Des contes oubliés - Kerguelen.

Lorsqu’elle était petite, Anita avait parfois entendu des contes.
Certains lui étaient racontés par les adultes de la meute, d’autres elle avait lu elle-même en récupérant des livres abandonnés par d’autres dans quelques recoins - certains venaient même peut-être de leurs mères, mais il semblait à sa mémoire qu’elles avaient déjà bien assez d’histoires avec leurs vies respectives pour ne pas avoir besoin de puiser de l’inspiration dans des contes.
C’était en voyant les jeunes têtes de la meute qu’elle se les rappelait parfois, ces livres fantastiques aux histoires tarabiscotées qui, découvrait-on plus tard, ne l’étaient pas tant que ça quand eux-mêmes vivaient dans un monde régi par la magie.
Elle se rappelait ensuite que si ces livres n’étaient plus aussi répandus dans les pattes des parents, c’était en partie suite à la fermeture des frontières Nakhus et l’accès à la bibliothèque qui en conséquence ne leur était plus possible.

Puisque ses pensées étaient volages et ne s’attardaient jamais longtemps sans fuser dans une autre direction, penser aux disciples de la Corneille l’amenait souvent à songer aux discussions qui avaient été amorcées avec Ajani mais qui n’avaient abouti avant que cet incident ne dresse un nouveau mur entre leurs meutes, et à l’arrière-goût d’inachevé qui lui restait en gueule quand elle songeait à tout le reste.
N’était-il pas temps que les choses avancent ?
Dans tous les cas, Anita souhaitait de nouveau les rencontrer et aller vers eux, qu’il s’agisse de l’Oracle ou non. Elle gardait un souvenir agréable et curieux des quelques autres Nakhus qu’elle avait croisé au Nord, toutes ces années auparavant.
Et puis elle avait reçu l’invitation de l’une d’entre eux en personne, pour aller rendre hommage à celle qui fut pendant un court temps leur mercenaire : une âme qui souhaitait briller à la couleur d’Aka mais rester libre.

Lewis.

Du peu que l’Alpha connaissait de cette louve, il lui semblait qu’elle aussi aurait eu sa place dans un conte.

Au petit matin, Anita avait prévenu sa consoeur et quelques autres proches de son absence qu’elle supposait de courte durée : rejoindre les terres du Nord en volant était bien plus rapide qu’à pattes, et elle s’était élancée sans tarder à avaler la distance.
Les champs mystiques avaient une odeur reconnaissable que sa truffe avait gardé en mémoire et dès qu’elle en sentit les parfums, l’hybride amorça sa descente non loin du fleuve qui s’écoulait pour poser les pattes au milieu de l’herbe grasse. Partout l’hiver laissait sa marque, mais l’endroit semblait toujours aussi vivant.
Elle inspira l’air revigorant à pleins poumons et s’arrêta à la frontière, ses yeux améthystes accrochés à quelques nappes de brumes et aux montagnes qui se dressaient dans la distance.

Puis elle rejeta la nuque en arrière et poussa un hurlement, doux et bref.

Elle n'eut pas longtemps à attendre : quelques secondes plus tard tout au plus, son appel reçut un hurlement en réponse. Sa demande avait été entendue - restait à patienter le temps que l'on vienne physiquement l'accueillir, et elle employa ce moment à observer la flore et la microfaune des champs qui, malgré la saison, abritaient encore une vie fourmillante.
Puis ce fut vers le ciel que ses yeux remontèrent, attirés par du mouvement. Et de la lumière. Avec une surprise et un émerveillement certains, l'Alpha Etelkru suivit du regard les lueurs dansantes qui semblaient venir tout droit dans sa direction. Jamais encore pareil spectacle ne s'était offert à ses yeux ! Et quand l'aurore finit par prendre la direction du sol pour se matérialiser en une louve familière, les yeux d'Anita pétillaient d'une myriade de sentiments.

Kerguelen, louve qu'elle découvrit de loin pour la toute première fois pour sa venue en tant qu'Ambassadrice et qu'elle eut ensuite peu l'occasion de fréquenter, s'approcha et posa les livres dont elle était chargée avant de la saluer.
Au sourire chaleureux et rayonnant que la noire et blanche lui adressa, Anita répondit par l'un des siens et laissa un rire léger franchir ses lèvres.

— Oh, nous avons ce qu'il faut plus près de chez nous !

Les Monts Célestes dominaient le Castel et longeaient une grande partie de leurs terres, et leurs sommets ne tardaient jamais à profiter des premiers flocons chaque hiver. Et de manière générale, même les températures plus clémentes du Sud n'empêchaient que rarement un tapis de neige de s'installer sur plusieurs terres.
La saison était peut-être moins rude et plus courte, simplement.

L'hybride inclina la tête et enchaîna d'une remarque de son cru, retardant un peu plus le sujet de sa venue.

— C'est un pouvoir magnifique que t'as donné Yurai.

Sans même s'en rendre compte la louve ailée tutoya Kerguelen d'emblée. Il lui était rare de recourir au vouvoiement, n'ayant jamais apprécié cette forme de distance qui se creusait alors entre deux êtres et s'étant toujours jouée et amusée des grandes manières de son clan autour des titres et des belles formules.
Son double rôle d'Alpha comme de Prêtresse lui avait cependant demandé de s'y plier quelques fois ; mais la Couturière était l'une de ces louves qui appelait le naturel à ressurgir - quand celui-ci était bon et sociable notamment - et les quelques rencontres positives qu'elle avait partagé avec la Nakhu l'amenait à un certain degré de familiarité suffisant pour que ce détail de diplomatie ne s'allume pas dans son esprit.

Kerguelen l'avait connue à peine sortie de l'adolescence, après tout - et dans une position de grande faiblesse aussi. C'était dans l'Eglise de la Corneille qu'Anita avait fêté son deuxième anniversaire, contrainte à l'immobilité par la mort qu'elle frôla lors de l'affrontement contre le dinosaure, et la louve avait souvent apporté son aide et sa bonne humeur aux blessés durant cette convalescence.

La longue queue d'Anita s'agita derrière elle, déplaçant les hautes herbes des champs.
Sa remarque avait amené davantage de lumière sur le visage de Kerguelen et elle ne put s'empêcher son sourire à elle de s'agrandir en retour. Le regard plein d'amour et d'admiration qu'elle eut soudain à la mention de Yurai, elle le connaissait - elle avait le même quand il s'agissait de Kiro. Tout comme les paroles que d'aucuns auraient pu qualifier de dévotion aveugle et risible. Cette foi envers le Dieu qui guidait leur vie leur était visiblement commune, bien qu'un peu différente peut-être - la lumière de la Corneille était connue pour illuminer une grande partie du chemin de ses disciples, ayant trait à des valeurs bien plus présentes dans la vie du quotidien.
Pour Kiro, c'était un peu différent. Mais dans tous les cas, elle trouva écho dans les paroles de la Couturière et fut ravie de la constater visiblement si épanouie vis à vis de son pouvoir.

Quant au sien... Parlons-en !

— Très malicieux en effet, au point que je ne sache même pas en quoi il consiste !

Anita n'hésita pas longtemps à livrer sa réponse d'un ton qui ne portait ni tristesse ni amertume.
Bien peu de loups étaient au courant que la propre Prêtresse de Kiro n'avait jamais trouvé l'usage de son don. Pourtant elle n'en avait pas honte - il se trouvait simplement que le sujet arrivait assez rarement sur la table, et elle n'avait aucune raison de dissimuler cette information à Kerguelen. Alors voilà, ce serait une personne de plus dans la confidence.

Un sourire désinvolte sur les lèvres, elle laissa même échapper un rire léger.

— J'imagine que le résultat vaudra l'attente.

Ou peut-être pas - dans tous les cas, elle ne s'en formaliserait pas.
Si elle n'avait pas besoin de son pouvoir pour s'en tirer dans la vie, et bien... Qu'il en soit ainsi !

La réaction de la louve bicolore fut à peu près celle à laquelle elle s'était attendue ; de la surprise, mais surtout une aisance naturelle et similaire à la sienne de ne pas s'en troubler inutilement. Après tout, pour Anita, la richesse de son lien avec l'Anaconda valait mille fois tout pouvoir qui pouvait résulter de son glowstick et là encore, elle ne pensait pas trop s'avancer en s'imaginant que Kerguelen accordait elle aussi davantage de valeur à ce qui l'unissait à Yurai dans la morale et les valeurs que dans le don qui en découlait.
Elles ne faisaient pas partie de ces quelques loups qui s'intéressaient avant tout au divin pour ce qu'ils pouvaient leur apporter de plus en terme de puissance. La sincérité et l'envie du partage guidaient leurs pas bien plus que l'avidité d'une influence.

Puis la Couturière s'avança et quitta la frontière symbolique des terres Nakhus pour la rejoindre du côté neutre. Anita l'accueillit d'un sourire renouvelé, heureuse de continuer à discuter avec la louve - après tout, la raison de son venue ne portait aucune urgence et elles pouvaient bien profiter de ce moment pour se découvrir davantage.

—  Avec plaisir ! Fais comme chez toi.

Son sourire souligna la forme rieuse de ses yeux, rendus un peu plus espiègles par cette plaisanterie.
Puis son regard descendit le long des flancs de la louve pour y remarquer la sacoche qui débordait elle aussi de livres. Ainsi, les ouvrages qu'elle l'avait vue poser n'étaient pas sa seule lecture en prévision. Peu encline à retenir sa curiosité, Anita parvint à lire le titre de quelques tranches maintenant qu'elle n'était plus très loin et que certaines lettres, assez grosses, lui étaient déchiffrables.
Ses yeux s'agrandirent de surprise.

— Oh ! Tu attends des petits ?

Sa conclusion était sans doute précipitée - Kerguelen pouvait très bien avoir recueilli un ou plusieurs très jeunes loups, ou bien elle pouvait avoir rassemblé ces livres pour les apporter à quelqu'un de son clan et non pour ses propres besoins.
Qu'importe - elle saurait la corriger si elle se trompait ; mais en attendant, elle laissa une expression excitée illuminer son visage.

La Couturière n'infirma pas sa supposition : au contraire, elle attendait bel et bien des enfants, et au vu du bonheur qui sembla la gagner, c'était une nouvelle qui était heureuse.
De quoi laisser rayonner un large sourire sur le visage d'Anita.

— Alors félicitations ! Il me faudra les rencontrer un jour.

Il y aurait de toutes manières bien des occasions de revenir voir les Nakhus - du moins, elle l'espérait. Leurs frontières ne semblaient pas être destinées à demeurer éternellement closes, et rien n'empêchait de venir de toute manière leur rendre visite comme le prouvait cet instant. Leurs terres n'avaient pas vraiment été privatisées par conviction, mais plutôt pour en contrôler le passage pour un temps - c'était ainsi qu'elle l'analysait, et derrière elle imaginait mal la plupart des Nakhus, dont une douce louve comme Kerguelen, empêcher le passage sur leur territoire tant que l'individu extérieur se trouvait accompagné.

La proposition de la louve lui fit hocher la tête, reconnaissante.

— Oh, je crois bien que les naissances sont assez rares chez nous et nous ne sommes pas dans une période où l'un de nous attend des petits à ma connaissance. Mais j'en prends bonne note et je te remercie.

L'Alpha ferait en sorte de passer le mot au moins chez les Corps et les Panseurs, les plus à même d'entendre parler d'une nouvelle grossesse. Certains seraient peut-être intéressés, même si les Etelkrus n'étaient pas tout à fait exempts de littérature même sans l'accès à la grande bibliothèque - il y avait toujours quelques ouvrages et peut-être de quoi satisfaire ceux qui ne chercheraient pas à s'encombrer d'un trop grand volume de lecture.
Quant à elle... Son regard se fit un peu distant un bref instant, alors qu'elle repensa à cette envie qu'elle avait ressenti en parlant à sa mère peu avant sa mort d'elle-même porter la vie.
Pour l'instant, en revanche, les conditions ne s'étaient pas réunies.

Elle cilla mais se reprit, et ramena ses yeux dans ceux dorés de la Conseillère.

— A vrai dire, je venais pour un sujet un peu moins joyeux.

Plutôt aux antipodes de la conversation actuelle, en réalité.

— Tu as porté à Sakura, l'une de nos guerrières, la nouvelle de la mort de Lewis. J'aimerais rendre visite à sa tombe au cimetière.

Son visage s'était lissé et son sourire s'était progressivement effacé, sujet obligeait.
Elle n'avait pas connu Lewis autrement qu'en l'ayant aperçue, mais cela ne l'empêchait pas de ressentir une certaine peine pour ce destin brisé dont elle ne savait rien.

Malgré l'air plus grave maintenant peint sur leurs deux visages, Anita trouva en elle un sourire à esquisser lorsqu'elle hocha la tête, reconnaissante.

— Je te remercie. Allons-y maintenant, si tu n'y vois pas d'inconvénient. Oh, et je peux t'aider à porter quelques livres !

La louve avait l'air bien encombrée. Si son aide était acceptée, l'Alpha Etelkrus la soutiendrait dans sa tâche - et dans tous les cas, lui emboiterait le pas pour s'engager au sein de leurs terres et cheminer jusqu'au cimetière.
Dans le rythme de marche qui s'engagea, les pensées d'Anita revinrent bien vite sur un des éléments qui la taraudait vis à vis de la mort de cette mercenaire si peu connue.

— Que sais-tu de la mort de Lewis ? Kiro m'en a donné une vision, mais... Je dois bien avouer que c'était très flou.

L'hybride fronça les sourcils et réprima un frisson, toujours un peu perturbée par le souvenir de ce moment quelque peu désagréable qui n'avait rien eu à voir avec la douceur de ses premières visions.