Visite — Libre

Le soleil n'était pas encore bien haut dans le ciel et la fraîcheur matinale peinait encore à se dissiper, mais cela ne le dérangeait guère : il avait beau avoir grandi dans le désert, son père au poil épais et sa mère inconnue venu de par delà la Brèche lui avaient de toute évidence légué les gènes nécessaires à un pelage dense et dru, apte à protéger des températures basses. En plus d'être de couleur sombre. Et puis, à force d'errer ça et là sans jamais s'établir nulle part, quitte à parfois devoir dormir presque à découvert, il avait pris l'habitude des conditions météos diverses qu'offrait ce pays. Sans compter sur le froid habituel des nuits dans le Canyon où il avait grandi.

Ses pattes glissaient en silence dans l'herbe grasse de la vallée. Il trottinait à allure régulière, profitant des premières lueurs du jour pour se dégourdir les pattes et réveiller lentement son corps, après une nuit passée dans une grotte des Monts Célestes, suffisamment large pour qu'il puisse s'y lover tout entier (donc assez large quand même, car force était de constater qu'avec l'âge et l'habitude qu'il avait gardée de s'entraîner quotidiennement, Cassius était devenu un loup particulièrement imposant). Ses muscles épais roulaient sous son poil et les sangles du harnais qu'il s'était confectionné — la cape de fortune qu'il lui arrivait de porter était, elle, cachée bien à l'abri des regards au sein de ces mêmes montagnes par lesquelles il était arrivé un peu plus tôt –, son souffle chaud venant faire apparaître de manière sporadique de petits nuages de vapeur à l'entrée de sa gueule. Il n'avait pas spécialement d'objectif, si ce n'est celui de visiter les terres Nakhus. On lui avait dit, plusieurs années auparavant, que contrairement à ce que son père lui avait dit, elles étaient de nouveau ouvertes aux Solitaires, mais en ses quelques années de vie il n'avait jamais vraiment pris la peine d'aller jusqu'à entrer au sein de leur territoire, se contentant généralement de rôder autour sans jamais en franchir les limites, lorsqu'il passait dans le coin.
Il était temps que cela change.

Il n'y avait pour le moment pas âme qui vive dans la gorge, ou en tout cas, pas à proximité. A l'exception peut-être de quelques herbivores qui ne l'intéressaient guère — il avait pris le temps d'attraper un lièvre la veille au soir pour ne pas être gêné par la faim lors de sa visite –, et qu'il ignorait lorsqu'il lui arrivait de croiser la route de ceux qui n'avaient pas fui à son approche. L'endroit était beau, assurément, impressionnant et vaste, mais vide. A l'exception de la petite église blanche et visiblement endommagée qui semblait dormir au coeur de la vallée, à quelques centaines de mètres de là. Il décida d'aller dans sa direction.
Pour voir.

L'odeur que lui apporta la brise était familière, tout droit venue d'une époque lointaine. Cassius ralentit le pas et s'arrêta après quelques secondes, levant avec curiosité la tête dans la direction d'où provenait la fragrance. Les hautes herbes finirent par s'écarter pour dévoiler Dysis, et il l'accueillit avec un discret sourire, ponctué d'un petit signe de tête.

Ses yeux allèrent instinctivement vers ses longues pattes à la phrase de la louve. Puis à la louve elle-même, qu'il dépassait maintenant de deux bonnes têtes. Détaillant avec attention un visage qui reprenait peu à peu vie dans sa tête, à une petite différence près.

— Tu portes le vert, fit-il en observant un peu plus longuement la croix verte qui luisait dans le regard pâle de la Nakhu.

Il arqua légèrement la tête sur le côté, pensif.

— A quoi correspond-elle ?

Il ne connaissait que le rouge, associé à la force. Le reste n'était que mystère.

Une moue amusée étire ses lèvres lorsqu'elle lui dévoile les maîtres mots du vert : intelligence, cohésion.
Celui-là n'est pas pour moi, pensa-t-il distraitement.
Et il n'avait beau que connaître Dysis via quelques heures passées à s'abriter d'un orage ensemble, il se disait que ça correspondait. En témoignait cet esprit de synthèse qui lui permettait de réduire ses paroles à l'essentiel sans pour autant être mal comprise.

— Je prospecte.

Il prit le temps de réunir ses pensées. Dysis était une louve de peu de mots et il n'avait pas envie de la perdre dans un ramassis de palabres inutiles. C'était sans doute pas mal qu'il exerce un peu ses talents plutôt maigres en communication, lui qui passait tant de temps à se maintenir en bonne condition physique.

— J'aimerais bien rejoindre une meute. Je visite les territoires pour voir si j'en trouve une qui me correspond. Et qui veut bien de moi.

Puis d'ajouter :

— Et toi, tu chasses ?

Des appâts. Cassius n'avait pas la moindre idée de ce qui aurait pu servir d'appâts pour des monstres, à l'exception de proies potentielles. Des lapins, des cerfs, peut-être. Ou lui.
Il se demanda, aussi, s'il y avait parfois de la place pour autre chose que la chasse aux monstres, dans la vie de Dysis. Et dans la vie de Nyu.
A première vue, la vie de chasseur ne lui faisait pas envie. Vouer son existence à traquer encore et encore des créatures monstrueuses qui semblaient se renouveler ad vitam, en attendant de se retrouver confronté à un qui s'avèrerait trop fort, trop rapide, trop vicieux. Penser chasse, crafter chasse, manger chasse, vivre chasse. Ne plus être qu'un outil. Y avait-il une perspective de fin ? Une éradication des monstres possibles ? Et quelle était, au final, la différence entre les monstres, et eux ? N'étaient-ils pas des prédateurs supérieurs ?
Il se garda bien de poser ses questions. Dysis ne lui était jamais apparue comme une louve loquace, et il aurait juste craint de se montrer irrespectueux. Il ne la connaissait pas assez.
Mais en soi, parfois, dans ses plus grands moments de solitude, il pouvait comprendre l'attrait qu'elle pouvait trouver à cette chasse éternelle qui rythmait sa vie. Ca lui donnait un but. Un horizon pour sa journée.
Quelque chose qu'il n'avait pas eu depuis longtemps, d'où sa présence ici.

— Mon clan voudra bien d'toi. Si tu nous respecte. C'pas trop compliqué.

Il se redressa un peu, toute son attention sur la louve. Attendant la suite. Elle finit par se proposer pour le guider. Même s'il avait clairement le sentiment de perturber sa journée.
Ce qui n'était pas vraiment surprenant, tant l'existence des Chasseurs semblait réglée comme une horloge.

— Si ça ne te gêne pas, répondit-il en hochant la tête.

C'était plutôt un bon développement, et il sentit un léger poids comme disparaître de ses épaules. Après, les Nakhus n'avaient pas mauvaise réputation en terme d'accueil des étrangers. Il se demandait si ses prospections du côté des Etelkrus avaient des chances d'aussi bien se passer (spoiler : non).

— On peut chercher des appâts en discutant, si tu veux. Il lui fit un signe de tête, l'incitant à marcher avec lui, avant de reprendre : Quelles sont les choses les plus importantes à tes yeux ?

Peut-être pouvaient-ils faire d'une pierre deux coups.