aux louveteaux une fois le moment venu d'éteindre les lumières le soir, mais c'était toujours ça de pris. Et puis, ça lui occupait l'esprit. Avec son projet de distillerie — la perspective de pouvoir s'en coller une bonne une fois celle-ci opérationnelle – il travaillait la matière mais également son corps de manière productive. Toute son attention concentrée sur la tâche, ses pattes et sa gueule trimant à l'ouvrage, il ne pouvait guère réfléchir à ces choses pas franchement folichonnes qui tournaient en boucle dans sa tête et l'empêchaient d'ordinaire de fermer l'oeil la nuit.
Là, il arrivait claqué chez lui le soir, après une dure journée de labeur, tel le prolétaire moyen, et pouvait si la chance était de son côté espérer s'endormir comme une souche pour quelques heures au moins. Parfois même jusqu'au matin.
Comme ça, il ne pensait pas.

Il ne pensait pas à ces récents échecs absurdes qui venaient s'ajouter à ces anciens échecs assez stupides aussi. Il ne pensait pas à cette absence de perspectives. Le sentiment désagréable qu'il avait dépassé son pic, et que l'âge d'or désormais derrière lui il n'était plus condamné qu'à décroître.
Parce qu'il avait le sentiment de décroître.
Très rapidement.
Elle datait de quand, la dernière fois où il avait accompli quelque chose seul ? La dernière fois où il avait pu terrasser un ennemi sans manquer d'y laisser la peau d'un peu trop près, et surtout, sans qu'on n'ait à venir à sa rescousse, comme s'il n'avait été qu'une putain de demoiselle en détresse ? Joaquín avait toujours su que la force résidait dans le nombre, et ne s'était jamais fait d'illusions quant à sa capacité à survivre au pire dans la plus totale des solitudes. Mais il s'en était quand même bien tiré. Il avait même pu prétendre être assez balèze. Et il ne comprenait pas ce qui avait pu se passer pour que de son petit piédestal de mec autonome il tombe si brutalement pour se retrouver à patauger dans un profond puits de médiocrité.
Il se sentait faible. Inutile.
Et il n'aimait pas ça.

Et il devait remédier à ça.
Une idée avait germé dans sa tête, récemment. Alors qu'une fois de plus, roulé en boule dans sa tanière si grande et si vide, il peinait à trouver le sommeil, rongé par ses incertitudes. Une idée à la con. Mais une idée qui tenait bon.
Son regard parcourut l'esplanade, les travaux à demi entamés, les tentatives de se construire un avenir. C'était quelque chose. Ca lui offrait bien une perspective. Il fallait s'adapter.
Mais il suffisait de si peu pour que tout cela soit balayé.
Il avait beau être la plupart du temps en désaccord avec les gens du coin, une communauté restait une communauté. Quelque chose dont il savait pertinemment qu'il avait besoin, quelque chose qu'il n'avait pu trouver jusque là, quelque chose qui, sans lui être tout à fait adapté, pouvait lui offrir... une perspective. Un peu d'espoir. Une amélioration.
Mais c'était si fragile. Si friable.
Et si quelque chose arrivait, dans ce monde où des créatures mystiques et destructrices semblaient sortir de nulle part tous les quatre matins, il suffirait de si peu pour que tout cela soit annihilé. Et lui... et lui, quoi ? Eh bien il essayerait bien de la défendre, et fut un temps il aurait cru en sa capacité à le faire, à réussir, mais là... là...

Les mâchoires de Joaquín se crispèrent, tandis qu'il déglutissait avec peine. Voilà que dans son ventre les entrailles se nouaient de nouveau. Et cette sensation de froid qui montait de son estomac pour aller se perdre jusque dans ses épaules, comme un ballon glacial que l'on gonflait à l'intérieur de lui, qui le reprenait de nouveau. Il expira longuement, un souffle tremblant ; le doute. Bon sang qu'il était faible. Bon sang qu'il était misérable.

Et puis tout à coup, un tiraillement pour le sortir de là. Une sensation qu'il avait presque oubliée, presque considérée comme disparue à jamais, parce qu'après tout ils finissaient toujours par partir, et lui se retrouvait seul, derrière. Une sensation sur laquelle il en était venu à tirer un trait.
La connexion du Monde Rouge.
Mais une qu'il savait plus familière. Qu'il avait recherchée ces derniers mois, parfois vaguement cru pouvoir attraper, avant que soudain elle ne lui file entre les doigts.
Cette fois elle ne fuyait pas. Elle semblait venir droit ici.
Le loup noir se redressa, sorti de sa torpeur, et ses yeux jaunes scannèrent avidement les environs. Il n'était pas loin.
Il savait qu'il n'était pas loin.

• Malédiction : Sans visage. •
De bric et de broc, le corps de Justice n'est plus loup. Bien que ramené dans le monde de PW, en plus de son apparence difforme, il dégage désormais une aura chaotique qui effraie ses interlocuteurs et les condamne à devoir lancer un dé réussite pour pouvoir lui parler.

Rien qu'une déception de plus.
Voilà ce qu'avait été son excursion sur les terres Nakhus.

Ou peut-être bien que cela lui avait apporté quelque chose, en fin de compte.
Davantage de rires silencieux et amers en se remémorant les belles promesses de la louve pie -  son esprit empoisonné de solitude et de rancœur semblait particulièrement s'acharner sur la pauvre créature -  et la certitude qu'il n'avait rien à attendre de ces divinités -  ce n'était là encore qu'un retranchement bien pratique pour masquer son appréhension de leur faire face dans cette position qu'il considérait être une de faiblesse, mais il préférait l'assimiler autrement.

Rien à attendre de la plupart des mortels, non plus.

Les mois passés avec sa propre présence pour seule compagnie avaient eu ce mérite là : le masquer à la vue des autres, à leur réaction.
Parce qu'il savait désormais qu' il déclenchait ces réactions primaires et instinctives, de la même manière que ces anomalies du destin qu'il avait lui-même combattu.
Terreur et agressivité.
Si ces émotions brutes avaient déjà été dirigées à lui par le passé, ce n'avait jamais été pour les mêmes raisons, et surtout ce n'était pas systématique.
Mais maintenant qu'il était bel et bien devenu l'un de ces monstres...
Verrait-il jamais autre chose que cette horreur s'allumer dans des yeux ?

Il repensa à la petite colombe.

Dans son regard à elle, il n'y avait jamais eu de peur ou de doute. Juste une confiance aveugle et une douceur qu'il avait cru interdite à ceux de son espèce.

Il était d'autant plus ravi de ne pas s'être montré ce jour-là, sur la plage, pour que jamais le souvenir de ses pâles iris ne se brouille de noirceur.

Alors qu'il s'était éloigné des territoires Nakhus, il s'était demandé où il irait maintenant.
La pensée de retourner se terrer au cœur des montagnes l'avait effleuré avant d'être repoussée. À quoi bon ?
La solitude n'avait rien apporté.

Et il restait fermement déterminé à se débarrasser de cet état même s'il n'avait pas la moindre idée de comment.

Son maigre savoir à ce sujet ne se constituait que de quelques points glanés par ses déceptions successives, et le fait de simplement attendre que sa condition passe comme une tenace maladie s'était trouvé être une impasse sans résultat.
Les foulées qu'il enchaînait sans savoir où elles le menaient étaient une nouvelle forme d'errance, mais une qui le porterait vers un ailleurs, et c'était un point de départ aussi bon que n'importe quel autre.

C'est en se rapprochant de cette zone rocailleuse accolée à ses montagnes sans tout à fait y appartenir, s'apprêtant à les longer pour continuer vers le Sud, qu'il le sentit.

Le Lien.

Ce serpent qui s'agita dans ses entrailles, déclencha ce désagréable fourmillement qui lui donnait envie de se gratter à l'intérieur de la peau.
Et qui, par une action qu'il n'avait toujours pas élucidé -  qu'il n'avait pas vraiment tenté d'élucider, en fait, persuadé qu'il était que ce n'était là qu'un énième mystère découlé d'une des expériences les plus inexpliquables de sa vie et qu'il ne fallait donc pas y chercher de rationalité -  le tirait vers d'autres comme un train que l'on enverrait subitement sur des rails.

Il pouvait l'ignorer, bien sûr.
Il l'avait fait tout ce temps.

L'autre s'était pourtant souvent rapproché, mais il avait toujours fait en sorte de rompre ce fil invisible, se servant finalement de cette boussole interne de la manière inverse : s'en éloigner plutôt que s'approcher, partir à l'opposé de la direction pointée.

Un tressautement agita son corps et il biffurqua à l'assaut de la pente rocheuse.
Cette fois, il marchait droit dessus.

Le débusquer ne fut pas long.

Après tout, il ne se cachait pas : il lui avait littéralement couru après toutes ces fois, et il était certain qu'il sentait aussi bien son approche que lui se savait proche du but.
Cette fois-ci il ne bougeait pas, il attendait d'être cueilli.

Tu me voulais ?
Me voilà.

Justice bondit par dessus une autre faille courant dans la roche, gravit une énième saillie le séparant de son objectif.
Et tomba sur ces yeux jaunes aussi sûrement que le soleil entamant sa descente dans le ciel.

Lui, l'autre noir solitaire.
Lui, le compagnon d'infortune.
Lui, l'autre âme perdue sur ce morceau de terre étranger.
Lui, l'autre corbeau de mauvaise fréquentation qui avait fait fuir la petite colombe.

Lui, Joaquin.

Il n'eut même pas le loisir de ressentir une pointe de satisfaction pour venir animer son esprit d'une émotion autre que le brouillard sombre qui l'emprisonnait.  Parce que le retrouver avait été trop facile, et trop certain.
La suite le serait moins.

D'un coup d'œil sur l'ombre que les rayons dorés du soleil projetaient par intermittence avant d'être avalés entre deux nuages d'orage, il se donna une idée de son apparence du jour via ces contours imprécis et illogiques.

Des cornes qui émergeaient de derrière son crâne, irrégulières et dentelées comme celles du spectre l'avaient été, des vertèbres qui sous sa peau se dessinaient dans des formes exagérées, d'autres paires d'oreilles qui venaient courir le long de sa nuque.
La dernière chose qu'il aperçut avant que l'ombre ne s'efface fut sa queue, bien plus allongée, qui se dédoublait sur la fin en une fourche rappelant la langue des serpents.

Au moins saurait-il à quelle image leur horreur et mépris s'adressaient.

Droit il se tint quand il reporta ses yeux en contrebas, vers le loup brun.
Le corps tendu tout entier, jusqu'au bout des doigts sur lesquels il poussait pour se dresser plus encore et lui offrir la vue complète de tout ce qu'il était devenu.
Le regard fixe et le visage fermé, il ne bougeait pas et attendait, tâche odieuse et disgracieuse qu'il était sur le ciel découpant sa silhouette.

Presque une provocation.

Il s'était attendu à ce que tout à coup le lien s'efface. Qu'il se dissolve brutalement dans l'atmosphère, comme un jet d'encre se serait dissout dans la mer pour peu qu'on ne l'effleure. Un coup de vent, plus rien.
Il avait donc feint d'attendre dans l'indifférence — s'était sans doute plus feinté lui-même qu'autre chose, au vu de l'absence totale de potentiel spectateur dans les environs : il était tout seul –, humant vaguement l'air, perdu dans ses pensées comme on se prenait souvent à le faire sous la brise estivale.
A bien y regarder, son calme était difficilement feint.
Son allure était raide ; elle l'était même un peu plus à chaque instant qui passait. Ses griffes agrippaient la terre et il arrivait qu'un spasme nerveux fasse trembler les poils de son encolure. Joaquín n'était pas détendu du tout.
Il attendait que Justice s'esquive de nouveau, comme il l'avait fait à chaque fois au cours des derniers mois, parce que c'était là une évidence : il allait le faire.
Il allait le faire.
Il ne le fit pas.

Un mouvement en hauteur lui fit lever le nez et l'espace d'une courte fraction de seconde une profonde satisfaction embrasa ses prunelles. Trop satisfait de retrouver finalement un visage connu et amical pour en oublier la rancoeur qu'avaient pu engendrer ces mois de fuite, passés globalement dans la plus infecte des solitudes qui n'avait rien fait pour atténuer le tumulte qui agitait son esprit.
L'étincelle s'évanouit néanmoins bien vite.
Car en dépit de toute attente et surtout de tout sens commun ce n'était pas Justice qui se dressait là-haut mais une énième créature infernale. Quelque chose qui lui retourna instantanément les entrailles de la même manière que ces choses du Monde Rouge avaient pu le faire des années plus tôt, lors de leur première rencontre. Joaquín ravala un haut-le-cœur et fit ce qu'il faisait le mieux, la seule chose dont il était véritablement capable, sans doute : il montra les dents, hérissa le poil, se campa fermement sur ses pattes.
Emit un profond grognement.

Pas la moindre idée de ce que ça pouvait être. Il en oublia même la proximité de Justice, la nette excitation qu'il éprouvait à la perspective de le revoir, la totale certitude qu'il aurait dû se trouver là, face à lui, à la place de cette bête. Réfléchir était un luxe qu'il ne pouvait tout simplement se permettre ; il y passait déjà bien trop de temps lors de ces interminables journées qu'il passait avec son oiseau pour seule compagnie et cela n'engendrait jamais rien de bon. Muscles bandés, queue haute et oreilles dressées, il émit un aboiement hargneux à l'adresse de cet animal cauchemardesque, perché tout là-haut. Il avait l'avantage. Les yeux de Joaquín quittèrent un instant l'austère silhouette pour évaluer ses alentours, à la recherche de prises, d'impasses, de dangers. D'un moyen de combler l'écart.
Il avait l'habitude de se battre. Il avait même l'habitude d'affronter des monstres.
Le seul problème était que ces derniers temps, les victoires s'étaient faites plus difficiles.
Et pas sûr qu'aujourd'hui, son comparse ne se décide à venir le tirer d'affaire s'il se trouvait en difficulté.
L'amertume suscitée par ses récents échecs et de son incapacité grandissante à se débrouiller seul se rappela à lui de la pire des manières : là, pour la première fois, face à un adversaire, Joaquín sentit ses entrailles se serrer. Mais pas d'excitation, dans l'appréhension du moment, la préparation à la bataille. Une sueur froide remonta lentement son encolure, soulevant un peu plus l'épais poil qui s'y trouvait sur son passage. Joaquín n'avait pas lancé une seule attaque que déjà le doute le gagnait de nouveau.
Bordel de merde. Il avait peur.
Cette effroyable réalisation lui arracha un nouvel aboiement, bien plus rauque cette fois-ci, et il secoua vaguement la tête. Ca ne pouvait pas durer. Pas maintenant. A réfléchir comme un con, il allait juste crever. Comme un con.
Con qu'il était.
Putain.

Dans le ciel, une ombre bicolore, un cri familier. L'un des rares sons qu'il laisser filtrer au travers de ses oreilles dans ce genre de situation. Ixcanul, semble-t-il moins effarouché que lui par la créature — ce qui était plus qu'étrange – alla se poser un peu plus haut qu'elle. Calme. Ca n'avait pas de sens.
Ca n'avait pas de sens et cela eut pour effet de distraire un instant Joaquín, qui quitta de nouveau l'ombre pour observer son oiseau avec curiosité. C'était un comportement tout à fait inhabituel. Il battit des paupières, releva la tête vers l'autre, qui n'avait toujours pas bougé. Semblait presque se pavaner dans ses formes absurdes, se délectant à l'idée de l'effroi qu'il pouvait susciter, sans prendre la peine d'attaquer. Attendant, peut-être. Attendant quoi ?

Joaquín n'était décidément pas investi dans ce combat. Son esprit devenu volage papillonnait en tous sens : la machine de guerre se grippait. Ce n'était plus vraiment une machine, si ça réfléchissait. Même de manière parasite.
Ce truc le terrifiait et tout en lui criait danger mais pourtant il y avait quelque chose. Son oiseau. Quelque part, Justice, pas loin, enfin, avant.
Quitte à ne pas être concentré et à ce que les préliminaires s'éternisent, le solitaire se concentra sur ce fil invisible qui les liait tous les deux. L'autre était tout proche, mais la connexion restait au beau fixe. Peut-être avait-il vu ce monstre lui aussi, peut-être s'était-il figé à son apparition, comme lui l'avait fait. Peut-être attendait-il de voir, tapi dans l'ombre.
Peut-être était-il aussi perplexe que lui face à cette chimère, qui de plus était affublée du même putain de collier de cuir ambiance Eglise Gothique que lui.
Si quelqu'un s'était quelque part trouvé posté juste derrière le quatrième mur avec une petite télécommande capable de contrôler Joaquín, cette personne aurait probablement mis le loup en pause à l'instant où cette pensée lui traversa l'esprit, car s'il était resté plutôt statique jusque là, il s'immobilisa entièrement, stupéfait. Et puisque sa surprise était totale et que son cerveau cartésien à l'extrême n'arrivait plus du tout à assimiler ce qui se passait et menaçait de perdre totalement le fil des évènement face à une recrudescence incontrôlable d'incohérences, il ne réfléchit même pas avant de lâcher d'un ton sec :

— Où tu as eu ce collier, ¡¿cabrón?!

Puis d'observer l'épouvantail d'un air accusateur, un peu trop outré pour réaliser que de toutes les approches combattives qu'il avait pu effectuer jusque là, celle-ci était de très loin la plus inefficace, quand bien même elle avait le mérite d'être plus originale que ses traditionnels effets de muscle.

• Réussite du dé  •
Justice inspirera toujours l'effroi et le dégoût, mais le dialogue est à portée et il vous sera possible de l'identifier en tant que loup et non créature surnaturelle.

Dans les yeux auxquels il avait accroché son propre regard avec l'avidité vorace et impatiente d'un prédateur vint ce qu'il attendait.

Cette peur farouche.

Alors lui aussi ?
Moins d'une seconde plus tard il révéla ses crocs et se campa sur ses positions, poil dressé.
Ah, en cela il différait un peu des autres !
À ne pas hésiter devant l'attitude à prendre, à ne pas même considérer la fuite.

Mais il ne s'était pas attendu à autre chose de sa part que cette agressivité brute et automatique enclenchée au moindre stimuli, et la pensée lui arracha presque un sursaut d'amusement et de soulagement.
C'était au moins quelque chose de stable dans son quotidien. Quelque chose qui, comme ses montagnes, était resté bien à sa place et stable dans son existence. Quelque chose sur lequel il pouvait se reposer.

Il n'aurait jamais cru pouvoir un jour associer des crocs découverts dans sa direction à quelque chose de rassurant.

Pourtant, ça l'était.
La suite était plus floue, désormais, dans ce flottement qui s'empara de la scène de leurs deux corps noirs face à face quand ils avaient été, depuis le début, plutôt côte à côte.
Allaient-ils se battre ?
Une partie de son corps - était-ce celle qui lui appartenait ou bien les morceaux parasités par le spectre ?-  le souhaitait, s'agitait presque d'excitation à l'envie de se jeter en contrebas pour se noyer dans les sensations brutales mais familières de corps qui s'entrechoquaient.

Dans le ciel, un cri.
Justice leva la tête en même temps que Joaquin pour voir son oiseau planer non loin.
Il ne savait pas à quoi ressemblait de l'agressivité chez de si petits oiseaux : tout au plus de l'alerte et de la panique.
Mais même de cela il n'y en avait pas dans le comportement de la créature. Sans doute que l'horreur de son apparence lui échappait tout à fait, à lui. Chaque espèce interprétait le monde d'yeux différents, et lui avait été fait maudit pour repousser ses semblables, pas cet oiseau qui se reposait sur d'autres sens que la vue pour identifier son environnement.

Il ne le decelait pas comme une menace.
Et l'autre solitaire le vit.

La vitesse à laquelle la confusion fit fâner l'agressivité de son visage était intéressante. Davantage de rebondissements pour venir rythmer ce moment.
Quelles que fussent les conclusions auxquelles il finit par arriver, il ne s' en détacha pas tout à fait pour autant. Mais il n'y avait plus seulement dans ses yeux la brutale certitude qu'il était ennemi, la promesse silencieuse de la violence.
L'intervention l'avait rendu perplexe, sans doute ne sut-il plus quoi faire face à la situation, si bien qu'il... Lui cria dessus.

Oui, ça aussi, ça lui arrivait.

C'est ce moment que choisit son propre oiseau, ou du moins la créature qui en était seulement vaguement proche mais qu'il ne trouvait d'autre animal apte à mieux le qualifier, pour arriver dans les cieux et tournoyer autour de l'autre.
Cette créature rouge vif qui s'était obstiné à le suivre, lui aussi, et était resté après son changement d'apparence, lui aussi.
Il ne s'en était pourtant jamais vraiment occupé, visiblement peu apte à s'occuper de quoique ce soit d'autre que sa propre personne, et peut être trop peu empathique des créatures qui n'étaient pas loups pour comprendre ce qu'il aurait dû faire pour cette chose.

Mais il en tolérait la présence et en venait même à apprécier les avantages qu'elle lui procurait, et la chose, sans retour aucun, comme liée à lui par un pacte inconnu, restait dans son sillage.

Les deux bêtes ailées se poursuivirent quelques instants dans les cieux en décrivant des cercles, son Bichitos émettant par intermittence des piaillements qu'il aurait pu décrire comme... ravis.
Le loup noir rabaissa le museau vers Joaquin, sentant malgré lui ses lèvres s'étirer sur un sourire.

Quelle ironie.

Ses griffes de métal raclèrent le sol, il fit un pas en avant pour mieux se pencher.

—  Je l'ai toujours eu.

Il aurait voulu compléter la phrase, qui laissait un arrière-goût d'inachevé dans sa gueule, comme s'il manquait des mots.
Mais il n'avait pas suffisamment d'esprit ni d'idées claires pour aller puiser dans les mots étranges que le mâle avait un jour où aboyer à l'encontre de quelque chose.

Sa queue levée haut battait presque d'anticipation à attendre ce qu'il aurait à redire à la situation, maintenant.

L'instant où ils se sauteraient dessus avait-il été simplement retardé, ou y aurait-il une autre issue à envisager ?

Il y eut dans un premier temps un nouveau piaillement aérien, dont il sut instantanément qu'il n'était pas imputable à son oiseau. Il aurait dû lever la tête, voir ce qui se tramait. Pour peu que cette créature à l'apparence barbare ait ramené avec elle un copain aérien, pour peu qu'Ixcanul ait été en danger. Mais il ne pouvait se résoudre à quitter des yeux la forme bigarrée qui continuait de le toiser de son perchoir. Tout en lui criait au danger, à la nécessité d'une action, plus attaque que retraite — fuir n'avait jamais été vraiment une option crédible à ses yeux, et ce quelles que soient les circonstances. Et pourtant au-delà de cet effroi et de cette terreur surnaturelle qui le prenait aux tripes il y avait quelque chose d'autre. Un instinct, une suggestion.
Une ébauche de reconnaissance.
Ixcanul cria à son tour et cette fois-ci ce fut plus fort que lui, il leva les yeux pour voir le tangara s'ébattre gaiement avec une autre bestiole ailée. Pas vraiment un oiseau. Le poil de Joaquín se gonfla un peu plus.
Plutôt une espèce de... larve.
Comme celle qui était avec Justice dans le canyon, lorsqu'ils avaient été attaqués par le smilodon et rencontré la Primitive.
Les deux volatiles semblaient se reconnaître, et n'étaient pas plus perturbés que ça par la situation. Comme si elle avait été totalement anodine.

Et puis une voix qui avait quelque chose de vaguement familier mais paraissait étonnamment distordue arracha son attention des cieux pour venir l'ancrer à nouveau sur la terre ferme, quelques mètres au-dessus de lui.
Il l'avait toujours eu.
Les mâchoires de Joaquín se crispèrent, ses traits se durcirent. Tout était toujours si compliqué.
Soit c'était une sacrée belle coïncidence, soit il se passait quelque chose de vraiment pas normal. Et son expérience ici lui disait que la seconde option était au final la plus probable.

Le cliquetis du métal sur la roche l'ancra un peu plus dans cette alternative à une réalité plus rassurante, plus cartésienne, une réalité qui il l'avait compris ne valait pas grand chose sur ces terres. Il en était arrivé à un point où en cas d'évènements étranges l'hypothèse la plus absurde qui pouvait lui venir à l'esprit était celle qu'il privilégiait de manière instinctive : plus ça lui paraissait gros, plus ça avait de chances de passer. Là-haut toujours, agrippé à la caillasse, le spectre se penchait un peu plus en avant, comme désireux de bondir, à sa rencontre ou à sa gorge, il n'en était pas vraiment sûr. C'était peut-être une bestiole maléfique qui se jouait de l'esprit des gens en revêtant une apparence nouvelle à chaque rencontre, pour leurrer ses proies. C'était peut-être une espèce de parasite à la The Thing. C'était peut-être autre chose.
Il ignora avec peine l'envie soudaine qui le prenait de bondir lui aussi, tous crocs de hors, prêt à mordre dans le tas, qu'importent ses chances. Réflexe animal à la peur qui grandissait en lui en voyant le monstre s'avancer, ne serait-ce que de quelques centimètres, réduire lentement l'écart rassurant qui les séparait tous deux.
Ca semblait attendre une nouvelle réaction. Ca avait l'air d'un Picasso mais ça se ressentait comme un loup.
Et il en avait plein le cul de réfléchir, de toute façon ça n'apportait que des emmerdes, alors il décida de sortir sa plus belle pokerface et de gueuler, advienne que pourra :

— Mais qu'est-ce que t'as été foutre encore ?! Tu ressembles à de l'art contemporain !!!!!

Il se retint de le traiter de connard, par principe, parce que ça se faisait pas de fuir pendant des mois sans donner de nouvelle et de se ramener un beau jour comme ça comme au retour d'une chirurgie esthétique ratée sans prévenir, en se juchant à peine en hauteur d'un air sombre comme la menace qui plane et attend son heure, pour faire peur à un putain de compadre. Il avait toujours su que le mec avait des manies un peu bizarre, avec son allure gothique et son mutisme encore plus prononcé que le sien, mais là, on atteignait quand même les sommets de l'indécence. Après tous ces monstres qu'ils avaient dézingués ensemble, après toutes ces mésaventures déplaisantes, le culot de venir se pointer avec une gueule pareille sans avoir même l'idée de dire hola histoire de décrisper l'atmosphère et de montrer patte — ou sabot, ou autre, merde – blanche, c'était quand même incroyable.
Il agrémenta sa petite tirade d'un grondement qui manifestait très clairement son mécontentement, et fut un peu soulagé de voir qu'en se mettant en colère, il en avait oublié d'avoir la frousse, et c'était tant mieux, ça rendait sa tentative plus crédible.
Et s'il s'agissait réellement d'un monstre qui jouait avec sa tête... eh bien...
... eh bien merde.

Une perplexité de plus en plus profonde et palpable s’empara de l’autre solitaire en contrebas.
A son tour il remarqua la façon dont leurs compagnons aériens n’émettaient aucun signe d’une quelconque détresse et à quel point, si l’on avait pu couper le ciel de la terre pour ne garder qu’une moitié de l’image, ce qu’il se passait dans leur monde à eux étaient d’une étonnante banalité.
Juste deux petites choses qui se saluaient, quand en contrebas deux pas si petites choses hésitaient encore à se jeter l’un sur l’autre.
Les quelques mots qu’il prononça achevèrent de troubler cette frontière entre la peur et le doute, la colère et l’incompréhension.
Joaquin ne savait plus s’il avait sous les yeux une créature hostile venue d’un autre monde comme tant de celles qu’ils avaient abattu ou s’il était toujours lui. Peut-être un mélange des deux.
Lui-même n’allait pas le nier : il s’était demandé, les premières semaines suivant sa nouvelle… condition ; s’il n’était pas voué à être consumé par ce spectre jusqu’au bout.
De simples morceaux qui ne lui appartenaient pas et se plaisaient à le revêtir d’une apparence monstrueuse, qu’est-ce qui empêchait la chose qui l’avait tourmenté de l’absorber un peu plus encore, jour après jour, jusqu’à parasiter même son âme et faire de lui un de ses serviteurs de l’ombre ?

Depuis le temps, maintenant, il n’y croyait plus tellement.

Était-il vraiment à l’abri pour autant de l’aggravation de son cas ?

Dans un relent de frustration et d’indignation, son noir camarade lui aboya une nouvelle phrase dont il ne comprit pas tous les mots – pour changer – mais qui avait le mérite de trancher dans une direction plus que dans l’autre.
Il avait décidé qu’il le reconnaissait et la possibilité qu’ils se mettent à échanger des coups de crocs s’évanouit un peu plus.
Aussi décida-t-il de prendre la pente descendante de la hauteur qui les séparait encore pour venir se placer à un niveau qui leur était plus familier.
Là où sans doute il paraîtrait moins surnaturel et simplement difforme.

— Un spectre m’a ramené dans le Monde Rouge. Et il m’a fait ça.

Et il n’avait rien demandé à personne, comme d’habitude quand il s’agissait de faire la rencontre des créatures paranormales de ces terres.
Non, c’était même pire : il avait été enlevé dans son sommeil, cette fois, sans bouger de sa tanière ou empiéter sur la terre de quiconque.
Il ne put empêcher une vague d’agacement de revenir le mordre aux entrailles et sa queue – ou ses queues, il n’avait plus bien conscience de son corps – s’agita furieusement.

— Je sais pas comment redevenir comme avant.

Ni même si c’est possible.

Mètre après mètre, inexorablement, Justice avala la distance qui les séparait, tandis que Joaquín, lui, demeurait sans bouger. Observant on comparse désormais difforme qui se rapprochait lentement, luttant contre l'envie primaire de prendre ses jambes à son cou, sans jamais regarder en arrière. Comme plongé dans un étrange mashup, où l'on aurait décidé de prendre la scène finale de Pride & Prejudice et de coller un monstre de Frankenstein, tout brodé de bouts de cadavres, à la place du ténébreux Mr. Darcy.
Super.

Au moins les cordes vocales de l'autre solitaire ne lui avaient-elles pas été volées comme le reste de son apparence et si sa voix paraissait distordue, elle demeurait compréhensible. Un spectre. Les traits de Joaquín se durcirent. Le Monde Rouge. Ses sourcils se froncèrent et tout son corps se raidit.
Pas la moindre idée de comment revenir à la normale.
Il laissa s'égrener quelques longues secondes, déglutissant pensivement, préférant pour une fois prendre le temps d'avaler sagement les informations et de les assimiler avant de réagir à chaud. Même si en l'occurrence, la sensation que lui évoquaient les propos de la chimère suscitaient chez lui une sensation de profond froid intérieur, et il ne put s'empêcher de regarder nerveusement autour de lui. Comme si le spectre avait suivi son ami, comme s'il attendait une opportunité de se manifester de nouveau à eux. Car en cet instant précis, l'occasion était parfaite : ils étaient là, tous les deux, dans un endroit isolé, sans âme qui vive aux alentours, si l'on excluait leurs deux compagnons volatiles qui continuaient d'enchaîner les vrilles et les piqués au-dessus d'eux.
Joaquín réalisait qu'ils se trouvaient présentement dans la typique situation qui ne pouvait que dégénérer. Il était même surpris qu'aucun monstre n'ait décidé de s'arracher des ténèbres du gouffre, en contrebas, pour venir leur mettre la main dessus. Les quelques taillis environnants auraient recelé une armée de chupacabras qu'il n'aurait même pas été surpris.
Si ça se limitait à des créatures vaguement fantastiques, il n'y avait pour lui pas de problème. Il avait fait le deuil de ce qui avait été jadis sa définition de la normalité depuis bien longtemps à présent.
Mais l'idée qu'il puisse se retrouver de nouveau confronté au Monde Rouge ou à quoi que ce soit qui eut pu lui rappeler le souvenir de ses abominations à long cou qui s'en étaient échappées lui filait une frousse d'enfer. Et s'il rôdait dans les parages quelqu'un ou quelque chose qui avait la capacité d'y envoyer de pauvres bougres comme eux à loisir, potentiellement juste pour le fun...

Il secoua vivement la tête, chassant rapidement ces pensées bien trop dérangeantes à son goût et préférant se rabattre sur le déni, bien plus rassurant dans sa promesse d'une existence à jamais débarrassée de l'Upside Down. Il acceptait le lien qui les unissait tous deux et les rendait aptes à se retrouver en dépit de toutes les circonstances. Ca, il tolérait. Vague rappel du Monde Rouge dans sa vie. D'accord.
Spectre mesquin qui menaçait de les y renvoyer à tout moment, ça, c'était mort, il n'acceptait tout simplement pas.

— Tu es comme ça depuis quand ?

Lui qui pensait être affublé d'une malchance prodigieuse réalisait qu'il n'était peut-être pas le plus mal loti des deux.
Les caprices d'un destin qui l'avait pris en grippe lui avaient depuis bien longtemps volé sa capacité à gagner le moindre combat — ce qui était quand même le comble, pour un solitaire jadis enorgueilli de sa capacité à triompher de tout adversaire.
Son amour-propre était définitivement piétiné et sa confiance en ses capacités n'était quasi-plus, rongée par le doute après un trop grand nombre d'échecs, et une incapacité à s'en relever.
Mais il pouvait au moins aller se coucher le soir en sachant exactement où il se réveillerait le lendemain. Il avait un minimum de contrôle sur son environnement. Plus de contrôle sur la situation lorsqu'elle dégénérait : il savait désormais qu'il aurait beau se jeter à corps perdu dans la bataille, il y aurait toujours une pierre pour rouler sous ses pattes, une souche pour lui tomber dessus au pire des moments, lorsque ce n'était tout simplement pas un ennemi plus jeune et plus fort, pour venir l'envoyer au tapis.
Il pouvait au moins esquiver le danger. Eviter le conflit. Même si ça le dégoûtait.
Même si ça le faisait se sentir comme le pire des lâches.
Justice, lui, ne contrôlait même plus son corps. Et ne pouvait peut-être même plus chercher le contact bienveillant d'autrui. Qui n'aurait pas attaqué à vue ou fui, en voyant une telle créature s'avancer vers lui ?
La solitude lorsqu'elle était choisie n'était pas un problème. Certains ne vivaient que par elle, et il soupçonnait que Justice soit de ceux qui pouvaient s'abstenir de côtoyer leurs semblables pendant plusieurs lunes d'affilée sans ne jamais broncher. Mais lorsqu'elle était imposée, en revanche...
Tous deux étaient tombés si bas.

Le peu de mots qu'il livra eut l'air de faire son effet chez le mâle noir.
Soit qu'il accusait encore le coup de la révélation qu'il venait de lui faire et digérait l'information, soit que ce soit les traces laissées par la montée d'angoisse qu'il avait du provoquer, soit... Beaucoup de choses encore. Si tous deux avaient déjà du abandonner en grande partie la notion de normalité à force de vivre ici, cette situation en particulier montait tout de même haut dans le classement des circonstances irrégulières et hasardeuses qu'ils avaient eu à vivre.
Joaquin avait donc un certain nombre de bonnes raisons pour se sentir incrédule, bousculé, effaré ou que savait-il encore.

Lui avait l'impression de ressentir de moins en moins d'émotions et de refermer la porte vers les quelques sensations positives qu'il avait pu effleurer, trop lointaines maintenant pour qu'il s'en souvienne distinctement.

Justice redressa les oreilles à la question.

— Des mois.

Réponse vague et succincte, certes, mais réponse sincère.
Les référentiels de temps qu'il avait s'étiraient sur des estimations grossières, isolé dans les montagnes. Aube et crépuscule rythmaient sans faillir le passage des journées, mais après ? Seule la lente transition des saisons avait pu lui donner une maigre idée du temps qui s'était écoulé depuis.
Et puis, avait-il vraiment envie de savoir ? Voulait-il connaître avec certitude le temps qui s'était échappé d'entre ses doigts en restant seul au milieu des sommets ?
A vrai dire, il y avait peu de chances que cette information l'amène plus bas que là où il n'était déjà. Mais on ne savait jamais - alors à quoi bon prendre le risque.
Le silence s'installa un moment. Justice releva les yeux vers les cieux pour suivre les voltiges fluides des deux créatures ailées qui semblaient décidément bien s'amuser. Sans un seul soucis à l'horizon de leur petite vie sans lien terrestre.
Y avait-il même de la place dans leur tête étroite pour y faire entrer les considérations et les ruminations qui envahissait les leurs ?

Justice aurait bien aimé être un oiseau, si cela voulait dire avoir l'esprit vide.

Et à cette pensée s'éveilla une autre qu'il repoussa lentement, sans qu'il ne comprenne ce qui la ramena subitement à la surface.

— Le spectre... Il a dit que j'étais mort.

Et revenu à la vie.
Le loup serra les mâchoires. Il réalisait au moment même où il prononçait ces mots que le sujet le mettait profondément mal à l'aise, que surfaçait déjà le même mal de crâne qui l'avait vrillé lors de son bref retour dans le Monde Rouge et la confrontation avec la Chose.
Il avait alors mis cette réaction violente sur le compte de la situation en elle-même pour tout ce qu'elle avait de profondément désagréable et anormal.

Mais ça revenait.
Ça l'assaillait et ça le démangeait.

Il avait repoussé ce diable au fond d'une boîte obscure dont il venait maintenant de soulever le couvercle par inadvertance.

Que Justice soit affublé de cette absurde apparence depuis des mois justifiait ainsi ce qui avait tout ce temps paru à Joaquín comme une éternelle fuite. Toutes ses tentatives de retrouver l'autre solitaire ne débouchant que sur des presque, des quasiment, qui se muaient inexorablement en mais finalement non. Ce lien entre eux qui se resserrait à la mesure de ses pas, lorsqu'il était sûr qu'il se rapprochait, crapahutant comme un connard dans les montagnes alors qu'il détestait franchement ça, pour voir sa conviction disparaître lorsque d'un coup cet élastique mystique qui les liait l'un à l'autre se détendait tout à coup. Le souvenir de Justice se résumant à ça : un souvenir. Sa présence s'évadant une fois de plus comme de la fumée vous glisserait entre les doigts.
Joaquín s'était échiné longtemps, courageusement, guère prêt à tirer un trait sur ce qui était au final son seul et unique véritable lien tangible dans ce pays. Puis il s'était épuisé. Avait capitulé et s'était résigné à rester seul, puisque cela semblait être son destin.
Jusqu'à maintenant.

Ce n'était pas franchement la meilleure des situations, puisque son camarade lui filait désormais une frousse d'enfer — ce qui n'était déjà de base pas très agréable, mais pour un gars comme lui biberonné au machisme et au culte d'une virilité excessive, reconnaître être terrorisé à la simple vue de quelque chose, ça piquait aussi salement la fierté personnelle.

Joaquín rassemblait lentement ses idées en quête de quelque chose de pertinent à dire lorsque Justice prit de nouveau la parole.

— Le spectre... il a dit que j'étais mort.

La surprise qui traversa son visage se mua bien rapidement en une profonde perplexité, qui laissa à son tour la place à une forme de colère. Colère face à l'absurdité de cette déclaration, alors que son ami était bel et bien en face de lui, en chair, en os et en appendices supplémentaires, à respirer le même air, à parler d'une voix distordue qui demeurait tout de même vaguement familière. Ca n'avait pas le moindre sens. Rien dans ce monde n'avait le moindre sens.
Mort et quoi ? Ressuscité ? Comme Jésus ? Nom de Dieu de merde.

— Tu n'as pas l'air mort pour moi. Tu as juste une sale gueule.

Mais face à lui, Justice, ou cette chose qui se disait, et était, Justice, paraissait... perturbé. Peut-être. Dans son allure un peu raidie, peut-être. Ou ce n'était encore qu'une illusion causée par ces... choses, qui se superposaient à ce qui aurait dû être son corps, il ne savait pas trop quoi, il ne voulait pas savoir.
Justice n'avait jamais été très bavard. S'il mentionnait ça, il y avait forcément une raison.
S'ils commençaient tous deux à se poser des questions métaphysiques, auxquelles, au vu de leurs propres capacités mentales, ils étaient strictement incapables de répondre, on n'allait pas aller bien loin. Joaquín ne se faisait pas d'illusions : tous deux étaient des êtres profondément pratiques. Bien plus dans l'action que dans la quête d'un sens profond aux choses. Il leur fallait demeurer factuels.
Aussi parce qu'il se sentait bien incapable de venir en aide à son comparse s'il en venait à s'égarer sur des chemins mystiques.

— Même si ce qu'il a dit est vrai, ça n'a pas d'importance car maintenant tu es là. C'est du passé. Il fronça les sourcils, réfléchissant à la manière dont il pouvait bien agencer la suite. A quoi bon faire des détours ? Autant se concentrer sur le concret. Je veux aller dans la Brèche. Trouver Sigi. Une nouvelle pause, puis, enfin : Tu peux venir si tu veux. Elle pourra peut-être t'aider. Elle contrôle les corps, enfin, apparemment.

Ce voyage qu'il planifiait depuis des semaines, il avait supposé le faire seul. Mais avoir à ses côtés un compagnon, bête ou loup, peu importait, l'aurait sans doute rendu sympathique. Et puis, d'un coup, ça lui conférait un véritable but. Cette simple errance en territoire plus qu'hostile gagnait tout à coup un sens. Aider Justice.
Peut-être que ça l'aiderait lui aussi, du coup.
Parce que le sens, le but à atteindre, c'était ça qui lui faisait cruellement défaut.

Son camarade eut une réaction qu'il ne sut classer comme rassurante ou bien déprimante.
En fait, Justice ne savait pas à quoi il s'attendait en particulier en lui confiant ce problème supplémentaire - du moins, ce qui lui apparaissait à lui comme un problème. Peut-être qu'il cherchait exactement cela : un museau froncé sur un air incrédule et une réplique frôlant le déni en même temps qu'elle était brutalement honnête et terre à terre. Du terre à terre pour lui rappeler l'absurdité de ce fait, pour l'aider à lâcher prise et à se débarrasser de ce tourment psychique d'un geste désabusé de la tête et d'un rire rauque.
Mais peut-être aussi qu'il cherchait du soutien, une confirmation, quoi que ce soit qui ait pu l'aider à démêler ceci. A comprendre pourquoi cette simple phrase qu'il aurait pu mettre sur le compte du désir de ce spectre à le rendre simplement fou pour entrer dans son jeu lui pesait pourtant comme une grosse brique au fond de l'estomac.

Le loup noir soupira.
Il y avait au fond l'espoir d'avoir, pour une fois dans sa vie, une réponse ferme et définitive sur quelque chose qui le concernait.
Ses yeux qui avaient à force dérivé sur le sol rocailleux remontèrent vers Joaquin quand il reprit la parole. D'abord pour réaffirmer le désintérêt qu'il portait dans la véritable réponse à ce qu'avait dit le spectre - il ne pouvait pas lui en vouloir, ensuite pour embrayer sur quelque chose de tout différent.
Ses oreilles se redressèrent et tout son corps se raidit alors qu'il se fit plus attentif à ses paroles. Il ne sut d'abord qu'en penser, de cette idée un peu saugrenue que lui n'aurait pas eu. Parce qu'aucun de ses voyages en direction du véritable Nord, celui qui s'étendait plus loin que les terres Nakhus et se transformait en paysage de glace, ne lui avait été physiquement agréable. Il n'était tout simplement pas fait pour fonctionner correctement dans pareil climat.
Pourtant... Pourtant il éveilla quelque chose, au fond de ses entrailles, qui parvint à se trouver une minuscule place, quelque part entre le Lien boussole roulé comme un serpent et la brique qui l'alourdissait tout entier.

C'était un tout petit quelque chose, mais c'était là.
Et ça réveillait quelque chose de plus agréable que tout ce qu'il avait pu ressentir ces derniers longs mois durant lesquels il se sentit bel et bien plus mort que vivant.

Son port de tête se releva légèrement et il sentit un certain tonus parcourir ses muscles.

— D'accord. Je viens.

Il y a quand même quelque chose qui lui revient de plein fouet, une évidence qu'il oublia presque dans ce bref moment de regain qui le fit oublier sa malédiction.

— ... Mais c'est dangereux. Si elle a peur elle aussi et qu'elle ne me reconnaît pas...

Justice ne termina pas sa phrase, il n'en avait pas besoin.
Cela faisait bien longtemps que la violence n'était ni quelque chose qu'il effrayait, ni un tabou qui se taisait et il était à peu près sûr qu'il en allait de même pour Joaquin. Mais cette fois serait différente.
Et l'idée d'être peut-être rejeté par la dernière frange de population qu'ils s'apprêtaient à revoir, par cette louve primitive dans lequel il se retrouva bien plus que chez la plupart des Petits, faisant plus mal que la potentielle douleur des corps qui s'entrechoquent.
Un temps passa, puis il reprit la parole.

— Quand part-on ?

Il lui faudrait d'abord retourner à ses montagnes.

C'était avec une attention minutieuse que Joaquín scrutait Justice, tentant de déceler un peu d'émotion sous ces traits grotesques et si peu familiers — tâche qui était de base déjà difficile dans la mesure où Justice n'avait jamais été un gars très expressif, mais qui prenait désormais des airs de problème mathématique particulièrement ardu. Dans ses entrailles, un noeud s'était peu à peu formé, tandis qu'il attendait une réponse.
Et s'il refusait ? S'il ne souhaitait pas venir avec lui ?
S'il préférait rester ici ?
Si ce trajet, finalement, il le faisait seul, comme il l'avait initialement supposé ?
Une perspective qui était loin de le laisser aussi indifférent qu'il l'aurait souhaité. Car si l'idée de vivre ce périple accompagné ne s'était furtivement imposée à lui que quelques instants plus tôt, force était de constater qu'elle avait suscité chez lui un espoir vif et soudain. Qui n'avait en fin de compte rien de surprenant, quand on prenait en compte cette dimension sociale de l'existence qui lui faisait tant défaut depuis qu'il était arrivé ici.

C'est ainsi que la queue de Joaquín se mit à battre discrètement de droite à gauche l'espace de quelques secondes lorsqu'après un temps qui lui parut interminable, l'autre solitaire lui annonça qu'il acceptait de se joindre à lui. Un franc sourire — qui laissait très clairement deviner son soulagement – étira les babines de Joaquín, qui hocha rapidement la tête. Et balaya d'un haussement d'épaules les doutes de Justice :

— Ca ne sert à rien de penser à ça maintenant. Peut-être qu'elle ne verra rien. Je serai là aussi pour lui expliquer.

Et il fut surprit de constater qu'il parlait avec une conviction qui n'était pas feinte : dans son enthousiasme, il n'y avait pas de doute, à présent que Justice était à ses côtés, ils pourraient venir à bout de n'importe quel obstacle. Qu'importe si son ami était affublé d'une étrange malédiction. Qu'importe si tous deux se faisaient vieux.
Ca irait.

— Il me faut un ou deux jours pour régler affaires et après je peux partir. Ca dépend de toi.

Il hésita une poignée de secondes, avant d'ajouter :

— Je comptais partir bientôt. Je suis content de t'avoir revu avant.

Parce qu'il n'avait jamais été sûr de survivre à ce voyage, et qu'il n'appréciait guère l'idée de laisser derrière lui ce seul être proche sans même un au revoir ni une explication sur son devenir. Et parce que tout à coup, son expédition avait pris une toute autre tournure.
Pour le meilleur.