Aussi somptueuse que dans ses souvenirs, aussi terrifiante que dans ses cauchemars, l’Île aux Roses dominait inchangée sur le bleu de la mer.

Mildred s’était abstenue au mieux de croiser sa silhouette caractéristique du regard ces longs derniers mois, voilà maintenant que ses yeux étaient fixés sur elle sans pouvoir s’en détacher, comme pétrifiés et ensorcelés.
Car c’était l’Île des ensorcellements par excellence, après tout.
Et sur ce lieu qui concentra le pire comme le meilleur, au milieu des roses qui l’avaient vue naître et où elle s’était imaginée mourir, elle devait désormais retourner.


Something's wrong when you regret
Things that haven't happened yet
It's a glorious day when morning comes
Without the feeling of alarm 


Lorsqu’elle posa les pattes sur l’herbe verte en toutes saisons elle sentit son souffle se suspendre.
Comme si elle s’attendait à ce qu’il se passe quelque chose. Quelque chose de grandiose, quelque chose de pitoyable, quelque chose de banal… Mais au moins quelque chose. Il lui avait été si difficile de concrétiser l’idée de revenir qu’il lui paraissait impossible qu’elle puisse bel et bien pénétrer ici sans que la mer ne se soulève et l’engloutisse ou que toutes les étoiles tombent du ciel.
Pourtant il n’y eut rien à l’exception de son coeur emballé comme un tambour de guerre.

Alors Mildred déglutit, la gueule sèche et le souffle court, et fit un pas de plus.


So rise, and shine
Now's the time to be alive
To stay awake with me a while, and smile



Au détour de chaque pierre il y avait un fantôme, derrière chaque bosquet de roses se cachait la douleur d’une absence.
Elle avait presque l’impression de pouvoir les sentir l’épier à travers sa lente et laborieuse progression, le poids de leurs regards désapprobateurs accrochés à son échine, le murmure de leurs voix acerbes s’immisçant dans la brise et jusqu’à ses oreilles. La louve se sentit trembler, parfois s’affaisser.
Elle se sentit enfant ratée sous le regard sévères de parents déçus et d’une fratrie moqueuse, revivant ces cauchemars qui dès ses premières semaines de vie l’avaient tourmentée.  
Et parfois en fuyant un démon ses yeux se posaient sur autre chose, sur un élément qui lui renfermait quelque chose d’heureux et à même d’apaiser son cœur enflammé de douleur et son âme submergée de peine.

Car c’était aussi ici que résidaient certains des moments les plus heureux de sa vie au milieu d’une armée de spectres, ici que luttaient pour subsister les mémoires de son enfance accablées par des années plus sombres.

Il y avait au milieu de ce sentier les cris de joie d’Elely et de Maxim, engagées dans une course poursuite.
Sur cette colline la silhouette imposante et rassurante de Rhaegar qui les surveillait à distance, d’un regard doux et protecteur.
A moitié dissimulé près d’un arbre, le visage timide de Méridor qui cherchait à éviter les jeux les plus musclés.
Dans cette tanière baignée des plus beaux rayons, le corps faible d’Isrâ et tous les livres qu’on lui apportait pendant que Teddy venait le voir pour le soulager.
Traversant les rochers, arrivait en conquérant Gloriel pour les saluer et partager avec eux tous quelques moments.

Et au bas des marches, veillait droite et grande une louve gracieuse et emplie de prestance.
Au bas des marches reluisait le regard ambré de celle pour qui ils désiraient tous briller, de la Reine des lieux, de la Prêtresse des Roses, d’Anianka. De Mère.


You couldn't sleep for the awful fright
That kept you up in bed last night
Well, curious shape shift in the dark
They vanish with the sunrise spark



La gorge serrée et le corps soudain bien plus faible, Mildred figea son regard sur les premières marches de l’escalier. Celui qu’elles avaient travaillé à refaçonner, celui qui menait au temple qu’elle n’osait encore tout à fait affronter.
Ses yeux fuyaient, ses muscles étaient raides.
Mais elle devait y aller. Elle devait franchir cette étape.
Car cette fois-ci, elle y avait été invitée.

Dans son esprit résonnaient encore les mots du Gardien, celui qui mit tant d’années à venir la chercher.
Pourquoi si tard. Pourquoi avait-elle du passer si proche de la mort tant elle fut au plus bas avant de retrouver de l’intérêt aux yeux de Moiro ? Pourquoi maintenant alors qu’elle vieillissait et que si son esprit peinait à l’accepter, son corps lui rappelait qu’il n’était plus celui d’une adolescente mais d’une adulte qui l’avait trop négligé ces dernières années ?
Avait-il été nécessaire pour elle d’endurer toutes ces souffrances pour se montrer digne à nouveau ?

Avait-il fallut, pour la Tigresse, qu’une grande partie d’elle meurt et s’effondre avant de renaître de ses cendres ?

C’était chose difficile à accepter pour Mildred. Mais qui était-elle pour remettre en cause une volonté divine et leur omniscience ?
Et la louve ne pouvait pas non plus nier le souffle d’espoir que l’apparition du Tigre avait fait circuler en elle, la force nouvelle que celui-ci insuffla pour l’aider à sa lente rémission. Cette fois-ci, elle ne pouvait pas reculer. Elle ne pouvait pas continuer de fuir, pas faire demi-tour et rater à nouveau sa chance.

Elle ne pouvait plus hésiter.

Mildred se fit violence et leva les yeux sur le temple qui se dressait en haut des marches, majestueux, et constata que sa vue ne lui brûla pas les rétines.

Une seconde s’écoula, puis mue d’une décharge inattendue et brutale de détermination et de fouge la fille d’Anianka s’élança à l’assaut des marches qu’elle grimpa quatre à quatre.
Elle déboula au milieu des colonnes, haletante comme sortant d’un grand effort.
Nimbé de l’aura dorée des rayons dans laquelle se mêlait le rose de la fontaine, la Roseraie était d’une splendeur à couper le souffle.
Et elle ne put empêcher un sourire d’admiration de venir fendre ses babines alors qu’elle redécouvrait le temple sous un jour nouveau, là où dans son ultime et récent souvenir il avait été aussi terne et mortifère que les évènements qu’elle venait de vivre.

Lorsqu’elle pivota pour faire face à la fontaine elle ne put cependant éviter de voir la statue dorée qui lui fit l’effet d’une lame plongée dans les entrailles, accablée par le regard vide mais pourtant brûlant que portait Mère sur elle à travers la représentation de métal.
Les lèvres tremblaient sur son visage tandis que ses yeux d’argent s’agrippèrent aux globes d’or, les suppliant presque d’exister.

Mère, es-tu fière ?
Mère, j’aurais tant aimé te dire au revoir.
Mère, je suis désolée de n’avoir su aider mes frères.
Mère, je m’excuse de n’avoir pas eu la force de revenir plus tôt.

… Maman…
Est-il vrai que tu ne nous aimais pas de la bonne manière ?

Elle sentit des larmes poindre et brûler le coin de ses paupières mais elle refusa de les libérer.
Avec un reniflement à peine audible, la louve ferma les yeux et de gestes d’abord rigides puis plus fluides, elle s’inclina.

— Déesse Moiro, je me présente à vous. Je suis venue, comme l’a voulu votre Gardien.

La révérence fut rompue, elle redressa l’encolure et planta cette fois son regard droit devant, essayant de ne pas voir le cadavre étendu près de la fontaine imprimé dans ses souvenirs.

—  Je suis venue vous prouver que je suis restée fidèle à votre voie, que je suis digne de porter votre couleur.

Sa tête se baissa en même temps qu’un antérieur se redressa et entre ses crocs elle saisit l’hideux morceau du corps qu’elle arracha à cette Raeder venue souiller les terres d’Ao de sa présence.
Elle balança la partie d’un geste sec du museau, impétueuse et dédaigneuse, ne pouvant supporter plus longtemps son contact infâme.
Elle ne désirait salir le lieu sacré : elle savait que Moiro saurait en disposer pour que telle immondice n’existe pas plus longtemps.

—  Et que je la défendrai au péril de ma vie.

Ses prunelles étaient pâles mais brûlèrent d’une détermination farouche, sa voix se fit aussi tranchante que la lame de la dague qu’elle usa pour sectionner la chair.

Face à vos ennemis dont l’existence même porte injure à votre grandeur, ma Déesse… Je n’hésiterai pas à la manier encore.



So rise, and shine
Now's the time to be alive
To stay awake with me a while

And smile

L'apparition du corps félin fait d'un rose pur et vibrant serra son cœur d'une émotion complexe.
De l'admiration, de l'émerveillement, de la douleur, de l'espoir, de la détermination.
Un frisson parcourut son échine comme si des doigts avaient souligné la courbe de sa colonne et sa queue se leva pour se recourber en panache, le bout des longs poils ondulés tombant en cascade sur sa croupe.
Et c'est sur elle, uniquement sur elle, qu'elle consacra toute son attention et braqua l'entièreté de son regard.
Il se détourna seulement au mouvement du Gardien qui se jeta sur le morceau de la Raeder comme un chien affamé libéré de la chaîne qui le liait.

Un sourire torve releva un côté de ses lèvres en asymétrie et un morceau de joie malsaine pulsa dans ses veines.
Dévorée par l'essence des divins après avoir osé poser patte sur l'une des terres qui leur appartenait. Quelque part elle espérait que la noiraude put le sentir, là-bas sur son caillou de misère.

Puis Moiro rit d'un son cristallin et s'adressa à elle.

Un léger sursaut agita le corps de Mildred, balayé par la puissance contenue dans la voix de la Tigresse, par le poids des mots également. L'espace d'un instant la brume menaça de revenir s'immiscer en elle, opaque de doutes et froide de jugements dirigés envers elle-même.
Mais elle la chassa en gardant ses yeux perçants sur le visage parfait de Moiro. Elle resterait forte, cette fois.
Et elle s'assumerait, comme trop souvent elle n'avait eu les épaules de le faire jusqu'au bout.
Sa poitrine elle gonfla un peu plus, ses épaules elle tira en arrière, sa nuque elle poussa vers le haut.

Et un pas en avant elle exécuta.

—  Elle nous a causé du tort, il est vrai, mais elle est malgré tout une part de notre identité. Nous nous sommes laissés corrompre par sa vanité sans comprendre ses vertus.

Sa voix ne fléchit pas et vibra d'une foi sincère.
Elle fit un nouveau pas vers sa Déesse.

Puis une pause, un museau qui s'inclina légèrement - une hésitation au bord des lèvres qui ne tarda pas à naître.

—  Sans cette dignité qui luttait pour exister et qui se refusait à s'éteindre pour de bon dans l'espoir de s'épanouir un jour, je crois que je serais morte.

Et je ne serais pas qui je suis.
Malgré elle et sans doute sans le réaliser, elle reprenait en partie les mots de Narcisse. Cette foutue fierté.
Cette foutue fierté qui avait contribué à les détruire, mais cette foutue fierté qui jusqu'au bout l'avait maintenue au bord du précipice sans s'autoriser à la laisser s'y jeter.

Puis Moiro enchaîna d'une nouvelle question au ton bien plus maternel. Mais cette fois-ci Mildred ne vacilla même pas avant de répondre.

—  Car c'est à travers votre couleur que je veux l'exprimer maintenant, cette dignité. J'ai toujours cru que ma voie me menait auprès de vous surtout grâce à mon sang et à mon éducation, mais je réalise maintenant que même sans ces pressions les émotions que vous faites naître chez moi sont des denrées rares que je ne ressens pas ailleurs et qui me font avancer. J'ai eu l'opportunité de rejoindre une autre vie, une autre couleur.

Par deux fois, la possibilité d'être Etelkru.
Et de devenir disciple de la Renarde, divinité qui l'attira la première fois.

Mais pas la seconde.

—  Mais je ne l'ai pas fait et ma foi toujours se redirige vers vous. Vous êtes un combat qu'il me faut remporter et une cause que je veux servir.

Ses yeux se plissèrent et son visage se froissa sur un air presque guerrier quand le bout d'une canine apparut.

—  Au fond, je pense que vous le savez.

Car ce n'est pas pour me détruire davantage que vous m'avez conviée, n'est-ce pas ?
Ça, j'aurais très bien pu m'en débrouiller seule.

Lorsque Moiro descendit pour s'approcher et enfin réduire la distance entre elles, Mildred ne frémit pas.
Ce fut plutôt l'occasion d'admirer un peu plus ce charme et cette grâce qu'elle venait d'énoncer en rappel à ce qu'elle incarnait. Personne ne pouvait le contester, en voyant ainsi la féline entité se mouvoir.
La Tigresse était désormais plus proche qu'elle ne l'avait jamais été et elle alla même jusqu'à l'effleurer. Sa peau s'éveilla d'un léger frisson.
Et là, au creux de son oreille, se glissa une question.
Mildred n'eut pas besoin de la phrase qui suivit, une fois que la Déesse se fut détournée et remonta sur le nuage, pour comprendre qu'il s'agirait là de la clé de son épreuve. Entre les griffes acérées se balançait dans un rythme hypnotique l'objet brillant dont elle avait tant rêvassé.
Celui dont l'absence avait été source de nombreuses douleurs.

Et pour qu'enfin il puisse être sien, il lui suffisait de répondre à cette petite question et de convaincre la Tigresse.

Son regard acéré quitta un instant celui de Moiro pour rejoindre le sol, dérobé par la réflexion qui s'empara de son esprit. Bien évidemment elle ne chercherait pas à tenter de déformer la réalité comme elle le faisait avec tant de mortels. Mais ce temps de réflexion qu'elle s'octroya était tout de même une nécessite.
Car l'épreuve de la Déesse s'attaquait à sa plus grande faiblesse. Celle qui l'avait toujours hantée, de l'enfance jusqu'à maintenant. Cette petite voix contre laquelle elle luttait, mais qui revenait toujours lui chuchoter qu'elle n'était pas assez bien.
Et ce manque de confiance en elle, les doutes qu'elle nourrissait envers sa propre personne étaient des barrières qui se hérissaient contre la conception de s'accorder de réelles vertus. Elle se savait pourtant désirable ; par le sang noble qui l'avait conçu et avait créé une portée belle, par ces manières qu'elle appliquait pour le rappeler au commun des mortels et les tordre dans les directions qui l'arrangeait elle.
Mais il lui fallait maintenant se reconnaître véritablement une valeur qui lui appartenait et y poser des mots honnêtes.

Dans son esprit s'imposa encore l'image de Narcisse et la persévérance qu'il appliqua à rester près d'elle. A exaucer ses désirs.
Pourquoi fallait-il qu'elle ne cesse de penser à lui à ce moment ?!

Comme s'il allait l'aider à -
Ses pupilles s'agrandirent un peu.
Vers la Déesse elle releva des yeux dans lesquels brillait une lueur déterminée.

—  Mon indomptabilité.

D'abord qu'un seul mot, livré seul et cru. Avant que ne se développe l'argumentaire, naissant en temps réel sur sa langue.

—  Parce que je suis farouche et imprévisible, que je ne me livre pas facilement. Parce que je n'ai pas peur de répondre et de montrer les crocs. Parce que si je n'ai pas toutes les qualités d'une dame, j'ai les épines de la rose.

Ses iris se firent un peu plus brûlants.

—  Nombreux sont les loups qui cherchent à posséder, mais quelle gloire y a-t-il à vaincre sans péril ? Qu'y a-t-il à ressentir, à séduire une louve qui n'attendait que cette attention ?

Mildred fit un pas vers sa Déesse, sa queue se recourbant encore davantage dans l'alignement de sa colonne.
Son cœur battait trop fort mais pour une fois, elle se sentait au moins en phase avec elle-même. Un peu réconciliée, avec qui elle était ; avec l'aspect sauvage que lui avait donné des années d'errance et qui ne faisaient que renforcer cette inaccessibilité. Avec son air revêche qui pourrait repousser, mais qui avait aussi le pouvoir d'attirer.
Elle repensa à ce loup noir et violet, et repensa encore à l'Etelkru.
Alors c'est pour ça, Narcisse ?
C'est pour m'apprivoiser, que tu as tant persisté ?

—  C'est là mon charme. Que de ne pas me laisser cueillir.

C'est là que sont prêts à se blesser les autres, en multipliant les éraflures à force de persister.

Sur les derniers mots qu'elle prononça, son regard ne quitta pas celui de la Déesse.
Qu'elle ait réussi ou échoué, elle affronterait cette sentence la tête haute, sans se dérober. Du moins l'espérait-elle. Que si la Tigresse décidait malgré tout qu'elle ne méritait définitivement pas de représenter ses disciples et la rejetait elle saurait rester forte et ne pas simplement exploser.
Mais elle s'efforça de ne pas y penser alors que les quelques secondes entre la fin de sa réponse et la réaction de Moiro semblaient figées dans une angoissante éternité. Le monde n'était plus fait que d'un silence assourdissant que seuls les battements de son cœur osaient troubler, sa vue s'était resserrée en tunnel sur le visage terrible et somptueux jusqu'à occulter tout le reste.

Puis il y eut le tintement d'une chaîne qui coulissait et un sourire qui marqua la figure divine.

Et les mots qu'elle avait attendu si longtemps.

Mildred ne bougea pas d'un poil quand le glowstick toucha le sol de la Roseraie, devant elle. Pas plus lorsque la Déesse se volatilisa pour devenir une nuée de pétales emportés par un vent doux.
Pendant encore un long instant elle demeura figée dans cette même position d'assurance - de défiance - à garder les yeux rivés sur l'espace désormais vide qu'avait occupé Moiro.
Pour ensuite les baisser sur la douce lumière rose qui brillait et qui l'attendait. La sienne. Son glowstick.

La patte qui se leva pour ensuite le toucher fut délicate, presque hésitante. Comme s'il pouvait disparaître et n'être qu'une illusion ; une cruelle, ultime et vicieuse plaisanterie à son égard en guise d'au revoir final.
Mais le contact du verre sous ses coussinets était bien réel.
Et elle ressentit comme une douce chaleur qui monta depuis ses doigts posés sur la convoitise de toute une vie pour s'étendre dans tout son torse et inonder sa tête. Jusqu'à cheminer là, le long de ses joues jusqu'au bout de son museau, pour y faire naître un sourire.
Un sourire tendre, un sourire sincère.
Un sourire qui pour une fois n'avait rien de narquois, de provocateur ou de faux.
Un sourire comme elle n'avait pas réussi à en faire depuis de trop nombreuses années.

Cette joie apaisée irradia de ses zygomatiques jusqu'à sa tête et Mildred se sentit légère, libérée d'un poids dont elle n'avait plus conscience à force de le porter.

Sous sa patte, le glowstick se volatilisa dans une fumée rose qui alla rejoindre la pierre carmin sombre à son collier pour s'y lover et l'illuminer, pareil à un petit cœur battant qui emplit de vie le bijou jusqu'alors inanimé. Un deuxième pouls contre le sien.
Les iris pâles de la louve se relevèrent une dernière fois vers la façade de la roseraie contre laquelle brillait la fontaine et reposaient les statues. Elle constata que croiser le regard doré et figé de la représentation de sa mère ne lui fit plus autant de mal et que pour cet instant au moins, le chagrin accablant qu'elle avait traîné dans son sillage ne pouvait plus l'étreindre.
La voix qui s'échappa de sa gueule fut un murmure doux et ému.

—  Merci, Déesse Moiro.

Je serai digne de m'être battue pour les rejoindre, ces rangs.
Après une dernière inspiration de l'air parfumé et riche qui passait à l'intérieur du Temple, tiède malgré l'hiver qui sévissait partout ailleurs et autour de l'Île, Mildred fit demi-tour pour regagner l'extérieur.

Elle papillonna quelques instants des cils quand la lumière vint à nouveau baigner ses rétines, un peu trop intenses. Mais cette fois-ci, contrairement à lors de son arrivée où les souvenirs chaotiques l'harassaient, elle prit le temps de goûter l'instant et d'apprécier chaque sensation qui l'envahissait.
La brise dans son poil, le soleil sur sa truffe.
A pas lents, elle descendit les marches.
Mildred se sentait aussi un peu plus aisée dans ses mouvements, moins accablée par une physique qui se rappelait trop à son corps, comme si plusieurs années s'étaient brusquement levées de celui-ci.

Le sourire toujours figé aux lèvres, la fille d'Anianka déambula parmi les hautes herbes et les rosiers et pour la première fois depuis une éternité, elle en voyait la vie et la beauté plutôt que des fantômes.

Le son d'une voix grave et familière l'arracha à ses pensées et à sa contemplation silencieuse. Mildred se figea dans sa marche et tourna la tête dans la direction du son sans parvenir à savoir qui elle verrait.
C'était un loup qu'elle n'avait pas vu depuis de très nombreuses années et qui avait pourtant eu sa place sur cette Île autant que sa famille. C'était d'ailleurs un loup qui quelque part en avait presque fait partie, de leur famille ; dans ce statut d'oncle que son amitié avec Anianka et sa présence dans leur enfance lui avaient accordé.
C'était un loup qu'elle pensait mort, réalisa-t-elle dans la foulée.
Car Teddy était vieux, très vieux, et son apparence actuelle tout comme l'éclat pâle de son glowstick n'étaient pas là pour lui donner tort. Elle le savait plus vieux que sa mère, qui était pourtant morte à un âge avancé.
Par toute logique et sans même qu'elle n'ait eu besoin de se poser la question, sa mort était pour elle une évidence.

Pourtant il était là, devant elle, surgi des roses à la féliciter. Et il n'avait pas l'air d'être un fantôme.

Avec des yeux ronds qui trahissaient sa surprise, Mildred l'observa durant quelques silencieuses secondes avant de se reprendre - elle ne put empêcher quelques balbutiements cependant.

—  Je- euh - Merci.

Il lui fallut quelques instants de plus pour réellement comprendre qu'il était bel et bien là, parmi ces roses, probablement déjà là à son arrivée au Temple même si elle n'avait pas perçu sa présence.
La portée de ses mots finit elle aussi par monter jusqu'à sa tête et une fois le choc passé, Mildred se redressa et se tint plus droite pour que la lumière à son cou puisse mieux briller.
Le sourire qui se dessina sur ses babines était presque enfantin et d'une fraîcheur à laquelle elle n'avait plus prétendu depuis bien des années. Mais Teddy n'avait jamais été là pour les voir, cette déchéance et ses souffrances.
Bien plus que d'être teintée de rancune - elle ne lui en voulait pas d'avoir eu sa propre vie, lui qui n'était pas de son sang et ne lui devait pas grand chose, et lui serait toujours reconnaissant 'avoir été aux côtés des siens pour venir la récupérer à la chute du dôme -
cette pensée apporta son lot de soulagement.
Parce qu'elle n'avait rien besoin de justifier auprès de lui, aucun souvenir noir pour venir tâcher cette retrouvaille inattendue.

Alors la louve s'approcha d'un pas, inclina légèrement la tête sur le côté et l'inspecta de ses yeux toujours aussi pâles mais dénués de leur habituelle froideur.

—  Je dois avouer que je ne pensais pas te revoir un jour, oncle Teddy. Tu as l'air en forme.

Pour ton âge.
Mais ça, ce ne sont pas des choses qui se disent.

Le visage de son oncle était toujours aussi bienveillant que dans ses souvenirs, même si l'âge était venu y ternir le poil et creuser des imperfections.
Entendre rire si sincère et bon vivant était aussi rafraîchissant que les sensations oubliées qui avaient fini par se réveiller dans son corps.
Le voir lui faisait du bien, réalisait-elle pleinement alors que Mildred eut elle aussi un rire pour ponctuer la réponse du vieux mâle, et elle imaginait avec difficulté quelle autre rencontre aurait mieux pu parachever cette journée.
Teddy était une présence qui comme un soleil d'été n'avait jamais failli à réchauffer l'air autour de lui. Sans doute aurait-il été préférable que sa fratrie ne se soit pas tant éloigné de pareils répères.

Mais avant même que son esprit puisse emprunter le sentier dangereux des nombreux regrets qui jonchaient le sol de sa vie, la question retournée figea un court instant durant son visage.
Déjà sa gueule s'ouvrit, des mots suspendus au bout de sa langue et prêts à fuser.
Mais Mildred s'interdit de les laisser sortir et elle resta ainsi l'espace de quelques secondes, bouche entrouverte et l'expression immobilisée comme sur un cliché.

Bien-sûr ! Tout va bien pour moi et je suis heureuse.

Des mensonges, encore et toujours des mensonges.
C'était ce qu'elle était capable de produire le plus vite et avec le plus d'aplomb.
Mais elle ne pouvait pas s'y résoudre.
Pas face à ce regard soucieux, pas devant ce visage aimant, pas devant une image pure de son enfance.
Pas ici, pas devant Moiro, pas après son épreuve qui réclama toute son honnêteté.

Alors lentement ses lèvres se refermèrent et son air se fit un peu moins lumineux, accordé à l'inquiétude non-dite qu'elle sentait émaner de Teddy.
Son sourire ne fana pas tout à fait mais devint un peu désolé, comme si la louve avait été une adolescente prise en faute - qu'elle n'avait pourtant pas commise.

— J'ai vécu des années difficiles, je... N'avais plus vraiment de repère.

L'aveu avait un goût étrange, soufflé d'une voix peu assurée.
Elle déglutit, peu désireuse de s'aventurer dans les détails - ne pas mentir était une chose, s'ouvrir sur des sentiments intimes qu'elle gardait derrière une épaisse armure de glace après toutes ces années en était une autre.

— Mais ça va mieux, et je crois que ça ira maintenant. J'ai envie de remonter la pente et Moiro me fait confiance pour réussir, sa force m'aidera.

Mildred fit de son mieux pour affronter le regard violet de son oncle avec un air plus confiant. Pas de mensonge ici non plus - sa volonté était sincère, du moins elle y croyait en cet instant ; et cette énergie nouvelle qu'elle venait d'obtenir était véritablement une porte ouverte sur un nouveau départ.
Et en parlant de cela... Il y avait des choses qu'elle ne pouvait justement plus repousser comme elle le faisait avant.

À chaque fois, laisser les mois filer avait fait trop de dégâts.

— D'ailleurs, j'ai un peu perdu la trace d'Elely depuis...

Depuis un peu avant la mort d'Isrâ.
Elle passa la langue sur ses lèvres, le cœur battant plus vite.
Teddy était-il au courant, lui qui avait passé tant d'heures à le soigner durant l'enfance ?

— ... Depuis un petit moment. Il faut que je la retrouve, peut-être que tu l'as vue récemment ? Je pense qu'elle doit venir ici assez souvent.

En disciple de Moiro et membre fidèle de leur famille.
La fille d'Anianka leva vers le vieux loup des yeux brillant d'espoir, avide de trouver au moins un début de piste par lequel commencer.

S'il venait si souvent honorer la Tigresse, sans doute avaient-ils pu se croiser ?

Les premiers mots qu'elle obtint en réponse lui firent l'effet d'un poing enfoncé dans ses entrailles pour venir les tordre entre des doigts glacés.
Et ses yeux d'argent figés, braqués sur son oncle, n'avaient de cesse de voir se rejouer en boucle ce mouvement qui fit sombrer son cœur d'un cruel pressentiment avant même qu'il n'élève la voix.

Le signe de la négation et un regard désolé inscrits sur ce visage qui s'agitait de droite à gauche,
De droite à gauche,
De droite à gauche.

La suite de ses paroles se fondit dans un mélange épais et étouffant, pourtant Mildred entendit chaque mot très clairement.
Chacun d'entre eux alla imprimer sa marque au fer rouge quelque part en elle, là où une place encore intacte pouvait supporter nouvelle douleur.
Partie.
Elely était partie.

Et si Mildred avait cru cette journée belle et différente, presque trop pour être réelle, elle obtenait une énième preuve qu'il n'y aurait pour elle jamais de joie sans douleur et jamais de soleil sans orage.

Teddy s'était assis, mais pour Mildred ce fut l'épuisement soudain venu l'accabler qui cassa sa posture qui avait eu la prétention d'être droite et fière. Ses pattes se dérobèrent à moitié, bien trop faibles, et elle se réduisit à un assis avachi, museau vers le sol et gueule ouverte pour reprendre son souffle.

Que Akira meurt, malgré la tristesse, le choc et l'abattement que pareil drame provoqua dans leur jeune famille, avait été supportable grâce au temps qui s'écoula.
Que Gloriel meurt, malgré la culpabilité qu'elle portait toujours, s'inscrivait dans le cours naturel des choses.
Que Rhaegar disparaisse peu à peu de leurs vies, malgré la trahison amère qu'elle ressentit, fut noyé dans les autres souffrances et sa rancœur lui permit d'enfouir le chagrin.
Que Isrâ meurt, malgré le désespoir et les regrets qui s'unirent pour la plonger dans une noire période, avait presque été prévisible au vu des indices qu' elle avait refusé de voir et n'était qu'une conclusion funeste au chaos de leurs relations.
Que Anianka meurt, malgré l'ouragan qui acheva de se déchaîner en elle et l'effondrement d'un pilier de son existence, avait aussi été une échéance contre laquelle elle ne pouvait pas lutter.
Que Méridor parte sans un au revoir, malgré leurs retrouvailles récentes et le mépris qu'elle dut brandir pour faire face à une énième vague de chagrin, était finalement une fin logique au comportement de lâche indécis dont il ne se défit jamais vraiment.
Que Maxim s'efface elle aussi, malgré les moments vécus et les missions menées ensemble, n' avait pas non plus été une surprise une fois que les derniers maillons qui les unissait encore s'étaient rompus.

Mais Elely... De tous, elle avait sans doute été la plus proche.
De tous, elle ne pensait pas qu'elle aussi, elle l'abandonnerait.
Sans un mot. Sans un regard.
Et pour quoi ? Pour retrouver Méridor, le frère lui aussi parti sans une pensée pour ce qui restait de sa famille ?

Mais elle, alors ? Elle était encore là, et elle avait besoin de son aide, elle avait besoin d'elle.
Tout comme Elely avait sans doute eu besoin d'elle en retour. Dans l'épreuve de ces décès, dans cette solitude, dans ce... Combat contre un loup que venait de mentionner Teddy.
Une fois encore, Mildred n'avait pas été là. Une fois encore, Mildred avait laissé filer trop de temps et à la fin... Il ne restait plus rien.

Leur destin était marqué de la couleur rouge.
Rouge de leur pelage, rouge des roses, rouge du sang qui finissait toujours par éclabousser leurs vies.

Les yeux brillants des larmes qui menaçaient de s'échapper, Mildred releva avec lenteur la tête vers son oncle quand résonna sa dernière phrase.
Deux ans.
Et ce fut au tour de la louve d'actionner avec difficulté quelques muscles pour agiter la tête, de gauche à droite,
De gauche à droite.

—   Non, ce ne sera pas la peine.

Sa réponse sortit dans un souffle presque inaudible à travers des lèvres plissées et déformées par la douleur.
Deux ans.
Au fond de son cœur comme un charbon ardent, au fond de son esprit comme un vent violent, revenait s'immiscer la présence familière - et presque réconfortante - de la rancœur.
Ses iris devenus brûlants allèrent se poser dans les rosiers tout autour tandis qu'elle s'appliquait à reprendre un souffle contrôlé, petite inspiration par petite inspiration.

—  Si elle préfère pourchasser les traîtres et les fantômes, grand bien lui fasse.

Deux ans.

Dans ses oreilles le bourdonnement qui s'était installé peinait à s'estomper.
Des mots et des souvenirs repassaient en boucle, défilaient derrière les paupières qu'elle avait fermé quelques secondes.

Ce fut encore la voix de son oncle qui s'éleva pour la tirer hors de cette spirale et Mildred s'efforça de s'y raccrocher, de s'absorber dans ces mots empreints d'un long vécu et sur ce visage abîmé qu'elle cherche des yeux.
Tout pour chasser le visage de sa sœur derrière cette barrière de larmes amères qu'elle n'autorisait pas à couler mais qui brouillaient son regard. Tout pour ne plus ressentir le trou béant laissé par la morsure cuisante de la trahison et du manque. De l'abandon.
Elle aurait voulu souffler un rire amer en réponse à Teddy. Réaliser ce qu'elle pourrait perdre. N'en avait-elle pas eu l'occasion au cours de leur vie chaotique ? N'avait-elle pas elle-même subi la douleur qui creusait ses gouffres après chaque départ, chaque décès ?
Et elle lui infligeait cela malgré tout, après tout ce qu'elles avaient vécu.

Mais à quoi bon ? Même cet excès de bile et de rancœur ne trouvait plus de quoi s'attiser.

La voix de son oncle garda ses oreilles tournées dans sa direction, puis ce fut le reste de sa tête qui suivit quand elle capta le mouvement et le vit se relever, sur le départ. Un début de mouvement la fit se redresser et entrouvrit sa gueule - la fatigue lasse qui l'avait envahie lui donnait envie de se perdre seule dans le tapis de verdure, et en même temps elle ne voulait pas qu'il parte, pas déjà. Sans lui, elle craignait que tout ce qui pouvait encore porter du positif ne s'effondre pour de bon.
Mildred parvint malgré tout à forcer quelques mots à travers sa gorge nouée.

—   Oncle Teddy, je...

Les doigts de ses pattes se contractèrenr autour de quelques brins d'herbe et elle se racla la gorge.

—   Je ne sais même pas où tu vis.

Un maigre sourire penaud se fraya un chemin sur ses babines.