Premières pages de sang

TRIGGER WARNING : attention, la scène dépeinte est assez graphique : sang, mort, mise bas.



Le souffle court, Makuro rampait sur le sol. Elle rampait, parce qu'elle était incapable de quoi que ce soit d'autre. Parce qu'elle ne savait pas quoi faire d'autre, parce qu'elle était seule et parce qu'elle n'avait ni le savoir des plantes ni celui de la guérison. Elle n'avait que le savoir des araignées, et ces dernières la suivaient avec diligence, ouvrant la voie, fermant la voie, inutiles mais rassurantes. Elles grouillaient, masse informe, soutenaient le minuscule corps balonné de la louve qui ne parvenait pas à marcher seule. Elle en écrasait dix, et quinze prenaient leur place.

Pour une vie qu'ils ne parviendraient pas a sauver.

Quelque chose ne se passait pas bien. Quoi, elle n'en avait aucune idée, mais ces douleurs fulgurantes qu'elle ressentait au niveau de son bas ventre l'inquietaient. Elle n'avait jamais donné la vie, savait que cela s'accompagnait de douleurs, mais ne s'attendait pas à... ça. Des spasmes lui vrillaient le corps de l'estomac au bout de ses pattes arrières, quand ils ne la renversaient pas entièrement.

Elle s'échoue, glapit.

Il fait nuit, et elle discerne à peine les environs. Des grosses gouttes, très à propos, noient sa silhouette. C'est un rideau qui transforme le sol en boue, dans lequel elle se noit et perd patte.

Elle se relève et fait un pas, les pattes tremblantes, griffes profondément enfoncées dans le sol. Un pas. Encore un autre, sur ce sol fourmillant de corps frénétiques. Elle trébuche, une douleur écharpe son côté.

Elle n'ira pas plus loin.

Les larmes emplissent ses yeux, voilant son désespoir. Elle ne veut pas mourir. Elle ne veut pas mourir ! Elle hurle de douleur, de désespoir, un cri strident qui traverse la nuit et la révèle aux prédateurs. Elle s'en fiche, l'odeur du sang se répandra bientôt sur son corps, finissant d'indiquer sa position à ceux ayant le malheur d'être sourd. Elle s'en fiche, parce qu'elle va crever. Elle va crever comme une merde, seule, sur ce lopin de terre. Crever comme elle avait vécu, vadrouillant loin de l'épave et de l'île des Raeders.

Ronde comme un ballon.

Un ballon qui éclate, qui cherche à s'échapper...

Le travail commence. Elle halète, mord une branche a sa portée, un caillou, quelque chose, quoi que ce soit, pour décharger sa douleur, la transférer à un autre. Autour d'elle, Doudou agite tristement ses pattes d'araignée. Elle ne peut rien faire, Doudou, et elle le sait bien, bien qu'elle ne sache pas grand-chose.

Makuro tend son corps, cherche une position plus confortable, mais il n'en existe pas. Elle ouvre à demi sa gueule remplie de boue, de pluie et de sang, les gencives éclatées. Et son corps expulse, expulse la vie et la mort sans distinction. Une odeur acre du putrescence la prend a la truffe, et la panique secoue son faible corps. L'odeur de sa propre mort en devenir, là où gît derrière elle un tas informe composé de petits corps bien trop petits, bien trop flasques.

Tremblante, la louve cherche à se retourner. Elle en a à peine la force, parties de son corps gagnrenées et abandonnées derrière elle. Ça n'est pas un euphémisme, elle n'a plus que quelques minutes, elle le sent. Elle La sent arriver, pas besoin d'être panseur pour le voir ou le savoir. Sa vue se brouille, noircit aux extrémités, Makuro frissonne. Convulse.

Elle voit le petit tas bouger - ou peut être le rêve-t-elle, hallucination des derniers instants ?

Lied-

Elle gratte, gratte dans la boue les quelques lettres qui lui viennent à l'esprit, dernière trace de son existence en ce monde, des ornières a peine visibles dans la boue, que ses pattes trop faibles n'arrivent pas à former.

Elle balbutie quelques paroles baveuses et sanguinolentes, les araignées se glissent dans les rainures, des centaines d'araignées blanches et transluscentes qui se rangent pour former les lettres voulues. Et Doudou s'approche, se place au-dessus du petit corps encore chaud, non celui de Makuro mais celui qui en est sorti. Celui si petit, que l'araignée le cache entièrement, ses pattes fouissant les cadavres des adelphes perdus, ses chélicères cliquetant furieusement.

Et de ses huit yeux, observe les dernières traces de vie quitter le corps de Celle Qui Leur Parlait.

Le silence n'est plus brisé que par l'eau
lavant le sol et les odeurs de sang, le poil rougi et noirci de la scène terriblement triste, terriblement naturelle, terriblement insignifiante qui s'est déroulée cette nuit.

Une âme et mille autres, comme chaque minute et chaque seconde, quitte les terres. Une autre, qui attend, entre la vie et la mort.

Quelqu'un approche.

L'araignée se tasse au dessus du petit corps, ses pattes tricotent dans le sang et les entrailles, perçant sans vergogne les corps qui ne respirent pas. Est-ce d'eux qu'est venu la maladie, qui s'est répandue dans le corps de Makuro, épargnant presque par magie l'enfant rescapé ? Est-ce sa progéniture qui l'a tuée, ou cette dernière n'est-elle qu'une victime supplémentaire d'un mal plus profond, extérieur ? Doudou siffle et cliquète, lorsqu'un prédateur s'approche. Elle tourne sur elle-même, gronde, se tapit. Immobile, araignée. Elle sait qu'elle n'y pourra pas grand chose, si la Bête choisit de s'attaquer à elle, si la Bête souhaite se repaître du corps encore chaud.

Alors elle observe.

Mais la bête ne plonge pas son museau dans les viscères et les muscles, non. La Bête pleure, la Bête touche avec délicatesse le corps de celle qui est parti.

Doudou siffle de nouveau, et cette fois laisse accès au corps, s'immobilise à deux pas et de ses multiples yeux observe avec attention la louve violette et terre de sienne s'emparer de l'enfant.

Peut-être tout n'est-il pas perdu.

L'araignée n'est pas bien maligne, mais elle sait que le monde n'est pas fait pour que les petits loups à peine nés survivent seuls, ni pour que les araignées, aussi grosses soient-elles, s'en occupent.

Alors elle s'écarte, et observe.