Pas de lézard ✡ Anita

Savoir voler n'empêchait pas de tomber du ciel.
C'était ce qui lui était venu en premier quand elle avait appris les mésaventures de son ami - ou en tout cas quelque chose dans l'esprit, si pas exactement formulé de la même manière. Elle s'était ensuite dit qu'il serait tout naturel de lui rendre visite dès qu'elle y pensait - parce que les amis le faisaient, parce qu'elle en avait de toute manière envie. Puis surtout, se dit-elle, elle ferait en sorte de lui apporter un peu de quoi tuer l'ennui.
Le son de ses pas légers résonna dans les boyaux du Castel alors qu'elle se faufila dans le dédale de roche brute jusqu'à tomber sur la grotte qui abritait le panseur devenu patient.

—   Hey !

Elle sourit et balança la queue de gauche à droite en quelques mouvements allègres, tentant de communiquer un peu de bonne humeur face au visage qui était encore plus maussade que d'habitude - si c'était possible.
La louve s'allongea devant lui et étala des feuilles tâchées et abîmées couvertes de tracés.

—   J'ai fait ça ce matin, je me disais que ça devait te manquer un peu.

Alors elle avait ressorti le carnet et les bâtonnets de charbon, et s'était appliquée à reproduire avec une fidélité toute relative divers habitants de la Moere.
Ici, une grenouille rectangulaire. Là, un phasme aux pattes inégales.
Partout, des créatures un peu difformes - mais qui avaient au moins le mérite d'exister, sur une feuille tant salie par les éléments et le manque de soin d'Anita qui les laissa tomber par-terre plus d'une fois que leur environnement naturel était lui aussi répliqué.

La louve le laissa observer avec une forme d'impatience enfantine, curieuse de recueillir ses réactions - avait-il lui aussi dessiné dernièrement ? Saurait-il reconnaître quelques unes des espèces les plus délicates à reproduire ?
La phrase qu'elle finit par avoir en guise de réponse fronça ses traits sur une expression perplexe.

— Ben non, pourqu- ah.

Au milieu de sa confusion, baisser les yeux sur ses feuilles plutôt que de les garder sur le visage de Dez lui suffit pour comprendre. Ses dessins étaient vraiment moches.
Anita resta silencieuse quelques secondes, le museau plissé sur une moue équivoque, les yeux braqués sur les traits brouillons.
Puis éclata de rire.
D'aucuns se seraient vexés de voir leurs créations qualifiées de monstres, mais la louve en fut véritablement amusée et roula sur le dos, une patte étendue vers le ciel de pierre et un large sourire barrant toujours ses babines.

— Mais non, c'est les bestioles que j'ai vu dans la Moere en m'y promenant ! Je manque de pratique, je te l'accorde.

Elle avait conscience que c'était moche, peut-être pas raté au point de passer pour des monstres. Quel genre d'amie serait-elle pour lui apporter de tels dessins pendant sa convalescence ?
Après quelques secondes passées le ventre à l'air, la louve se rallongea dans le bon sens, tête sur ses antérieurs étirés.

—  Tu peux faire mieux, toi ?

Parfois elle avait vu des croquis et des schémas dans les livres de panseurs. Il en créait peut-être aussi.

Sa queue s'agita de plus amples mouvements quand il reconnut enfin l'un des dessins et elle hocha la tête, enthousiaste. Sa réponse lui étira un nouveau sourire, et voilà que d'une patte qui n'était pas celle maîtresse, Dez s'apprêta à vérifier ses dires comme pour s'assurer de ne pas mentir.
Attentive, elle l'observa tracer un trait maladroit, fronça les sourcils comme pour mieux voir le dessin prendre vie. Ou pas.

—  Ah oui.

Anita pencha la tête d'un côté, puis de l'autre. Au moins on reconnaissait l'idée d'un... serpent, quelque part, oui. Lui vint cependant une idée pour peut-être améliorer les choses.

— Et si tu le prends dans ta bouche le bout ? C'est peut-être plus simple.

Et comme elle non plus ne se satisfaisait pas de suppositions quand la réponse était à portée, elle attrapa entre ses lèvres un morceau et commença à tracer sur une feuille, usant de la motricité plus précise offerte par la nuque. C'était... Peut-être un peu plus simple que de dessiner avec une patte pas entraînée.
Les traits qu'elle avait débuté sans vraiment penser à la suite finirent par prendre la direction d'une image mentale parmi d'autres, et elle tenta de représenter sa sœur. Grande, massive, ailée, géométrique.

La louve se concentra quelques minutes sur son dessin, nota du coin de l’œil que Dez s'était essayé à sa suggestion et recommençait à tracer quelque chose. Elle s'appliqua d'abord à finaliser un détail - quelques coups de charbon le long du corps massif de sa sœur pour en signifier les cicatrices - puis lança un regard vers l’œuvre de Dez au moment où lui aussi s'intéressait à la sienne.
Il fut le premier à parler et ses yeux violets pétillèrent. Si elle se fichait bien de rater ses dessins au point qu'on puisse les confondre avec des monstres, ça ne l'empêchait pas de ressentir un élan de plaisir quant à l'inverse c'était suffisamment réussi pour être reconnu.

—  Tout juste !

Puis elle étira l'encolure pour regarder sa feuille, et y voir une figure similaire - mais bien plus fine. Elle hésita une seconde, puis se lança.

—  C'est moi ? Cool ! Attends, j'essaye de te faire aussi.

Et elle replongea sur la feuille, concentrée, morceau de charbon toujours en bouche. Peut-être était-ce par l'habitude du goût douteux de nombre de choses qu'elle eut un jour loisir de prendre en gueule à la Moere, mais le bâtonnet ne la faisait pas broncher.

Elle s'attela à sa nouvelle tâche sans attendre, créant de nouvelles lignes de charbon sur la feuille.
Pour le corps elle ne sut pas vraiment quelle forme particulière lui donner : Dez avait le poil majoritairement ras et un corps svelte et musclé, une queue féline - cela elle s'empressa de l'ajouter, en un long filin tremblotant qui s'apparenta à un lombric - et aussi des poils d'encolure qui remontaient sur ses joues.
Ceux-là aussi elle les annota, en larges touffes dessinées en pointe qui auréolèrent son visage abstrait et triangulaire. On aurait presque dit un soleil - ou un lion.
Sur sa tête trônèrent quatre triangles - deux plus grands pour le contour de chaque oreille, et à l'intérieur de chacune un nouveau triangle plus petit et emboîté pour signifier le vide.
Elle ajouta la touche finale d'un trait entrecoupé autour du cou du loup - Serpent et sa coloration en rayures, fidèlement accroché à son maître.

Anita prit du recul pour observer sa réalisation, pas peu fière de sa vitesse d'exécution qui montait en flèche.

De son côté Dez avait ajouté son frère et Anita en observa la représentation avec un large sourire.

Qui d'autre, oui ?

La louve réfléchit d'un son à voix haute.

—  On peut faire Anette ! Et après Pepper et Sheina, si on a de la place.

Nos mères.
D'autres noms lui viennent en tête mais elle voyait bien elle aussi que sans doute leur matériel ne saurait accueillir toute leur famille.
Anita se dit qu'elle aimerait bien y voir PiClou - mais la feuille s'était déjà remplie de sa famille à elle, quand Dez n'avait encore personne.


— Après tes oncles, si tu veux.

Elle s'attarda un instant sur son visage pour lui sourire, avant de s'atteler au dessin de sa mère sans bien savoir comment ils s'y prendraient pour le faire à deux.
Quelqu'un la tête, l'autre le corps ?

En attendant, elle commença par une énième queue de chat.

A chacune de ses propositions elle hocha distraitement la tête, plus impatiente de mettre en forme les idées que de réfléchir précisément à comment au mieux les appliquer. Elle faisait confiance à l'inspiration artistique.
Emportée par son élan, d'ailleurs, Anita construisit peu à peu la stature d'Anette sans se soucier de superviser la progression de Dez qu'elle pensait en train de créer l'avant du corps quand en réalité se bâtissait la silhouette bien plus fine de son autre mère.
Elle ne se rendit compte de la méprise que lorsque les traits se mélangèrent sans grande cohérence, la tête de Sheina tombant à peu près là où aurait du se trouver celle d'Anette, et elle leva vivement une patte à sa bouche pour empêcher un rire d'en sortir.

Une pause de quelques secondes lui permit d'observer l'ensemble de ce qu'elle pensa être un catastrophique mais hilarant duo avant de finalement sentir une chaleur se diffuser dans son torse, envahissant doucement tout son corps.
Assemblées ainsi, presque fusionnées, ses mères étaient fidèles au lien puissant qui les avait unies.
Elle souhaiterait un jour vivre la même relation, sans vraiment savoir à quoi cela correspondait. Son regard se voila quelques secondes avant qu'elle ne se reprenne et attrape le morceau de charbon entre ses dents à nouveau.

De quelques traits elle arrangea la coiffure de Sheina, rallongea un peu ses griffes.

Une fois l'union d'Anette et Sheina scellé sur ce bout de feuille, ne restaient que les membres de la famille de Dez à faire rentrer. Tante Pep' et Dough.

Elle hésita sur la marche à suivre. Elle connaissait bien peu Dough en comparaison à Pepper et risquait de dessiner n'importe quoi, l'Alpha bleue aurait donc été une meilleure solution : mais elle savait le lien complexe et fort qui la liait à son ami, elle ne voulait lui voler sa représentation.
Tapotant le bout de son bâtonnet sur la feuille - sans réaliser qu'elle laissait dans son sillage quelques points à des endroits qui n'en nécessitaient aucun - d'un air pensif, elle se décida pour un compromis.

—  Je vais faire un peu de décor pendant que tu finis les personnages, un peu de ciel et des rochers.

Comme les alentours du Castel.
... Et il y aurait aussi un morceau de la Moere, même si la réalité n'aurait pas permis de la voir à cet angle - l'art était là pour tordre les règles et la perspective ne s'offusquerait pas de n'être pas respectée.

Le charbon était sur le point de s'abattre sur la feuille quand elle suspendit son geste, attentive à sa remarque.
Ah, oui. Il n'avait pas tort. Elle ne voulait sans doute pas dessiner d'orage sur ce portrait général. La louve se perdit quelques instants en réflexion avant de trouver une solution qui lui paraissait acceptable.

—  Mhh, je peux juste faire quelques traces pour des nuages et les atténuer avec ma patte, ça fera gris au lieu de noir.

Et elle s'y attela et appuya bien plus légèrement sur le charbon pour suggérer quelques filins aériens, avant de diffuser d'un geste appliqué la matière pour l'éclaircir et la rendre moins opaque.
De son côté Dez avait conclu aussi ses dessins et elle prit un peu de recul, quittant sa posture allongée pour s'asseoir et contempler leur création. Elle acquiesça et haussa les épaules un peu en même temps.
D'un rapide regard vers le visage de son ami elle essaya de déceler une émotion plus présente qu'une autre - une envie, une convoitise, quelque chose qui lui signifierait si ça lui ferait plaisir de ramener le dessin dans sa tanière.

Elle n'en trouva pas.

— On peut le mettre dans ma grotte au Castel, là où on dormait en famille quand MamAnette était encore Alpha. Tu pourras toujours venir voir de temps en temps si tu veux.

Anita y dormait souvent, même par tranches de quelques heures, et la tanière n'avait jamais été très reculée des autres ou particulièrement dure à trouver.
Devoir d'Alpha obligeait, pour sa mère comme pour elle.

Le D'accord habituel scella le destin de la feuille dessinée et elle posa patte dessus pour le ramener vers elle, en faisant cette fois-ci attention à ne pas détruire les traits d'un coussinet maladroit.
Anita ne put que sourire, amusée, de la façon dont il reprit la locution de temps en temps mot pour mot, comme si ce facteur de temps qu'elle énonça sans vraiment y faire attention - il pouvait tout à fait devenir tous les jours, souvent ou presque jamais sans qu'elle ne s'en formalise - était une fréquence à respecter scrupuleusement comme pouvait l'être le dosage de quelconque concoction que créaient les panseurs.
De cela aussi elle avait l'habitude mais ça ne manquait jamais de la surprendre quand elle s'en rendait compte.

Alors qu'elle s'apprêtait à le laisser se reposer elle s'arrêta, une interrogation venant de naître sur sa langue.

— Tu ne t'ennuies pas trop toute la journée ?

Lui qui avait un quotidien si bien ordonné en petites tranches.

Un sourire compatissant et asymétrique barra son visage à la réponse qui ne tarda à tomber. Anita ne pouvait que comprendre son désarroi pour avoir elle-même été immobilisée par deux fois. Mais pas aussi longtemps que le repos dont lui avait besoin pour réparer non pas une, mais deux pattes fracturées : et surtout, lui devait le vivre encore plus mal. La Prêtresse n'accordait que peu d'importance à la routine à l'exception de quelques éléments et des frustrations engendrées par certains projets qui ne pouvaient aboutir par exemple. Mais Dez devait être complètement déboussolé et malheureux.
L'une de ses oreilles tomba brièvement avant de se redresser et elle inclina la tête.

—  Alors je passerai dès que j'ai un moment, je t'apporterai des livres si tu veux, ou on pourra faire d'autres dessins, ou parler de serpents et d'autres... Trucs.

Elle haussa les épaules et força un sourire un peu plus grand, comme si elle avait eu le pouvoir de lui transmettre un peu de légèreté par ce simple fait tout en sachant pertinemment que ce n'était pas le cas.
Où pourrait-elle bien trouver de nouveaux livres qu'il n'avait pas encore lu sans pouvoir aller à la bibliothèque, elle n'en avait pas la moindre idée - mais en fouillant des recoins oubliés, peut-être..

— A bientôt alors !

Et dans un volteface aérien et une courbe décrite par sa longue queue, Anita prit congé de son ami.