Voeux — Eredhys

L’amertume était revenue, accentuée par cette nouvelle perte. Les traits toujours tirés par la fatigue, le regard de Narcisse était perdu dans le vide. Ses griffes serraient fermement les plaques militaires que lui avait cédé Anette. Un dernier présent, avant de quitter ce monde. C’était trop frais. Il faisait tout juste le deuil de MaSheina et voilà qu’il devait enterrer de nouveau une mère ? Et le prochain enterrement pour qui sera-t-il ? L’une de ses soeurs ? Étais-ce là son destin, voir ceux qu’il aimait trépasser… les enterrer… encore et encore ?
Et que pouvait-il faire contre cela ?

Le Koridé vient frotter sa tête contre Narcisse, qui demeura impassible un instant avant de poser sa patte sur la tête de l’animal. Il était presque aussi vieux que lui… et pourtant jamais n’avait eu de nom. Le disciple de Kiro leva son museau vers le ciel, les paupières clauses alors qu’ils entait les flocons fondre au contact de son poil. Cette atmosphère lui rappelait sa mission dans le nord, avant que tout ne devienne si… compliqué.
Du temps où respecter ses voeux était chose si simple.

Et il en avait fait des voeux. De fidélité. De loyauté. À Pepper en premier, parce qu’elle étai la première à les avoir mérité, puis il y avait eu Hollyhock. À présent… toutes ces promesses, ces engagements auprès d’une meute qu’il ne reconnaissait plus… tout cela lui semblait vain.

Ils te détruiront si tu songes à les quitter.
Que me restera-t-il si je partais ? Mes soeurs et mon dieu sont là-bas…

Et l’extérieur lui paraissait si différent… Pour l’instant la seule chose qui lui permettait d’avoir la tête hors de l’eau, c’était de s’occuper de Mildred. Lui apporter de quoi manger, s’assurer qu’elle aille mieux. C’était devenu comme une routine pour lui, au moins il devait s’occuper de quelqu’un d’autre que lui-même.
Puis… Mildred n’était plus comme à leur première rencontre, moins agressive, même si elle restait sur la défensive… peut-être étais-ce aussi parce qu’il se montrait moins hautain qu’auparavant. Il ne la voyait plus comme la solitaire ennemie… ce n’était pas non plus de l’amitié entre eux, mais elle lui avait fait confiance pour l’aider.

« — J’essaye de suivre tes conseils, MaAnette. »

Se trouver une nouvelle activité, de quoi se vider l’esprit.
Mais c’est encore si compliqué… j’aimerais avoir tes conseils maman… ne serais-ce encore un peu…

Lancée dans sa course folle au milieu des troncs éparses, l’hermine échappait à chacune de ses percées.
Mais la louve qui galopait à ses trousses n’était pas prête d’abandonner.

Leurs deux souffles imprimaient dans l’air froid de l’hiver des volutes désynchronisées, chacune disparaissant à la naissance de l’autre, vouées à ne pas cohabiter dans le même monde. Tout comme proie et prédateur se pourchassaient.
Le mustélidé s’esquiva d’un nouveau bond au claquement de mâchoires qui fit voler en éclats quelques brindilles sèches.

Mildred gronda, impétueuse ; mais ne relâcha pas la pression et s’élança dans le sillage de l’agile et sournoise créature. Dans la neige se succédaient leurs empreintes, petites traces recouvertes un instant plus tard par les coussinets plus larges de la louve, poils roux se mêlant à fourrure blanche quand des touffes se coinçaient entre deux ronces ou un morceau d’écorce.
Après quelques secondes supplémentaires à courir au travers des bois gris au seul son des coeurs battant d’adrénaline et des pattes martelant le sol, une couleur vive s’incrusta dans le paysage peint en nuances de gris.
Le pelage de la blanche hermine s’éclaboussa d’une peinture vermeille.

Un faible cri résonna et conclut la chasse.
Une défaite pour la proie, un repas pour le prédateur.

La solitaire releva son museau fumant et tâché de sang vers le ciel, appréciant quelques secondes le calme retrouvé de la forêt pour apaiser sa respiration et son rythme cardiaque.
Et au lieu de déchirer davantage la peau du petit mammifère pour se repaître des entrailles encore chaudes elle en saisit l’encolure molle entre ses mâchoires et se remit en mouvement d’une marche lente mais déterminée.

Tournant le dos à la vasque qu’elle voyait non loin, Mildred se redirigea vers les frontières Etelkrus.

Car ce repas n’était pas tellement pour sa propre subsistance. Tout comme elle n’était pas pour la sienne, mais quand elle avait vu pointer les oreilles rondes derrière les broussailles enneigées, la louve avait décidé qu’elle serait à la fois parfait défi et parfait symbole.
Un défi pour se prouver à elle-même qu’elle avait retrouvé maîtrise complète de son corps, un symbole pour lui montrer à lui qu’après tous ces mois à lui avoir apporté sa pitance elle pouvait se débrouiller seule.

Si elle le voulait, elle pouvait quitter l’abri de la cachette qu’elle retrouvait encore régulièrement et disparaître dans les terres.

Ce repas qu’elle venait lui offrir était la preuve d’une indépendance retrouvée mais pas encore revendiquée.

La voulait-elle ?

La louve fit halte en voyant la silhouette familière du grand mâle un peu plus loin, dos à elle. L’étrange petite créature qu’elle avait vu dans le Temple était là elle aussi.
Sa souplesse retrouvée et la légèreté de sa carrure lui permirent de s’approcher encore un peu à pas feutrés sur cette neige qui amortissait les sons au lieu de craqueler sous ses griffes, de sorte qu’elle put entendre les quelques mots qu’il prononça.

Ses oreilles pivotèrent et elle posa l’hermine devant ses pattes, réfléchit quelques secondes avant de s’annoncer.

— Et quel genre de conseils donne Anette à son fils ?

De là où elle l’observait, l’expression de son visage lui était inaccessible.

Les oreilles se redressent alors qu’il tourne son museau vers elle. Perdu dans ses pensées, il n’avait pas eu coeur à écouter ce qui passait autour de lui. Une erreur qui aurait pu être fatale en territoire hostile.
Mais Mildred n’était pas une ennemie.
Voilà que Narcisse passait pour un fou à parler dans le vide. Qu’un autre l’entende, cela l’aurait particulièrement agacé, mais il se contenta d’hausser un sourcil, ses babines frémirent trahissant une pointe d’amusement. La voir à l’extérieur était une bonne chose.

« — Tu écoutes les autres en douce maintenant ? »

L'Etelkrus marqua une pause.
Le Koridé en profita pour donner un coup de tête à la patte de son maître, réclamant d’autres caresses, avant de se détourner pour poursuivre un flocon. L’attention se porte un instant sur lui, avant de se reporter de nouveau sur Mildred.

« — Elle voulait que je trouve un équilibre, pour quand elle ne serait plus là. Une activité ou… »

Quelqu’un.
Au final il avait pu trouver les deux, en s’assurant que Mildred ne manque de rien, qu’elle se remette de sa propre peine. Peut-être étais-ce encore trop tôt pour tout cela.
Le regard s’abaisse sur l’hermine à ses pattes. Savoir qu’elle chassait seule, était une preuve que son état était nettement amélioré. Venait-elle lui annonçait qu’elle comptait partit ? Cette idée le rendait un peu tendu. Comment pouvait-il réagir si elle souhaitait retourner à sa vie de solitaire ? La reverrait-elle ?
Concentres-toi.  

« — C’est une belle prise. »

Sa queue s’agita d’un unique mouvement derrière elle et Mildred se pourlécha les babines, comme si elle prenait le temps de goûter la phrase qu’elle allait lui servir.

— Seulement les mots des imprudents qui les distribuent au vent.

Et puis après tout, si elle avait réussi à s’approcher suffisamment prêt sans se faire remarquer pour pouvoir les surprendre, ces mots, elle les avait gagnés. A la loyale.
Ses yeux à elle aussi suivirent le manège de la créature qui frotta sa tête contre la patte du canidé pour ensuite se détourner en s’adonnant à une chasse innocente, et Mildred ne put s’empêcher de relever un sourcil. La proximité d’une tel animal avec l’Etelkru lui paraissait… incongrue. Ce n’était que la deuxième fois qu’elle l’apercevait, mais son attitude avait été la même et elle doutait qu’il existe des circonstances où le familier se transforme en allié compétant. Il avait l’air complètement inoffensif, doué d’aucune capacité : bref, l’image de Narcisse et de cette créature ensemble ne collait pas vraiment.
Qu’importe.
Elle s’en désintéressa bien vite et dressa les oreilles quand il répondit finalement à sa question initiale. Elle nota immédiatement qu’il utilisa le passé et une ombre passa sur le visage de la louve.
Est-ce qu’elle était ?…

Ses pensées l’emportèrent quelques instants alors qu’elle baissa le museau vers le sol, le regard perdu sur le sol enneigé.
Mais entre temps Narcisse avait remarqué sa proie, lui - quand elle l’avait presque déjà oubliée - et elle mit temporairement de côté sa réflexion pour se raccrocher à ce fil.

— Je venais te l’apporter.

La louve marqua une pause, insatisfaite des mots qui suivaient. Mais elle ne parvenait pas à en trouver d’autres.

— … En remerciement de la nourriture que tu m’as ramené. C’était mon tour.

Tu n’as plus besoin de le faire.
Elle n’était pas sûre d’avoir déjà remercié quelqu’un - d’avoir posé des mots dessus, du moins.
Comme pour concrétiser sa parole, elle poussa du nez l’hermine dans sa direction, dessinant une fine ligne de rouge dans la neige là où le sang s’étira.
Mais elle n’oubliait pas ce qu’elle avait mis de côté dans son esprit quelques secondes avant.

— Tu parles d’elle au passé.

Pas la peine de chercher à embellir cette question, de l’emballer dans de la soie pour ne pas en révéler la substance.

La réalité ne l’était pas, belle et tendre.

Le traitait-elle d’imprudent ? Ce n’était pas tout à fait faux… Narcisse prenait bien moins de précautions qu’auparavant, en particulier en terres solitaires. À ses yeux, les sans-meutes ne représentaient pas tous une menace.
C’était même chez eux qu’il avait de toute évidence le plus d’amis… ou qu’il entretenait de meilleurs rapport, à défaut de supporter une grande partie des Etelkrus.
La discussion revient sur la prise. Il ne peut cacher une certaine surprise en entendant que c’est pour lui. Une forme de paiement.

« — Tu ne me dois rien, tu sais… »

Il marqua une pause, ses griffes se posant sur l’hermine.

« — Merci. »

De la reconnaissance dans sa voix.
Les oreilles se couchèrent sur le crâne de Narcisse, les yeux se voilant d’une certaine tristesse. Les babines s’étirèrent en une expression peinée. Il en oubliait que la louve avait connu sa mère.

« — Anette a quitté ce monde. »

Elle a rejoint MaSheina et Pepper dans un endroit plus paisible.

Sa queue décrivit un bref arc en cercle pour passer d'un côté à l'autre de son dos dans un mouvement de balancier.
Oui, elle savait qu'elle ne lui devait rien. Puisqu'elle ne lui avait d'ailleurs rien demandé et qu'il s'était de lui-même entêté à vouloir l'aider. Mais recommencer à chasser, à se débrouiller... Lui montrer qu'elle en était à nouveau capable avait son importance - autant que se le prouver à elle-même. Lui offrir permettait aussi d'affirmer que ce n'était pas une réussite parmi de nombreux échecs à laquelle elle devait s'accrocher pour pouvoir se nourrir : non, il y en aurait d'autres et elle pouvait donc se permettre de céder des prises ; elle serait à nouveau indépendante dans sa survie.
Voudrait-elle pour autant retourner à cette vie d'avant ?

Sur un certain nombre de points, c'était impossible.

Mais l'hermine et toute considération à son égard furent bien vite oubliées encore quand il répondit finalement à sa question. Avant même d'entendre les mots, l'expression de son visage confirma ce qu'elle avait craint.
Mildred baissa un peu le museau et ses oreilles pivotèrent vers l'arrière sans se coucher pour autant.
Que dire ?
La louve se retrouvait bien démunie face à la souffrance encore fraîche qu'il exprimait clairement. Ses yeux se perdirent dans le décor et elle hésita, passa son poids d'une patte sur l'autre. Narcisse avait régulièrement fait son possible pour la soutenir dans ses idées noires et la décrépitude de son moral, il avait essayé de la faire parler, il avait été présent et avait insisté à ne pas la laisser seule s'échouer de plus en plus loin. Elle n'avait pour autant jamais exprimé clairement ses deuils récents, les morts qu'elle portait sur la conscience.
Affronter la mort avait toujours été chaotique de son côté, et de tous ceux qu'elle avait vécu elle avait rarement eu le rôle de soutien.

La dernière fois remontait sans doute à l'enfance, dans ces souvenirs brouillés et à peine effleurés.
Elle hésita quelques secondes de plus, sourcils froncés et sentant une certaine pression monter en elle - avant de la relâcher dans un soupir et de s'approcher de quelques pas pour effacer la distance entre eux.
Là elle s'assit et posa l'une de ses pattes sur la sienne, évitant son regard.

Ça résumait à peu près le seul geste qu'elle se souvenait avoir un jour dispensé, pour soutenir Maxim dans sa culpabilité de la mort d'Akira.

— ... J'aurais aimé la revoir et la connaître davantage. Elle était... Impressionnante.

Des Etelkrus qui n'appartenaient pas à sa grande famille, l'Alpha avait été la seule qu'elle avait appris à apprécier et à respecter.
Mildred se mordit les lèvres du bout des canines, embourbée dans un certain malaise.

Elle savait formuler les mots pour blesser, maniait une langue acérée quand il s'agissait de proférer des offenses. Mais les paroles qui apaisaient, celles qui exprimaient la compassion et plus encore... Malgré les mots de sa nièce, la louve peinait toujours à les trouver en elle.

Impressionnante.
Voilà le mot qu’il aurait choisi pour décrire Anette. Sa mère si forte, si aimante. Toujours, elle fut présente pour eux, malgré ses responsabilités d’alpha… et quand MaSheina avoua en avoir assez de tout cela, ce fut elle qui fut choisi. Sa mère si impressionnante céda sa place d’alpha pour offrir quelques dernières années de bonheur à sa compagne.
La famille fut toujours passée avant le reste.
…
Et Narcisse aurait souhaité qu’elle soit encore là, à leurs côtés.
Savoir qu’elle veillait toujours sur lui et ses soeurs, serait prête à les gronder (bien qu’elle ne fut jamais vraiment capable de les disputer ou de les punir), à les conseiller.
À les aimer.

« — Elle était fatiguée… elle a mérité de se reposer. »

Les griffes effleurent les plaques qu’elle lui délivra lors de leur dernière discussion. Un soupir qui franchit ses babines, alors que sa queue féline vint s’enrouler sur ses pattes.
Un moment il conserva le silence, hésitant à lui poser certaines questions qu’il savait redoutés. Le regard se baisse sur l’hermine, avant de se lever de nouveau sur la louve.

« — Est-ce que… tu as l’intention de partir ? »

Il affiche une expression soucieuse à cette idée, ses oreilles se couchent sur son crâne tandis que son poil se gonfle, mais il ne peut pas laissé cette question plus longtemps en suspens. Voilà des mois que Narcisse avait insisté pour l’aider à aller mieux, s’était occupée d’elle…
Et il savait qu’à un moment ce qu’il redoutait à présent finirait par arriver.
Quand bien même ce serait la volonté de Mildred, lui…
Je ne veux pas que tu partes.

Ses mots résonnèrent dans son crâne tandis que ses yeux vaquaient toujours vers le paysage. Fatiguée.

Le devoir de gérer une meute comme la leur était un bon prétexte pour l'être, oui. Mildred ne put empêcher ses pensées de graviter autour de la mort inavouée de leur père âgé, lui aussi ancien Alpha. Puis du cadavre de sa mère, étendue dans le Temple de Moiro. Vieille et fatiguée, dont ils n'avaient pas senti arriver la fin. Ses deux parents étaient morts à un âge avancé, eux, et elle pourtant plus jeune se sentait également fatiguée.
Anette ne lui avait pas paru si âgée lors de son adolescence là-bas. La fatigue l'avait-elle tuée à un âge où elle aurait pu continuer à vivre sans ce poids sur ses épaules ?

Est-ce que Mildred allait mourir bientôt, de cette même fatigue ?

Elle secoua le museau pour se débarrasser du tournant noir de ses cheminements mentaux, le museau froissé. Non. Si quelques temps auparavant elle se serait sans doute laissée glisser dans une mort lente et vicieuse à force de se laisser dépérir, lassée de lutter et sans aucune motivation pour continuer à s'accrocher à la vie, les choses avaient changé.

La silhouette de nouvelles possibilités s'était timidement dessinée dans son horizon brumeux.

Narcisse reprit la parole et elle rompit la divagation tant de son esprit que de son regard pour raccrocher ses prunelles d'argent au doré de l'Etelkru.
La fameuse question. Celle qu'elle avait la sensation de pouvoir maîtriser mais qu'elle avait tout autant redouté que lui, au fond. Parce qu'elle n'avait pas encore été capable de prendre une décision, de mettre des mots sur ses sentiments clivés.
Et émanant du mâle proche d'elle, elle ressentait une angoisse nébuleuse qui la perturbait plus encore.

Son cœur battit un peu plus fort sous la pression montante mais elle lissa son visage sur une expression déterminée.

—  J'y songe. Je me sens capable de me débrouiller seule, maintenant.

J'en ai toujours été capable, d'ailleurs, continua-t-elle dans sa tête plutôt que dans ses mots. Elle le lui avait rabâché à plusieurs reprises et sous différentes formes, mais même elle n'avait plus vraiment le cœur à se voiler la face.
Qu'elle l'ait voulu ou non, Narcisse l'avait vu atterrée et au plus vulnérable qu'elle ait sans doute jamais été. Alors ce mensonge éhonté n'avait eu d'autre choix que de mourir, vaincu par une vérité trop flagrante.

Maintenant qu'elle lui avait dit la première partie de sa réflexion, la plus évidente et facile à brandir, restait la seconde.
La véritable réponse à sa question, pas une possibilité à peine assumée. Celle qu'elle n'avait toujours pas démêlé, celle qui la replaçait en position de faiblesse.

—  J'ai des objectifs à mener, il est temps que je cesse de stagner dans l'inaction.

Cette partie fit flamboyer son regard d'une résolution véritable qu'elle s'était étonnée de pouvoir ressentir de nouveau, ressuscitée des cendres de qui elle fut autrefois.
Mais...

—  ... Mais je ne suis pas certaine d'avoir encore quelque part où aller le reste du temps. Je pourrai passer, régulièrement.

Les absences qu'elle avait multipliées au fur-et-à-mesure qu'elle regagnait en indépendance et en mobilité se poursuivraient, seraient plus régulières encore. Elle se voulait libre de disparaître plusieurs jours comme elle l'avait été pour la majeure partie de sa vie, ex-Lazuli que le destin rendit solitaire, quand bien même entourée de sa famille elle ne se sentit jamais vraiment l'être.
Mais ce foyer qui à leurs côtés avait été sur l'Île aux Roses, le confort d'un abri où l'on savait pouvoir retrouver un visage familier, une présence ou un soutien... Elle n'en avait plus vraiment.

Alors peut-être...
Que cet endroit pouvait le devenir.

Aux regards qui se croisent, Narcisse retint son souffle. L’expression de la louve était si différente de celle où il lui annonçait le départ de Méridor.
Elle était devenue plus forte.
Mildred le lui confirme, se sentant en mesure de se débrouiller par elle-même. Cela voulait-il dire qu’il devait cesser de venir la voir ? De chasser ? S’assurer que les Etelkrus la laissent tranquille ? Elle souhaite réaliser quelques objectifs, l’Épée peut comprendre l’envie de réaliser quelque chose.
Et elle parle de revenir.

« — Tu es chez toi ici. »

Il marque une pause.

« — Tu seras toujours la bienvenue. »

C’était cet abri que Narcisse lui avait trouvé, à défaut de lui faire rejoindre le clan Etelkrus. Le refus de Mildred à l’époque fut probablement judicieux. Comment aurait-il pu l’aider à trouver sa place dans le clan, quand lui même le supportait de moins en moins ? Quand parfois il songeait à tout laisser derrière lui, à réfléchir à une possible vie ailleurs.
Il se montre si hésitant à la proposition qu’il s’apprête à faire.

« — Si tu ne veux pas être seule pour ces objectifs… hum… je pourrais t’accompagner ? »

Penses-tu que les tiens accepteront que tu t’absentes pour suivre une solitaire ? N’oublies pas Narcisse, que j’ai promis de ne pas m’en pendre aux membres de ton clan… cela n’a jamais compris tes amies solitaires.
Je la dévorerai si les choses tournent mal.
Le disciple de Kiro se contenta d’ignorer la présence du Phénix, un exercice qui lui demandait de plus en plus d’efforts maintenant que les années passaient.

J’ai promis de veiller sur elle.

Quelques secondes s'écoulèrent et son souffle se suspendit.
Il lui sembla que le sien aussi.
Avant que ne tombent les mots. Chez elle. Ce n'était pas tout à fait vrai. L'endroit n'avait rien de comparable avec le foyer qu'elle avait eu auparavant, au dernier lieu qu'elle avait pu véritablement appeler chez elle. Ce n'était qu'un abri de fortune trouvé à la va-vite, trop proche des frontières Etelkrus, encore empreint de l'odeur de son malheur et qu'elle avait pris plaisir à fuir dès que possible dès qu'elle se sentait d'attaque pour aller s'enfoncer plus loin dans les terres.
Pourtant, elle y revenait toujours.
Car au moins ici s'était associée une forme de routine. Ici, elle savait qu'elle trouverait un visage devenu familier. Ici, ce n'était pas encore encombré de fantômes.

Se frayant un chemin jusqu'à ses lèvres, un petit sourire éclaircit son visage.

La question suivante l'étonna quelque peu et fit s'agiter l'une de ses oreilles. Elle ne s'y était pas attendue - et par conséquent, ne s'y était pas préparée.

— Euh... Il y a au moins l'une de ces choses que je dois accomplir seule.

Affronter Moiro.
Et affronter l'Île aux Roses elle-même. Revenir poser patte sur la terre qu'elle avait même cherché à évincer de son champ de vision serait une épreuve à part entière.

— Mais je pense que pour d'autres nous ne serons pas trop de deux.

Sa queue balaya le sol d'un geste nerveux mais elle soutint son regard sans ciller. L'illusion du contrôle, toujours, alors même qu'elle ne savait pas dans quoi elle s'embarquait et que sa simple proposition la désarçonnait du peu de plans qu'elle s'était construit.
A part avec sa famille, Mildred n'avait jamais agi en équipe.

Il lui faudrait trouver comment les rebâtir avec une silhouette de plus dans l'équation qui ne portait pas de couleur fauve.

La voir sourire… Narcisse l’avait vu hautaine et prétentieuse, triste et complètement perdue, mais jamais en train de sourire comme ça. Cela lui fut agréable. Ces semaines de repos lui avaient de toute évidence permit de réfléchir, se remettre de la peine et plus encore, d’envisager l’avenir. Oui, qu’elle souhaite mener des objectifs à bien, était plus que bon signe.
Et en réponse à tout cela, il sent ses propres babines s’étirer.

« — D’accord. »

Quoique soit cette affaire, le disciple de Kiro ne chercherait pas à en savoir plus si elle ne voulait pas en parler.
Parce qu’elle n’avait pas refusé qu’il l’accompagne pour le reste.
Narcisse soutint son regard.

« — Je continuerai de passer, comme ça tu sauras toujours où me trouver quand tu en auras besoin. »

Ça fait parti de ma routine à présent.
Loin l'époque où le petit soldat chassait les solitaires, les méprisaient de par leur non appartenance à un clan. Maintenant il avait des amis parmi eux... et méprisaient pas mal de membres de sa meute. Tout s'était inversé.

Une partie d'elle avait commencé à chercher quoi répondre s'il cherchait à creuser, s'il voulait s'immiscer plus loin dans cette porte qu'il avait entrouverte.
Peut-être allait-il lui demander ce qu'elle comptait faire exactement, où elle irait, et quels étaient ces objectifs dans lesquels il venait de s'engager - accessoirement.
Mais il ne le fit pas, et Mildred referma sa bouche qui s'était entrouverte avec un mélange de soulagement et de stupeur.

Il réaffirma cette routine en lui assurant qu'elle continuerait d’exister, même si l'une des deux parties serait plus inconstante et apporterait l'irrégularité dans la mesure.
Lui resterait le mur solide de ce fragile édifice.
Elle en était rassurée. Bien-sûr une partie de son esprit refusait toujours d'esquisser l'éventualité qu'elle ait besoin de le chercher dans tous le cas. Ne venait-elle pas de s'affirmer indépendante ?
Pourtant si cela devait arriver, il valait sans doute mieux pour elle qu'elle ne soit pas prise à longer la frontière Etelkru à la recherche de sa trace. Elle l'avait fait de longues semaines durant avec Elely lorsque c'était Méridor dont elles pistaient l'odeur, elles avaient travaillé leur méthode et leur technique, et ne s'étaient pas faites prendre sur ce laps de temps : mais cette chance ne durerait pas éternellement.

— Alors je viendrai te trouver.

Quand j'aurai passé cette étape dont l'ombre me domine encore. Quand sera venu le moment de gravir d'autres pentes.
Quand elle se sentirait prête à partager autre chose avec lui que ces moments isolés du reste du monde.

Serait-ce le cas ?
Trouverait-elle cette envie de revenir le chercher une fois qu'elle aurait repris cette marque sur les terres ?

Au pire, ce ne serait qu'un mensonge de plus.

Mildred fronça les sourcils et secoua le museau d'un unique geste vif pour chasser ces pensées délétères.

— Si tu ne t'es pas défilé entre temps.

Un petit rictus insolent souleva l'une de ses commissures alors qu'elle affronta son regard sans le fuir..
Mieux valait se montrer enhardie de cet aplomb encore précaire.

D’un mouvement de museau, il approuve. Quand Mildred en aurait besoin, elle saurait où le trouve. Narcisse lui épargnait ainsi les risques qu’encouraient les solitaires à franchir les frontières Etelkrus. Un moyen de la protéger. Certains ne comprendraient pas et ne comprendraient jamais que lui, puisse s’entendre avec une louve n’appartenant à aucun clan.
Sans compter qu’elle est soeur du traître, ça aussi, certains ne l’oublieront pas.
À la remarque, Narcisse se tend, adopte de nouveau cette expression froide qu’il avait jadis tant abordé. Il ne savait pas si ce n’était que simple plaisanterie ou un véritable manque de confiance, mais cela le blessa. Parce qu’il ne s’était jamais défilé, avait toujours effectué ses tâches au mieux, que ce soit pour des loups qu’il méprisait ou pour des tâches qui l’ennuyaient.
Quand dans l’incendie tu commenças à te sentir mal,
Durant ces dernières semaines où je fus là pour t’épauler,
Jamais, je ne me suis défilé.
Je ne suis pas un lâche.

« — Je ne suis pas du genre à me défiler. »

Tu dois le savoir, non ?
Le poil s’est un peu gonflé.

Sa remarque fit mouche là où elle ne pensait pourtant pas provoquer quoi que ce soit.

Mildred eut un léger mouvement de recul, tant à cause de l’attitude de Narcisse qu'elle vit subitement changer qu'à cause de sa surprise face à ce brusque retournement.
C'était la première fois qu'elle déclenchait une telle réaction sans le vouloir, que les mots qu'elle choisit eurent un effet tranchant sans l'avoir cherché.

Si elle voulait froisser le visage de son interlocuteur, elle le pouvait. Si elle voulait se montrer agaçante, hautaine ou méprisante ; elle le pouvait.
Mais elle avait tant pris l’habitude que l’Etelkru finisse par ignorer ses mots acerbes dans cette persévérance qu’il appliquait à vouloir rester à ses côtés et à la supporter, elle avait déversé tant de fiel sans qu’il ne s’en vexe qu’elle avait fini par oublier cet air froid et cette voix tranchante et dédaigneuse qu’elle lui connaissait de leurs premières rencontres.
Tout ce qu’elle avait détesté chez lui.
Tout ce qui était bien trop proche d’elle-même.

Décontenancée, Mildred fit un pas en arrière, le visage fermé, les yeux troubles, l’échine hérissée.

Sa posture avait perdu son assurance et sa fragile prestance et dans son esprit bataillaient à nouveau des vents contraires.
Une partie d’elle s’en voulait de l’avoir visiblement blessé, d’avoir encore ruiné d’un mot de trop ce qui s’était dessiné comme une éclaircie agréable, voulait s’excuser sans trouver les mots nécessaires ; l’autre le haïssait d’avoir osé répliqué après tant de mois de docilité, d’avoir cultivé l’idée d’une insulte sur une phrase qui pour une fois n’en contenait pas.
Parce qu’elle n’avait plus de raison de l’insulter et de lui manquer de respect.
Sans doute s’était-elle même faite à l’idée qu’il s’agissait de tout le contraire.

Et ce fut sans doute grâce à ça que malgré les mots envenimés qui lui brûlaient les lèvres en défense à cette posture qui elle aussi la blessait, malgré ce nouveau pas en arrière et son attitude d’animal farouche prêt à mordre en retour, elle n’en fit rien.

Son esprit affolé cherchait à toute vitesse comment se rattraper, comment suivre la voie du mieux, comment-
Comment ne pas perdre la face-
Le coeur battant et les pattes tremblantes, Mildred finit par relever la tête pour confronter à nouveau le regard doré devenu soleil gelé.
Puisqu’elle n’avait presque que connu cela, puisqu’elle était océan qui s’agitait face au vent et non le phare qui guidait en-dehors de la tempête, puisque la voie de la rédemption était longue et semée d’embûches et que les fantômes hurlant couvraient bien volontiers la voix fluette de sa nièce…
Elle se réfugia dans ce qu’elle connaissait, dans ce masque d’arrogance et dans ces syllabes qui se maniaient en armes plutôt qu’en caresses.

Ses lèvres se plissèrent sur des crocs dont elle révéla la pointe, sa tonalité se fit sèche et elle en cracha presque le contenu.

— Nous verrons bien.

Incapable d’encaisser davantage de tension sans prendre le risque de s’effondrer, incapable de lui faire face plus longtemps et de peut-être recevoir d’autres dagues en retour qu’elle ne saurait supporter, Mildred fit volte-face sur l’instant et commença à s’éloigner d’un trot rapide.
La queue dressée en panache et la tête portée haute elle se fit Princesse qui ne courbait pas l’échine, Reine qui ne se décomposait pas face à l’affront.

Mais au bord des yeux les larmes brûlaient et au fond du coeur les regrets blessaient.

Narcisse ne sait plus quoi penser. Si les mots furent prononcés avec une réelle intention de le blesser, de remettre en doute ce qu’il était. Pourtant le changement qu’il avait cru percevoir chez Mildred ces dernières semaines… tout cela le faisait douter. S’était-elle jouée de lui ? Avait-elle uniquement acceptée son aide pour le blesser en retour ?
Les oreilles sont couchées sur son crâne, alors que dans ses yeux brillent l’hésitation.
Il n’était pas doué pour penser, c’était un soldat.

Et à la réaction de la louve… Narcisse avait l’impression qu’on lui enfonçait un poignard en sa chair, que la lame était retournée encore et encore pour causer un peu plus de douleur. Ses prunelles dorées observent la silhouette s’éloigner.

Regardes-les Narcisse, ceux auxquels tu tiens, comment ils te tournent le dos.
Regardes comme tes sentiments te rendent faibles.
Je n’en aurais aucun, si tu me laisses le contrôle.
Pas de rancoeur envers ton clan.
Pas de regrets à rester parmi eux.
Aucune tristesse.
Je les dévorerai tous.

Les longues griffes s’enfoncent dans la terre, alors que Narcisse sert les crocs.

« — Je ne suis pas faible. »

Le Phénix ricana.

Alors pourquoi est-ce qu’ils te tournent tous le dos ?
Pourquoi tu laisses les sentiments à l’égard de cette louve brouiller ton jugement ?
Avant tu me laissais dévorer les solitaires, aujourd’hui tu les laisses te marcher sur les pattes.
Tu n’es plus rien.

« — Arrêtes… »

Les traits sont tirés pas toute cette fatigue accumulée au cours de ces mois, par tout ce qu’il tentait de refouler.

Laisses moi mener la danse.

« — Non. Tu n’honoreras pas la promesse que je lui ai fait. »

C’est tout ce qu’il te reste Narcisse.