La Traque — Libre

La Traque
Cassius, 6 mois

Sous une chaleur torride, un lézard.

Pas vraiment dodu, pas rachitique non plus. Ni jeune ni vieux, un lézard tout ce qu'il y avait de plus moyen : le milieu exact de la gaussienne. Si la communauté lézard avait été une dune, il aurait été un grain de sable tout à fait insignifiant, de ceux qu'on n'avait définitivement aucune chance de remarquer.
A se dorer la pilule sur un rebord de falaise, suffisamment près du rebord pour aller faire mine de se jeter dans le vide puis se glisser à la hâte dans une fissure au moindre problème, mais suffisamment éloigné pour pouvoir profiter d'une bonne réverbération. Il devait être vers les onze heures, le soleil serait bientôt à son zénith, mais il restait encore un peu de temps. Un moment idéal pour recharger ses batteries solaires avant une dure journée passer à chasser des insectes.

Sous une chaleur torride, un lézard, mais pas que.

S'approchant lentement caché dans les ombres mauves que le soleil pas tout à fait au plus haut faisait se découper sur les parois rouges, une petite silhouette. Cachant du mieux qu'il le pouvait son poil sombre dans un environnement qui lui ressemblait plus. Seuls ses deux yeux jaunes et les quelques marques éparses qui constellaient son pelage de blanc pour venir trahir sa présence. Enchainant avec minutie un pas puis l'autre, n'hésitant pas à se figer totalement pour quelques interminables secondes lorsque le reptile se hasardait à tourner la tête dans sa direction, pour reprendre de plus belle une fois la menace d'être repéré passée.
Cela faisait bien dix minutes que Cassius le traquait, ce lézard. Pas spécialement pour se nourrir : il n'y avait là-dedans pas grand chose pour nourrir une jeune pousse en pleine croissance comme lui — pas si petite que ça, la silhouette, à bien y regarder, mais pas bien grande non plus –, et son père se chargeait toujours de subvenir à ses besoins en la matière.
Par instinct de chasse, plutôt. Par désir de prouver à ce paternel qui ramenait de la viande chaque jour qu'il avait bien intégré ses nombreux enseignements. Pour se prouver à lui-même qu'il en était capable, aussi.
Il était clair qu'il se donnait beaucoup de mal pour une proie aussi rachitique, et par une chaleur pareille, qui plus est. Il aurait pu facilement basculer dans le vide sur une faute d'inattention et se faire happer par le canyon. Il aurait pu taper une belle insolation, avec son pelage noir qui était définitivement moins isolant que celui de son père.
Mais il le faisait quand même, parce qu'il le pouvait, parce qu'il en avait besoin, et parce qu'aujourd'hui encore, Joaquín était de sortie.

Il avait pisté l'animal jusque là et à présent il le tenait. Il suffisait juste de bien agir.
Tapis si près du sol qu'il en rampait presque, les muscles naissants de ses épaules roulant sous l'épais poil hirsute qui lui tapissait l'échine, ses griffes cherchant le sol à chaque contact, Cassius avançait. Un mètre, deux. Pas une brise pour venir amener son odeur à la proie qu'il visait. Rien qu'un lézard, le vide sous ses pattes, le soleil au-dessus de sa tête, et lui.
Un dernier mètre. Une seconde se préparation, un soupir, et puis,
un bond.

Un nuage de poussière qui se lève, quelques bruissements, un éclair sombre qui se ramasse, à quelques centimètres seulement d'un gouffre qui n'avait jamais chez lui suscité le moindre vertige. Et puis enfin, le petit loup se redresse.
Sans sa gueule, un lézard mort.
Pas vraiment dodu, pas rachitique non plus. Un lézard tout ce qu'il y avait de plus quelconque, tout ce qu'il y avait de plus médiocre.
Mais c'était son lézard. Et il l'avait eu tout seul.

Une lueur malicieuse passa furtivement dans les prunelles dorées de Cassius, fier de sa réussite, et il se dressa fièrement sur ses pattes. Cette victoire, il n'avait personne avec qui la partager. Mais ce n'était pas si grave : il avait l'habitude d'être seul, même s'il n'aimait pas spécialement ça.
Ca n'était pas bien grave, parce que cette victoire, si solitaire soit-elle, elle était sienne.
Et ça, personne ne pourrait le changer.