Au pas des rennes - ft. Anita

Qu’il était bon de voler à nouveau.
L’air froid glissait le long de sa peau, emplissait ses narines, vivifiait ses sens. Planant au-dessus du désert infini de glace, la louve ne donnait que de faibles coups d’ailes pour se maintenir à altitude, décrivant parfois de larges cercles pour ne pas trop distancer son camarade au sol.
Sous le ciel bleu et matinal et de ce côté-ci de la grève qui ne portait aucun stigmate du combat il était dur de s’imaginer le chaos qui avait eu lieu non loin, plusieurs jours auparavant.
Anita prit une profonde inspiration, les molécules d’eau gelée contenues dans l’air venant la griffer de leurs lames au fond de la gorge - mais qu’il était agréable de se sentir à nouveau respirer à pleins poumons le grand air !
Puis elle perdit peu à peu de la hauteur, repliant légèrement ses ailes et dessinant de nouvelles courbes dans les airs jusqu’à revenir se poser avec légèreté près du mâle brun qui trottinait joyeusement dans la neige.

Les mouvements de la louve étaient délicats et précis, son atterrissage ayant à peine dégagé un son feutré et quelques flocons de neige dérangés par ses pattes.
Bien loin de l’attitude agressive et nerveuse qu’elle avait adopté pour rejoindre le combat.
Il lui fallait se ménager, de toute manière.

Elle redressa les oreilles vers Izykia à sa question, et haussa vaguement les épaules.

— Mhh, pas trop, ça va. Mais je surveille plus souvent la glace.

Elle lui adressa un sourire léger, reportant son regard améthyste sur le vaste paysage qui s’étendait à leurs pattes ; là où les épais paquets de neige laissaient souvent entrevoir l’épaisse glace en guise de sol. D’un bleu profond mais voilé et zébrée de blanc, elle était désormais incapable de ne pas s’imaginer les choses qui pouvaient nager au sein des profondeurs aveugles... Et la probabilité qu’à nouveau l’une d’entre elles ne vienne soudainement briser la surface de son monstrueux museau.
Un léger frisson la parcourut qui n’était pas entièrement causé par la fraîcheur de l’air.

— En tout cas nous sommes dans la bonne direction. J’ai vu des formes de là-haut, près d’un trou d’eau. Il faut encore avancer.

La louve aurait pu reprendre la voie des airs pour faire un aller-retour et aller confirmer l’identité des proies qui les attendait plus loin, mais ce n’était pas en fuyant le contact avec la glace qu’elle reprendrait le contrôle de ses pensées. De plus, il était hors de question de laisser Izykia seul au sol pendant tout ce temps pendant qu’elle s’amusait à côtoyer les nuages.
Aussi arracha-t-elle son regard du monde gelé sous leurs pattes pour le reporter sur son camarade, élargissant un peu plus un sourire confiant en même temps qu’elle l’incita à la suivre d’un geste du museau.
Recalibrant leur trajectoire vers le trou d’eau qu’elle avait repéré au loin, la louve se mit à trottiner à bon rythme d’une foulée légère et déterminée.

Après quelques minutes de progression le trot d’Izykia devint plus soutenu – jusqu’à ce qu’il prenne progressivement la tête.
Elle comprit lorsqu’elle vit la lueur jaune nimber son visage un peu plus intensément que précédemment. Elle pouvait presque entendre le crépitement du pouvoir émanant du glowstick – presque sentir la force de Kiro se réveiller pour les accompagner ici, en ces contrées si froides.
Curieuse, elle observa le loup prendre les devants, essayant de déterminer quelle était la capacité offerte par le Dieu qu’il pouvait ici exploiter. Et elle ne put s’empêcher de jeter un discret regard à son propre glowstick, précieusement enfoui dans la fourrure de son col pour reposer contre son encolure.
Quand lui révélerait-il ses secrets ?

Finalement le loup brun ancra leurs regards et annonça son verdict, alors qu’ils étaient désormais si proches.
Anita acquiesça d’un léger mouvement du museau, reprenant le temps d’analyser son environnement à l’occasion de la brève pause qu’ils marquèrent.
Effectivement, leur pistage les avait progressivement fait dévier de la trajectoire menant directement au trou d’eau.
Car leur proie en avait fait de même.
Et désormais se dessinait une silhouette, encore un peu lointaine, mais facile à distinguer sur le paysage aux couleurs éteintes. Un léger sourire étira ses lèvres – Izykia ne s’était pas trompé et les avait dirigés avec une grande précision. Il faudrait qu’elle lui demande en quoi consistait le don de Kiro.
Mais pas pour le moment.
Maintenant, ils devaient s’adonner à leurs instincts prédateurs, exécuter la valse de la mort.
Elle capta le signe de son collègue mais n’en eut pas tellement besoin pour sentir ses muscles s’échauffer et ses longues griffes s’agiter, griffant la glace sous leurs pattes.

La louve fit onduler son corps comme pour démarrer la machine, comme pour s’assurer que malgré les épreuves subies il demeurait fonctionnel – et d’une détonation silencieuse elle s’élança, courant à souples foulées sur la glace.
Ses ailes émergèrent de sous les pans supérieurs de sa cape, un claquement cingla les airs – et la louve prit de la hauteur, filant silencieusement vers leur proie.

Si chasser dans tel terrain découvert n’était pas à leur avantage et risquait de révéler leur présence bien trop tôt, de si gros mammifères ne regardaient jamais les airs. Après tout, aucun oiseau ne les chassait.
Sauf les loups ailés.
Et lorsque serait portée la première attaque et que l’animal serait ferré, Izykia n’aurait plus qu’à surgir à son tour pour l’aider à achever le travail.

Forme sombre découpée contre le ciel unicolore, Anita plana quelques secondes… Avant de refermer ses ailes et de fondre en piqué sur le rennes insouciant, ancrant ses crocs directement sur sa nuque et s’accrochant à son dos alors que commençait pour ce jeune rennes le dernier rodéo.

Solidement accrochée au dos de l’animal, Anita se remémora un bref instant cette fin d’après-midi passée auprès de sa tante. Celle qui marqua le début d’un apprentissage à ses côtés, alors qu’elles partirent traquer un chevreuil dans les sous-bois. De la même manière, la louve encore toute jeune adolescente avait décidé de s’en prendre à lui par la voie des airs - avec bien moins de succès au début, cependant. Elle ne possédait à l’époque pas encore d’ailes mais n’en était pas moins à l’aise à se frayer un chemin céleste parmi les arbres, elle qui n’avait jamais cru voir apparaître des ailes sur son dos, et ne s’était rien refusé pour autant quand il s’agissait d’apprendre à faire mille pirouettes et à côtoyer le vide avec une effroyable aisance.
Mais elle devait bien avouer que celles-ci étaient d’une aide redoutable quand il s’agissait de se maintenir à sa position sur la proie qui se débattait de toutes ses forces. Les fines membranes claquaient de part et d’autres de son corps arc-bouté, rééquilibrant son poids en chaque instant pour l’empêcher de chuter.
Et le sang coulait désormais le long de l’encolure transpirante de l’animal, maculant son pelage brun.
Elle vit du coin de l’oeil Izykia accourir et esquiver agilement les coups envoyés par le renne, en digne disciple de Kiro. Son confrère dansait autour du juvénile paniqué, distrayant celui-ci qui ne savait plus où donner de la tête. Se débarrasser du prédateur qui entaillait ses muscles de ses crocs, ou repousser celui au sol qui lui tournait autour ?

Anita profita de l’indécision de l’animal pour asséner un nouveau coup de croc, cherchant à atteindre la jugulaire, plus molle. Le renne était à eux, il ne s’échapperait pas. Autant abréger ses souffrances et l’abattre le plus rapidement possible - faire durer son calvaire était inutile.
Un violent soubresaut manqua de la désarçonner avant que l’animal ne s’effondre sur des genoux tremblants, lâchant un mugissement plaintif.
L’animal était à terre, mais pas encore mort. Ces proies étaient d’une remarquable résistance et malgré le sang qui le maculait, il se débattait encore d’amples gestes plus lents alors même qu’il glissait lentement sur son flanc.
La louve ayant rejoint la glace elle aussi se recula d’un pas, léchant ses babines, et proposa à Izykia de l’achever d’un signe du museau. Le coup qu’elle lui avait porté n’avait pas encore été fatal, et le loup brun avait été celui qui avait localisé avec précision la position de leur proie.

Elle lui laissait donc l’opportunité de terminer le travail, de prélever la vie de l’animal dont il utiliserait la peau pour se couvrir. Une dernière étreinte.

En cas de problème, Anita n’était qu’à un petit mètre, et n’aurait plus qu’à plonger de l’avant pour accompagner la fin de ce renne qui s’accrochait un peu trop fort à la vie.