Le repère [LIBRE]

Ca n'avançait pas beaucoup.
Et ça l'emmerdait bien.

C'était dans ces moments-là que Joaquín réalisait qu'il était bien plus taillé pour la bataille que pour... à peu près tout ce qui n'était pas la bataille. C'était aussi dans ces moments-là qu'il réalisait qu'entre une vague forme de théorie et une application pratique, effective et efficace, il y avait un écart à peu près aussi grand que le gouffre béant qui cisaillait la Passe Ventue en deux. Peut-être même plus.
Il n'était clairement pas doué de ses pattes, qui semblaient bien plus aptes à détruire qu'à créer quoi que ce soit. Il se sentait con. Vieux. Pire que tous, las. Un sentiment qui l'habitait et le plongeait dans une certaine apathie depuis bien longtemps, et ne semblait pas vouloir partir, même lorsqu'il se décidait à faire quelque chose.
Du coup, la distillerie, ça n'avançait pas beaucoup.
Et voilà qu'aujourd'hui encore, il était là, à réfléchir à la marche à suivre, à comment faire fonctionner son plan.
Mais au lieu de ça, ses pensées le ramenaient inévitablement vers le Nord.

Le Nord et ses promesses d'inconnu, de danger et d'aventure. Probablement trop pour un mâle qui se faisait lentement mais sûrement vieillissant comme lui, mais peut-être était-ce là aussi ce qui l'attirait tant. La promesse d'une autodestruction au bout du chemin, peut-être. Oublier tout, s'oublier soi-même, ne plus vivre que dans l'instant. Et y disparaître pour toujours, peut-être.
Etre oublié, définitivement.

Les dents de Joaquín se serrèrent, et il papillonna rapidement des yeux, forçant son esprit à se recentrer sur le présent, sur ce gouffre à ses pattes, sur ce qu'il avait à y faire. Quelque chose de concret, face à lui, quelque chose avec quoi il pouvait interagir, et non pas quelque fantaisie personnelle, l'appel de l'inconnu par-delà le grand mur de glace.
Il prit une grande inspiration. Et ne s'attela pas du tout à la tâche, puisque l'inspiration en question lui amena une odeur inconnue. Qui, pour une raison qui lui échappait, peut-être juste sa méfiance habituelle vis-à-vis des inconnus, le fit se crisper tout entier, et le mit sur ses pattes en un instant, marchant droit dans la direction d'où elle provenait.
Il n'eut pas à chercher bien longtemps, car une très jeune louve à l'accoutrement absolument ridicule et à l'hygiène plus que douteuse ne tarda pas à montrer le bout de son nez. Il la jaugea rapidement, ses yeux allant rapidement des pattes de la femelle au bout de ses oreilles, qui était recouverte sous une bonne couche de crasse. Et de... sapin.

— Tu cherches quelque chose ? demanda-t-il avec suspicion.

Joaquín n'était pas le mec le plus brillant de la terre, mais il n'était pas demeuré non plus. Et les nombreuses années d'expérience qu'il se coltinait derrière lui compensaient son manque d'imagination par un grand sens pratique.
A première vue, plusieurs hypothèses quant à l'état de cette jeune inconnue s'établissaient dans son esprit.
Premièrement, c'était une espèce de cinglée pouilleuse tout droit débarquée d'il ne savait trop où. Ou juste une petite crasseuse. Quelqu'un qui avait eu la malchance de naître dans un contexte familial pas terrible. Du genre Resident Evil 7.
Deuxièmement, c'était peut-être un zombie, ou une créature des marais, ou quelque connerie tout droit débarquée du cul des Enfers comme c'était souvent le cas dans ce pays de malheur. Il avait déjà rencontré une Direwolf et cette dernière était elle-même couverte d'une grosse odeur de charogne. Mais cette gamine était trop petite pour venir de la Brèche.
Troisièmement, enfin, et plus probable, c'était quelqu'un qui cherchait à camoufler son odeur. Comme Sigi la Direwolf, justement, enfin le supposait-il. Et il ne voyait pas trop de raison de chercher à cacher son odeur ici, sauf si on risquait de ne pas être accueilli à bras ouverts. Par des solitaires. Du genre, si on était, supposait-il là encore, de la meute Etelkru. Ou pourquoi pas Raeder. Mais qu'auraient-ils fait aussi loin de l'eau ?

Désormais campé haut sur ses pattes à même pas trois mètres d'elle, il attendit qu'elle parle, sans cesser de la dévisager.

La gamine semblait à cran.
Les mâchoires de Joaquín se crispèrent un peu plus, ses yeux jaunes la dévisageant attentivement tandis qu'elle débitait une sombre histoire de sanglier. Il huma l'air distraitement, sans parvenir à déceler la moindre odeur de ces derniers dans les parages, ni sur elle. Juste cette foutue odeur de sapin.
Il déglutit lentement. Son impassibilité n'était bien qu'apparente.

Car si tous ses instincts lui hurlaient de faire preuve d'une grande précaution face au débarquement de cette petite inconnue à l'apparence aussi rocambolesque que l'histoire qu'elle lui racontait, demeurait le fait qu'il s'agissait d'une femelle, visiblement en difficulté. Jeune, qui plus est. Et s'il était clairement bien moins pliable face à ces dernières qu'il n'avait pu l'être bien des années plus tôt, il demeurait quelque part en lui une forme de faiblesse, que certains auraient pu considérer vaguement chevaleresque lorsque d'autres l'auraient plus volontiers dénoncée comme une pensée issue d'un système patriarcal archaïque. Un soft spot dont il ne pouvait se défaire.
Et il n'était même pas sûr d'en avoir franchement envie, puisqu'il était sans doute la seule chose qui, d'une certaine manière, le liait vaguement à ces soeurs qu'il avait laissées derrière lui en quittant son pays.

La louve fit alors mention d'une amie qui lui aurait parlé du Refuge. Cloud.
Et parce que la petite végétarienne ne lui avait jamais donné son nom lorsqu'il l'avait croisée par le passé, ce nom ne lui dit, bien évidemment, rien du tout. Ses sourcils se froncèrent légèrement, durcissant son expression. Joaquín n'était pas le mec le plus intégré, loin de là. Il ne pouvait bien reconnaître la plupart des gens du coin qu'à leur apparence ou à leur odeur : il ne leur avait pour la plupart jamais adressé la parole. Mais il avait au moins la décence d'en être conscient et de s'y adapter.

— A quoi elle ressemble, cette Cloud ?