Le temps de repos après le combat fut court, quelques respirations denses et profondes avant qu’il ne se redresse sur ses quatre pattes. Il resta un instant immobile, Désastre, comme s’il attendait que disparaisse la tension des muscles de ses pattes, tétanisés par l’effort fourni pour sortir la bête (il n’était plus reptile, juste bête) de l’eau boueuse. La tête baissée vers sa proie (il n’était plus prédateur, juste proie), les yeux attentifs à celle-ci, il sembla chercher la prise qui lui permettrait d’effectuer le voyage avec moins de mal, moins de peine.
Il n’en trouva pas.
Alors il s’acharna.
Il avait voûté son dos et déporté tout son poids vers l’arrière de son corps, alors que sa gueule était venue s’emparer à nouveau de celui qu’il tua pour cette patte qui n’était là. Dans un souffle qui s'extirpa autant par ses babines froncées sur la chair et les écailles que par ses narines dilatées, le regard flouté par la force demandée par l’effort, le loup donna un accoup rude qui tira tant sur ses postérieurs que sur son dos, mais fit bouger de quelques centimètres le corps lourd et imposant.

La mise en mouvement se voulut être la tâche la plus rude de cette entreprise.
Celle-ci faite, il trouva cela moins difficile.
Il croit.
Les muscles douloureux à la moitié du parcours, entre la moère et les dents de roc, lui firent douter de ce fait. Il avait mal, il était épuisé.
Il devait continuer.
A Aka, il se devait de l’amener.
Il le faisait pour lui… Pas pour sa personne, pour l’oncle.
C’était important.
C’est peut-être ce qui le rendit plus fort, d’y penser.

Il tire encore.
Le crococile gros, le crocodile lourd. Il ne pense qu’à ça et aux émotions violentes qui surgirent et qu’il n’arriva pas à contrôler. C’est encore vif, c’est encore là ; il espère que ça partira une fois qu’il aura vu Aka.
…
Il ne sait pas, pourquoi il pense ça, Désastre.
Ou si. Parce qu’ainsi, il s'excuserait à son oncle en honorant son dieu comme il ne pourra plus le faire, maintenant que sa patte manque. Il croit.
Il hésite proche du temple.
Il a trois pattes mais il est encore capable, peut-être.
Ses yeux se dressent vers les roches brutes qui forgent l’endroit.
S’il veut s’excuser, c’est parce qu’il a crié, qu’il ne voulait pas et qu’il ne sait pas, pourquoi il a crié. Tout est devenu trop difficile à voir, à supporter, à ressentir, tout est devenu trop. C’est la première fois qu’il crie. Ça lui a fait mal.
A la gorge.
Partout.
Il ne se sent toujours pas bien. Depuis le cri tout est plus intense.
L’oncle n’y est pour rien. C’est le panseur qui l’a soigné, qui n’a sû être compétent.
Non.
C’était le crocodile, le problème.
Et peut-être lui, aussi.

Il franchit le seuil du temple et il traîne jusqu’à la fontaine la bête, la proie.
Enfin il le lâche, à peine essoufflé, les muscles palpitant en spasmes sous ses flancs.

« Aka. »

Il n’a pas l’habitude de parler à un autre dieu que Kiro ; et à Kiro il parle peu, il danse.

« Je vous donne le crocodile qui manga la patte de Dough votre disciple..mon oncle. Je crois.
…
Que c’est lui, qui l’a mangé. Sa patte. C’est ça, que je crois. »

Non pas qu’il croyait qu’il était son oncle, ou bien son disciple : ceci était avéré et indiscutable.
Il se racle la gorge. Il était taciturne, d’ordinaire ; plus encore, il fut silencieux durant ces deux jours et parlait enfin après cette période sans un mot.
Il n’avait pensé qu’à abattre le crocodile, il n’avait pas préparé ce qu’il allait dire et l’exercice est difficile.
Il ne tolère cet instant de faiblesse et il se force à poursuivre sa supplique maladroite.

« Gardez le fort, s'il vous plait. »

C’est ça, qu’il souhaite.
Pour son oncle. C’est ce que son oncle souhaite sans doute, lui aussi.
Il ne sait pas, il ne lui a pas reparlé, depuis qu’il a crié. Il ne sait pas comment faire, pour lui parler à nouveau sans ce risque. Il n’a pas contrôlé, ça, il ne veut pas recommencer.
C’est à cause…
Il s’est courbé face à la statue massive.
C’est à cause de l’angoisse, de la colère et de la peine.
Incliné. Respectueux.
Elles sont venues parce que...
Les deux pattes tendues, les griffes plantées dans la roche et les muscles saillants.
Parce qu’il avait eu soudain peur de le perdre, lui qu’il n’avait jamais pensé pouvoir perdre du jour au lendemain.
Le crocodile en évidence, laissé éventré au pied de la fontaine.
Parce qu’il tenait à lui.
Non.
C'était plus que ça. Parce qu'il tenait à la meute mais n'aurait pas ressenti à ce point. Parce qu'il n'aurait pas débordé de stress, de colère et de peine pour tous.
...
Désastre s'est figé.
Il relève vers la statue un regard éclairé.

« Je peux le garder fort, moi aussi. »

Parce qu'il aime.
Il comprend maintenant qu'il en est capable.

Comme lorsqu'il vint ici avec Pepper, il y a très longtemps... Il ne se fit pas attendre, Aka.
La respiration à peine calmée et le corps épuisé, Désastre sent autour de lui les feux des torches vaciller puis s'élever. Il n'a pas besoin d'y jeter un regard, pour sentir la chaleur se déployer.
Face à lui la statue s'effrite, rouge poussière qui forme l'imposant Dieu. Il le remercie, il prend son présent. Le mâle aurait pu en être soulagé, il aurait pu en être satisfait, mais ces émotions ne parviennent à exister dans le méandre plus dense encore qu'est son esprit en ce moment.
Tout est désordre en Désastre.
Il parvient à peine à se rassembler, un peu, maintenant qu'il a touché d'une griffe cette notion si importante.

Au rire du dieu, il baisse l'oreille entendante.
« Oui. »
Il lui parle comme s'il parlait à un autre de ses congénères. Il ne sait pas faire autrement et il sait que ce n'est pas une erreur, devant ce dieu là. A ceux pour qui cela le serait, il ne comptait jamais aller parler.
« Merci. »
Les mots sont uniques, pourtant il ne se contient pas.

Et puis...
Et puis il compte faire demi-tour, Désastre, parce qu'il croit ne plus rien avoir à faire ici.
S'il ne connait pas assez le dieu rouge, il aurait pu toutefois se douter.
Après une vision qui le tétanise, après la certitude d'avoir lutter contre le bon crocodile,
Il faut que celui-ci se relève et lui fasse face.
Il a, d'abord, des difficultés à comprendre la raison d'un deuxième combat, contre un adversaire déjà vaincu et qui lui assura sa vengeance.
Et puis il tilt.
Il s'est d'abord battu pour lui.
Désormais, il offrirait spectacle pour Aka, en honneur de Dough.
Il croit que c'est ça, oui.

Ce n'est pas son plaisir.
C'est leur plaisir.

Et s'il resta jusqu'à présent loup ou presque, dans le massacre comme dans l'épreuve de force qui le conduisit jusqu'ici,
Le spectacle le conduisit à revêtir sa seconde peau.
De quelques pas souples, il tourne autour du crocodile.
Il le connait déjà, cet adversaire, il se doit de l'avoir plus rapidement encore que la première fois.

Le poil boueux devient écailles lisses et poussiéreuses, le corps s'allonge dans sa danse rapide et soudain les ailes rouges comme l'ardent dieu percent ses épaules et parent sa tête d'une collerette de plumes redressées.
D'un battement d'ailes le serpent à plume prend de la hauteur, tourne
Et comme le dieu ne perdit de temps
S'abat frontalement sur l'ennemi.

Il peut le mordre, ce crocodile.
Il peut percer de ses dents longues ses écailles solides, il peut faire couler le sang de Quetzalcóatl, le répandre en fins filets sur son corps long et le sol poussiéreux.
Il peut, oui, le crocodile.

Désastre encaisse sans broncher, sans crier, sans rien.
C'est le silence qui serre ses mâchoires, juste avant qu'il ne les desserre à nouveau.

Il peut le mordre, ce crocodile, car il le mordra en retour.
Encore une fois, plus fort.
Il a pour ambition de l'abattre au plus vite.

-PC FOR:2-

Il le veut, oui.
Et sous la mâchoire le serpent se tort, s'esquinte un peu plus. Et il claque ses crochets et
Et il ne touche rien, c'est une erreur d'avoir cru qu'il pouvait l'avoir.
Il doit se ressaisir, Désastre.

Le premier coup fut digne d'un disciple de rouge, lui laissant en gueule un sang au prémisse de victoire.
Le second fut un désastre, une tentative ridicule de mettre fin au combat, de croire qu'il serait aussi simple.
La fatigue altère ses capacités, ses ressentis aussi. Il a fait une erreur, en voulant trop tôt l'achever, il en fera encore une autre, d'erreur.
Celle de ne pas bouger assez vite.
De s'énerver plutôt que d'esquiver.
Quand la mâchoire reptilienne se referme sur le corps long, Quetzalcóatl cette fois-ci ouvre la gueule pour exprimer d'un sifflement effrayant, pareil à un cri que l'on aurait étouffé.
Ses ailes s'agitent, il se plie.

Ne s'avoue pour autant pas vaincu.

Dans cette courbe forcée par la prise, il profite de la proximité avec son adversaire pour aller le chercher de ses crochets, se laissant déborder par trop.
Parce qu'il en a causé trop, des blessures. Celle de son oncle, devenu infirme. Celle de son esprit, éclaté face à la patte manquante de l'oncle. Celle de son corps, là, maintenant.
Peut-être d'autres, celles qu'il ne connait pas et a peut-être soigné sans qu'on lui dise, qu'elles venaient d'un crocodile.
De ce crocodile.

De ce crocodile pour qui tout est finit.
Une fois encore.

Les crochets envoyés en ripostent ne font plus que mordre. Ils transpercent de par et d'autre, ils brisent les écailles et font jaillir la chair et le sang par les ouvertures causées. Ils déchirent, dévorent, ils réduisent en rien celui qui le tenait.
Encore, c'est comme s'il explose, Désastre.
Trop...
Essoufflé il relâche ce qu'il reste et il se défait du Serpent à Plumes.
Il n'est plus que loup gris, blessé mais debout.
Il a l'échine gonflée et le regard aussi flou que déviant, devant la représentation divine.

J'ai gagné.
Pour Dough.
J'ai gagné deux fois et je gagnerais encore.

Et campé devant la statut, en statue victorieux, la déité lui revient. Elle n'était jamais partie, il n'aurait pu se soustraire à un combat. Le rire couche l'oreille entendante, quand l'autre reste dressée. Il respire profondément, ignorant la douleur de ses plaies et de ses os. Elle ne sait longtemps lui rester, cette douleur : le dieu la lui fait disparaitre, du moins le soulage suffisamment pour qu'il se considère soigné ; tout comme il reprend à lui le crocodile vaincu.
Il est vrai, qu'il n'est plus à une cicatrice prêt. Il n'a jamais prêté attention à l'apparence qu'il renvoyait, aussi.
Puis...
Il n'attend plus rien, Désastre.
Il ne sait pas s'il est soulagé, au mieux, il est un peu plus apaisé des tensions nombreuses qui l'habitent et provoquent sous sa peau quelques spasmes nerveux de ses muscles contractés.

« Merci.
...
Oui. »

Il s'incline face au dieu, exprime son respect et sa reconnaissance.
L'esprit en asthénie, dans un dernier regard, il prit donc congé de cette entrevue divine.

Il avait à faire, désormais.
Un oncle à soigner,
Des excuses à formuler.