Visite nocturne [Ft. Ajani]

Visite Nocturne
Rhaegar & Ajani

La lune était basse dans le ciel, aussi ronde qu'un ballon et aussi clair qu'une étoile. La terre était recouverte d'un manteau gris et pâle, presque fantomatique. Les ombres s'allongeaient, se confondaient entre elles. Le firmament étincelait cette nuit là, jouant à cache cache avec les quelques nuages allongés ci et là dans cet océan de bleu.
Rhaegar était assis là, immobile, le dos rond. Il l'attendait en terrain solitaire, au même endroit où ils s'étaient quittés la dernière fois.

Comme convenu, il était venu à leur rendez-vous. Il avait hésité, longuement, d'ailleurs il hésitait toujours un peu. Le secret qu'Ajani lui avait révélé avait suscité l’intérêt du loup sombre, il avait mené son enquête et déduit que la louve concernée était Bree. Elle était aussi blanche que des flocons de neige en hiver, elle avait une longue chevelure, une crinière presque.. Puis, il avait ses yeux.

Anianka était déjà dans la roseraie, Rhaegar s'en était assuré avant de partir. Elle y allait toujours au même moment, elle l'embrassait avant et lui demandait de monter la garde pas trop loin. Mais Rhaé ne restait jamais très longtemps sur place, il n'avait pas beaucoup de patience.

Un bruit attira son attention et ses oreilles se dressèrent sur sa tête. Une odeur de sel vint accompagné l'arrivant.

Tu as mis du temps. Taquina le loup sombre, voyant une ombre s'approcher.

L'excitation monta d'un cran dans sa poitrine.

Sous la lune pâle, le lion blanc et l'ours noir devaient se rejoindre.
En cette terre déserte où ils s'étaient rencontrés pour la première fois, la massive silhouette de neige avançait à pas qui se voulaient discrets. Sa carrure ne lui avait jamais permis d'être véritable agile ou furtif, mais tout bon loup savait se faire plus silencieux sur un sol de terre ou d'herbe grasse. Ici, l'étendue stérile était recouverte d'une sorte de terre très fine, à laquelle succédaient parfois des rochers à fleur de surface. Nul végétal ne venait y étaler branches et feuilles qui auraient été des pièges à la discrétion. Non, il n'y avait rien ici qu'un silence de mort, parfois rompu par les cris d'animaux lointains. Même les oiseaux nocturnes paraissaient éviter la zone. Peut-être était-ce simplement parce qu'il n'y avait rie d'intéressant à y chasser, et que les deux êtres qui s'y trouvaient ce soir étaient bien plus prédateur que proie.

Rhaegar l'attendait à l'endroit même de leur première rencontre, assis cette fois-ci, dans une posture bien moins méfiante. Lorsqu'il l'aperçut, le coeur d'Ajani fit un bond et un frisson d’exaltation le parcourut. Il ne savait trop s'il enfreignait quelque règle de son côté, mais il y avait quelque-chose d'excitant dans l'impression de contourner les règles. Se mêlait à cela sa soif de découverte qui n'attendait que d'être étanchée, soif de découvrir ce monde dont il était à moitié constitué. Il ne chercha donc pas à se montrer particulièrement discret lorsqu'il contourna la profonde faille pour rejoindre son comparse. Devait-il le considérer comme un ennemi ? Comme un allié ? Il lui paraissait être quelque-chose entre les deux. Rival peut-être, ennemi le jour et complice la nuit.

La nuit était jeune encore, et Ajani savait qu'il devrait rentrer avant la fin de cette dernière pour que personne ne s'aperçoive de son absence. Fort heureusement, cette nuit-là les Raeders auraient l'attention accaparée par bien d'autres choses. Les prisonniers ramenés sur l'Île allaient être sacrifiés dans l'espoir de rappeler Pontos à ceux qu'il avait maudits. Peut-être alors y aurait-il moyen de trouver un nouveau marché avec lui, une nouvelle chance de lui donner satisfaction afin qu'il allège ou fasse disparaître la malédiction, fléau qui rôdait au-dessus des pirates. Mais avant le dénouement de cette histoire, Ajani en avait une autre à écrire, aux côtés de ce loup qui aurait pu être son ombre incarnée dans un corps.

Une lueur amusée passa dans les yeux de glace de l'adolescent lors que la voix de Rhaegar monta, presque malicieuse. Il s'approcha et s'arrêta à une distance polie pour river ses prunelles dans les iris flamboyants du lazuli.

"Ce qui t'as laissé tout le temps, j'espère, de peaufiner ta visite, loup des terres." Répondit-il en baissant légèrement la tête. "Je suis impatient de découvrir cette île d'où tu viens."

Rhaegar

La silhouette du lion finit par s'éclaircir à la lumière de l'astre nocturne, se dessinèrent alors progressivement ses cheveux, se mâchoires, les accessoires qui embellissent ses pattes. Puis enfin, il put plonger son regard dans le sien, dans ses yeux marins. Ils échangèrent un sourire complice, eux dont les secrets avaient été échangés quelques nuits auparavant. Le pirate —parce qu'il en était un avant tout— répondit et sa voix grave résonna dans la nuit. Rhaegar cligna lentement des paupières, sans répondre immédiatement, le visage mystérieux et impassible. Il hésitait encore mais il avait déjà tout planifié depuis des jours maintenant. Il avait réfléchi aux différents scénarios possibles, notamment les pires, les plus désastreux, les plus horribles. Et il avait prévu une riposte à chacun d'entre eux, il était prêt à toutes éventualités.

Un soupir dilata ses naseaux, puis il se leva et de la poussière tournoya autour de lui. Un sourire détendit son visage sombre, lui donnant un air plus jovial. Il n'était pas encore au courant des agressions qui avaient eu lieu contre sa meute, des kidnappings, car leurs disparitions n'avaient pas encore été signalées. Mais si il avait su.. cette rencontre aurait pu être beaucoup moins plaisante.

Je suis prêt depuis longtemps déjà. Dit-il en s'approchant jusqu'à se positionner épaule contre épaule, plongeant la flamme de ses prunelles dans le froid de celles du pirate.

Ils n'avaient jamais été aussi près l'un de l'autre. D'un simple basculement, ils pouvaient se donner un coup d'épaule, ou pire encore, se broyer la gorge. L'excitation était palpable, l'adrénaline gonflait les veines du loup sombre. Il aimait prendre des risques, se frotter au danger, car il n'avait peur de rien, il était sûr de lui. Peut-être un peu trop..  ou alors pas du tout. Mais c'était ça non, ce qu'il y avait de plus séduisant ? Ne pas savoir ce qu'il peut se passer là, maintenant, jouer avec l'imprudence.

Reste près de moi, dans mes pas. Murmura-t-il d'une voix faussement alerte, les yeux plissés.

Un léger rire gronda dans sa gorge, petit bruit à peine audible mais dont l'accent grave était suffisamment perceptible. Puis il se mit à trottiner, la gueule et la queue basses, les pattes tendues.

Ils traversèrent les ruines, circulant entre les failles, sautant par dessus les bâtisses écroulées, puis après quelques arbres morts un terrain plus vivable apparut, quoi que bien désertique durant la nuit. L'herbe se mouvait à perte de vue, comme si la terre était un gigantesque pelage délavé, asséché par les fortes chaleurs de l'été. Quelques arbres s'élevaient ci et là, silhouettes immobiles au sol mais dansantes à l'extrémité. De nombreuses feuilles reflétaient les rayons lunaires et se distinguaient des autres perdues dans l'ombre, apportant plus de reflets aux feuillages.

Ils franchirent cette savane en pleins centre, quoi qu'ils se tinrent bien bas pour se fondre dans la masse d'herbe. Rhaegar était comme un spectre, il se glissait entre les grandes tiges, il était rapide et discret malgré sa corpulence impressionnante. De temps à autre, il jetait un regard par dessus son épaule pour s'assurer que le lion suivait le mouvement. Ils étaient en terrain solitaire et en pleine nuit, ils n'avaient pas grand chose à craindre — surtout avec leurs carrures — mais la discrétion était tout de même recommandée. Rhaegar guettait les alentours, les sens en alerte. Il lui arrivait de ralentir lorsqu'une odeur étrangère lui parvenait, mais ces effluves étaient trop anciennes pour que leurs propriétaires soient encore présents.

Après un long moment, ils finirent par quitter les plaines et la brise se leva, plus forte, apportant une odeur iodée avec elle. Ils arrivaient tout juste près des côtes et le roulement des vagues résonnait au loin, comme un écho lointain. Ils n'étaient plus très loin maintenant..

Le contact fut soudain, inattendu, et Ajani sentit monter la tension dans l'air autour d'eux. Les prunelles rivées dans le regard flamboyant du lazuli, il ne broncha pas, soutint son regard en y lisant le reflet de ce qui devait se trouver dans le sien. L'excitation de l'aventure et de l'interdit, la proximité de deux êtres supposément ennemis, deux colosses que la nature avait doté d'une grande taille et d'un pelage épais à l'aube même de leur existence. Dans cette nuit qui changerait le destin du monde et de toutes les meutes ne comptait rien d'autre à cet instant que cette expédition secrète, l'impatience de la découverte, le frisson du danger. L'échange fut bref, mais d'une intensité telle qu'il parut durer une frémissante éternité. Les mots de Rhaegar résonnèrent à ses oreilles, en écho à ses propres pensées. Depuis leur première rencontre, ce rendez-vous avait occupé une partie de ses pensées. Certes, il y avait globalement eu beaucoup de mouvement dans sa vie, puisqu'il y avait de sombres choses qui se tramaient chez les pirates, et qu'il avait fait la rencontre de son supposé grand-oncle. Il lui avait proposé de rejoindre un clan, de rejoindre sa famille et les dieux. Il lui avait parlé d'une déesse qui l'aurait choisi, alors même qu'Ajani ne connaissait pas son nom.
Son existence s'annonçait peut-être plus palpitante encore qu'elle était supposée être pour un pirate.

Quand Rhaegar prit le départ, il lui emboîta le pas d'une foulée preste. La nuit avala les deux silhouettes massives, à peine éclairées par les rayons de la dame de la nuit. Ils traversèrent la lande stérile, puis une plaine recouverte d'herbe sèche, dans laquelle l'air lui parut plus chaud. Le regard tranchant d'Ajani parcourait les alentours, sans qu'il ne disent un mot, enregistrant tout ce qu'il y voyait. Sur Morne-Oeil, les paysages étaient assez peu diversifiés : il y avait les collines herbeuses du centre, les falaises abruptes et les plages de sable clair. Cette plaine immense, sans doute bien plus que l'île elle-même, était des plus particulières. Son herbe était jaunie, quelques arbres s'y dressaient, pourvu de quelques feuilles timides. Ils ne devaient pas prodiguer beaucoup d'ombre. Au loin lui parvinrent les effluves d'animaux dont il ne connaissait pas la nature, dont il devina un grand groupe. Ses narines frémissaient à toutes ces odeurs nouvelles.

Lorsque celle de l'Océan revint, les oreilles d'Ajani se redressèrent légèrement. Il entrait en terrain familier. Il fut d'ailleurs surpris de constater qu'ils avaient parcouru par la terre quasiment le même chemin que lui-même avait fait à l'aller, en longeant l'océan. Il reconnut à l'horizon les Côtes de Nacre et leur éclat si particulier sous la lune, comme sous le soleil. Des milliers de paillettes paraissaient consteller le sol, se mouvant au rythme de leur avancée. Ils allèrent plus loin que là où se trouvait le bras de mer communiquant avec Morne-Oeil, et dépassèrent la plage brillante. Le ronronnement léger d'une rivière finit par se faire entendre, plus fort que tout ce que le blanc avait pu entendre. Sur son île, il n'y avait pas plus que de petits ruisseaux d'eau qui s'écoulaient depuis le centre jusqu'à l'océan, courts et peu fournis. Le tourbillonnement qu'il percevait paraissait indiquer quelque-chose d'autrement plus grand.

Un autre parfum, enfin, vint chatouiller ses narines et le surprendre. Une odeur entêtante et hypnotisante à la fois, lourde et légère, difficile à décrire. Il découvrirait bientôt qu'il s'agissait de celle d'une plante dont il n'avait pas eu connaissance jusqu'ici : les roses. Il laissa Rhaegar le guider, devinant que l'arrivée état imminente. Son coeur n'en battait que plus fort, alors que sa grande silhouette frôlait par instants celle de l'ours noir.

Rhaegar

Même en pleins milieu de la nuit, la mer étincelait comme si une traînée de poussière d'étoiles y flottait à la surface. La lune blanche et le firmament céleste ne faisaient qu'embellir ce lieu déjà éblouissant. Les coquillages par milliers reflétaient une magnifique lueur argentée, cela donnait envie de s'y poser et de s'y relaxer, mais ce n'était pas le but de leur escapade nocturne. Il ralentit tout de même le trot pour observer ce lieu au romantisme légendaire aux côtés de son compagnon touristique, il ne devait pas voir ça souvent sur son île perdue. Ou peut-être que des paysages encore plus beaux y étaient cachés ? Ça, il le découvrirait à leur prochaine visite, sur Morne Oeil cette fois-ci où les rôles seraient échangés.
Après quelques foulées rythmées sur le sable frais, ils arrivèrent enfin près de la frontière Lazuli. Le bruissement de la rivière et les odeurs n'y trompaient pas. Lorsque les deux bras d'eau s'affichèrent dans leur champ de vision cela se confirma. Le visage concentré et le corps bas, il avait accéléré le rythme. Un regard sur l'emplacement de la lune lui indiqua qu'un garde ne tarderait pas à passer dans le coin, alors d'un mouvement du museau, il invita le lion blanc à être prudent et discret. Ils traversèrent la rivière à un point où l'eau y était plus calme, sautant de roche en roche pour finalement atterrir sur la terre des Lazulis. Rhaegar était tendu, cela se voyait à sa queue qui remuait nerveusement derrière lui. Ils longèrent la côte et atteignirent le bras de mer reliant l'Île à la plage Lazuli. L'eau commençait déjà à recouvrir le chemin, ils n'avaient pas beaucoup de temps..

Une fois le passage franchi, Rheagar s'arrêta pour reposer un instant ses muscles. La nervosité lui donnait des crampes et ce n'était pas le bon moment pour en avoir.. Il lança un regard accueillant au pirate qui se tenait à côté de lui, les yeux pétillants.

Bienvenue sur l'Île aux roses, ma maison.

Un sourire pointa sur ses babines tandis qu'il admirait les alentours comme si c'était la première fois qu'il venait. L'odeur des roses emplissait ses narines, des champs entiers de fleurs s'étendaient sur des dunes de toutes formes. Quelques arbres de toutes sortes, certains fleuris, d'autres non, dormaient ci et là entourés de buissons et de quelques petits points d'eau à peine visibles.
Quelques pétales volèrent autour d'eux, épousant la brise calme apportée par la mer protectrice qui encerclait l'île. Il avance, doucement, évitant le chemin principal utilisé par ses camarades. Ils montèrent une des dunes les plus hautes où se situait un arbre assez gros, dont le feuillage ressemblait à de grandes lianes retombantes vers le sol. Des buissons l'entouraient, ainsi que des ronces et des roses épineuses rouges et roses.

C'est ici que je suis né. Intima-t-il au lion blanc en pointant ses prunelles nostalgiques sur le feuillage du saule.

D'un mouvement de la patte, il écarta le rideau de liane et découvrit une tanière douillette dont le charme était atypique. Comme un puis dans les buissons le toit ainsi que les contours étaient fait de branchages, de lianes, de ronces et de roses. De la mousse couvrait le sol, une odeur particulièrement exotique et sensuelle s'en dégageait, celle d'Anianka. Ce nid n'était pas très grand, mais suffisamment pour que la prêtresse y rentre et y mette au monde Rhaegar.

A mesure qu'ils avançaient, Ajani sentit l'odeur que portait Rhaegar plus présente autour de lui. Nul doute qu'ils pénétraient véritablement dans les terres de cette meute dénommée Lazulis. L'attitude de son compagnon de route ne le détrompait pas : il parut plus tendu lorsqu'ils passèrent les premiers marquages de territoire et eurent à traverser une large rivière. Obéissant au geste de l'ours, le pirate fit de son mieux pour être aux aguets et silencieux - bien que ce ne fût clairement pas son fort. Le regard papillonnant, guettant le moindre mouvement, et les muscles tendus, il le suivit en marchant presque dans ses empreintes, tandis qu'il s'imprégnait de l'odeur de tous ces endroits nouveaux. Le parfum étrange et entêtant qu'il avait senti de loin, porté par la brise marine, devint plus fort à mesure de leur avancée.

Ils parvinrent enfin auprès de l'Oécan, et le jeune loup sentit son camarade se détendre légèrement. Ils avaient sans doute passé les endroits critiques où ils risquaient d'être découverts par d'autres loups de clans - ce qui serait inévitablement une mauvaise chose pour Rhaegar, sans doute plus que pour lui, à moins qu'il ne se fasse capturer. Mais l'adolescent voyait cela comme presque impossible, tant on lui avait vanté la supériorité des Raeders par rapport aux continentaux, trop faibles et trop dépendants de leurs pouvoirs divins. La confidence de son camarade à propos de ces bâtons lumineux, les glowsticks, lui suffirait même peut-être à se sortir de n'importe quelle embuscade -. Ils franchirent le bras de mer qui les séparait de cette mystérieuse île leur faisant face grâce à un passage bien moins profond, dont l'accessibilité devait varier en fonction des marais. Contrairement à Morne-Oeil, cette île n'était-elle donc pas toujours séparée de la terre ? Le territoire des pirates nécessitait immanquablement une petite trotte aquatique pour atteindre ses côtes, même si l'on partait du point le plus proche des Côtes de Nacre.

Ce fut alors la découverte d'un monde complètement nouveau pour Ajani. Sa tête et ses oreilles se redressèrent alors que sa truffe était agitée de multiples frémissements. Il y avait sur Morne-Oeil peu de plantes qui fleurissaient, le sel rongeant la plupart des êtres les plus sensibles, et celles qui parvenaient à survivre n'égalaient en aucun cas cette marée de pétales colorés qui emplissait son champ de vision. Partout autour d'eux se trouvaient des buissons de roses, de toutes les teintes, fièrement dressées sur leurs tiges d'un vert profond. Le soleil de l'été ne semblait avoir eu aucun impact sur elles, comme si les deux jeunes loups venaient d'entrer dans une terre d'éternel printemps. Les yeux rebondissant sur chacune des corolles qui jetaient dans leur direction leur silhouette drapée, Ajani imprima avec cette image le nom de cet endroit lorsque la voix de Rhaegar le prononça : l'Île aux Roses.

Les roses désignaient-elles ces fleurs ? Sans doute que oui, car il ne semblait y avoir sur cette île qu'une seule espèce de plante. Ou presque, car l'ours noir le guida à travers les sentiers jusqu'à une petite colline où se dressait, sur une herbe rase et entre les buissons épais, un arbre solitaire. Ajani, alors qu'ils avançaient, consista soudain que les tiges des fleurs étaient hérissées de pics effilés, lorsqu'il frôla un buisson qui lui prit en retour une petite touffe de fourrure blanche. Rhaegar lui fit découvrir une petite tanière, qui était l'endroit où il était né. La nostalgie qu'il éprouvait n'échappa pas au lion blanc, qui lui lança un regard bref avant de ramener ses prunelles sur cet endroit. Il réalisait à cet instant que lui-même n'avait aucune idée de l'endroit où il était né. De cette place où son corps avait pour la première fois rencontré la terre, où ses premiers cris s'étaient fait entendre. Il n'avait pas de telle attache, lui, l'enfant amené par la mer et son Ange Blanc.

"C'est un bel endroit." Souffla-t-il en lançant un regard aux alentours. "Je n'en avais jamais vu de tel."

Durant un instant, oublié le frisson du danger et l'insouciance adolescente. Ne demeurait que cette fascination, cette découverte d'un univers complètement différent de tout ce qu'il connaissait. Un détail cependant, le frappa. Rhaegar avait dit que cette Île aux Roses était sa maison. Or, il portait sur lui l'odeur des Lazulis, il prétendait en faire partie. Pourquoi alors n'y avait-il pas d'autre loup de meute ici ? L'Île n'était pas bien grande, et Ajani était certain qu'on lui avait raconté que les clans vivaient tous au même endroit, comptant sur la force du groupe pour se protéger.

"Si c'est ici ta maison... Où sont les autres loups de ta meute ?" Demanda-t-il en rivant de nouveau ses prunelles de glace dans les iris de feu de son interlocuteur. "Vous ne vivez pas tous ensemble ?"

Rhaegar

Le lion blanc lui rappela l'enfant qu'il était lorsqu'il n'était qu'un petit lardon, émerveillé par la nature immortelle de cette île isolée. Ses yeux bleus contemplaient les plantes comme si il n'en avait jamais vu, ce qui était probablement le cas. Des roses aussi belles, il n'y en avait que sur cette île. Elles avaient le pouvoir de rester parfaitement fraiches, d'être colorées et parfumées comme à leur éclosion et ce, à n'importe quel moment de la journée.
Il sourit au pirate qui mouvait ses yeux partout comme s'il découvrait le monde, les arrêtant cependant dans les siens.

Je vis à l'écart des autres, aux côtés de ma mère. Elle est la prêtresse de ces lieux.

Il n'en dit pas plus, il se doutait bien que le pirate ne connaissait pas grand chose des prêtres et des dieux. Pouvait-il seulement lui parler comme si ils étaient d'innocents louveteaux ? Il hésite, se met à marcher pour continuer la visite. Plus loin, les roses se coloraient de blanc, d'un blanc pur, parfait, qui s'assimilait au long pelage du pirate.

Ma mère s'est appropriée cette île parce qu'elle représente la déesse qui l'habite. Concéda-t-il après un long silence, tout en ramenant leurs pas sur un petit chemin de cailloux qui serpentait jusqu'au sable.

Les seuls qui vagabondent ici sont les disciples qui viennent prier Moiro ou quérir les conseils de ma mère. Mais en réalité, la plupart des membres de ma meute la craignent ou l'évitent, donc il n'y a pas grand monde.

Il souffle du nez, comme pour débuter un rire ironique aussitôt étouffé, laissant qu'un piètre sourire amère sur ses babines.

Les premières paroles de son comparse laissèrent en effet Ajani songeur, alors qu'ils reprenaient leur lente marche sur l'Île fleurie. Ce qu'il découvrait bousculait un peu les a-priori qu'il portait sur les clans, et les faisaient se découvrir plus complexes que ce qu'on lui en avait raconté. Ainsi donc, on pouvait faire partie d'un groupe mais vivre à l'écart ? Il fallait dire que sur Morne-Oeil, c'était bien plus difficile à concevoir. L'île était bien plus petite que les terres des continentaux, et surtout elle ne disposait que de très peu d'abris, forçant tout un chacun à accepter la compagnie d'autrui pour se tenir chaud et à l'abris des prédateurs. Rhaegar lui, avait une île entière qu'il partageait uniquement avec sa mère... Quelle faste vie ils devaient mener. Il pouvait sentir au détour des chemins, à travers le lourd parfum des roses, les effluves de créatures terrestres nombreuses. Des lapins et autres petits rongeurs devaient vivre et se reproduire à foison par ici, promettant à ses habitants un éternel banquet.

Le terme de prêtresse interpella le lion blanc, évidemment. C'était un concept qui n'existait pas sur Morne-Oeil, et il n'avait jamais eu l'occasion de le voir utilisé encore. Il devina sans peine que c'était un rang important, dans la meute des Lazulis, mais ne put en comprendre la teneur réelle avant que le brun ne précise quelque-chose, qui fit se redresser légèrement les oreilles du pirate. Sa mère représentait une déesse. Paradoxalement, s'il y avait une chose du continent dont Ajani connaissait quelques traits, c'était les dieux. La haine que leur avait voué l'ancien capitaine Illidan avait fait son petit bout de chemin dans la tradition pirate, et par défaut ces êtres étaient considérés comme néfastes sur Morne-Oeil. N'ayant jamais eu de réel rapport à eux, Ajani les voyait comme... des créatures différentes des loups et que les continentaux servaient aveuglément. Cela faisait partie des faiblesses vendues par les Raeders lorsqu'ils évoquaient leurs congénères dépourvu de l'odeur du sel et du sang de la mer. Cependant, ces dieux avaient évidemment attisé la curiosité de l'adolescent au pelage clair.

Il était naturellement avide d'apprendre, et ce monde nouveau qui s'offrait à lui n'était pas pour améliorer les choses sur ce point. Un nom fusa dans la conversation, celui de Moiro. Etait-ce le patronyme de la déesse en question ? Puisque l'ours noir parlait de la prier, ce n'était sans doute pas une mauvaise hypothèse. Ajani se demanda d'ailleurs si les lazulis craignaient la déesse ou craignaient la mère de Rhaegar. Peut-être les deux. Chez les Raeders, il n'y avait pas de dieu à prier, pa sde fidélité à entretenir. Le Maître des Rituels protégeait leur fontaine à eux, mais bien plus des habitants de l'Île que des étrangers. Car tout étranger qui se trouverait suffisamment attiré par le parfum de cette boisson se verrait aussitôt enchaîné à l'île par la malédiction de Pontos. Peut-être que Pontos était un dieu, lui-aussi. Mais il ne faisait pas partie de leur quotidien, autrement que par le poids qu'il ajoutait à leur âge.
La sentence pour partager le sang des Raeders, brûlante et sans pitié.

"Qu'a-t-elle fait pour être ainsi redoutée ?" Répondit-il en laissant son regard flotter sur la marée de fleurs blanches. "Est-elle votre chef ?"

Le seul qu'il fallait défier pour oser s'opposer à lui, selon le code des pirates. Celui qui avait le dernier mot, qui prononçait les sentences et prenait les décisions. Celui qu'il fallait craindre. Le Capitaine.

Rhaegar

Un frémissement parmi les roses attira l'attention du loup sombre. Il plissa doucement les yeux en scrutant les champs. Si c'était un Lazuli, il était mal barré.. Sa queue remua avec impatience derrière lui, il s'avança d'un pas et renifla le sol.

Non, elle ne l'est pas. Répondit-il en relevant la tête, les oreilles droites.

Mais elle est influente, et elle détient plusieurs pouvoirs qui la rendent plus ou moins intimidante.

Il tourna d'un mouvement sec et vif la tête sur le côté, ses yeux s'agrandirent, laissant réapparaître ses belles prunelles ambrés.

Si un jour tu la rencontres, tu comprendras par toi même. Dit-il avant de se jeter d'un coup dans les roses.

Il sauta à quelques reprises, sa grosse silhouette noirâtre reflétait la clarté de la lune à chaque fois qu'il se mouvait. Lorsqu'il se releva et qu'il se tourna vers le pirate, le corps d'un lièvre sans vie apparut dans sa gueule. Il s'approcha de son interlocuteur et laissa tomber la proie entre ses énormes pattes. Une épine de rose s'était plantée dans l'un de ses coussinets, qu'il se mit à lécher d'un air grognon.

Les choses les plus belles sont parfois les plus dangereuses.

Des paroles sages, qu'il avait entendu de nombreuses fois déjà par des bouches différentes. Il était encore trop jeune pour user de sagesse, il n'avait aucune expérience. Il releva son regard habituellement blasé sur le lion blanc, toujours occupé à retirer cette foutue épine.

Tu as faim ?

L'occasion qu'il goûte aussi aux animaux de cette île, au sang frai d'un animal tout juste mort. Y avait-il des lièvres sur son île à lui ? Peut-être qu'il y avait d'autres espèces, plus juteuses.. Il avait hâte de découvrir tout cela à son tour.

La phrase que lança Rhaegar avant de se jeter dans les massifs ornés d'épines ne fit qu'attiser la curiosité du pirate. Il parlait de sa mère avec une sorte de déférence difficile à décrypter, et les descriptions qu'il en faisaient étaient loin d'éclaircir les choses. Bien-sûr, l'adolescent comprenait bien qu'il ne pouvait pas lui révéler tous les secrets, mais il jouait avec les mots - volontairement ou non - d'une manière qui ne faisait qu'attiser sa curiosité. Ainsi donc elle possédait des pouvoirs qui lui donnaient une sorte d'autorité et forçaient le respect, mais elle ne les utilisait pas pour être le chef... Chose assez incongrue pour le Raeder, chez qui la loi du plus fort était clairement appliquée. Une myriade de questions auraient pu suivre. Quels étaient donc ces mystérieux pouvoirs ? Pourquoi ne pas prendre la place du chef, si elle se trouvait si respectée par tous ? Etait-ce lié à sa position auprès de la déesse de cette île fleurie ? Il s'efforça de repousser toutes ces interrogations dans un coin de son esprit. A la limite de son champ de vision, la lune montait toujours paresseusement dans le ciel. Lorsqu'elle serait au plus haut, le jeune pirate devrait rejoindre les siens sur la plage, pour une cérémonie dont il ne pouvait piper mot, car elle signerait sans doute son arrêt de mort. La curiosité avait ses limites, et dans la situation inverse il se plaisait à songer qu'il n'aurait pas eu d'hésitation.


Lorsque la silhouette de Rhaegar reparut, ce fut les mâchoires chargées d'un rongeur aux longues oreilles, ressemblant aux lapins qui faisaient frémir les herbes de Morne-Oeil mais d'une taille bien supérieure. Ainsi, on ne lui avait pas raconté de sornettes en prétendant que la nourriture sur la terre était plus facile à attraper et plus garnie. Les oreilles du lion blanc se redressèrent, alors qu'il gardait les prunelles rivées sur l'ours noir. Ce dernier revint à lui et laissa tomber sa proie entre eux deux. Le pirate n'esquissa pas un geste dans sa direction, et contempla sans mot dire son congénère être en proie à un bien petit prédateur : l'une des épines qui hérissaient les tiges des fleurs s'était fichée dans l'un de ses coussinets. Une douleur qu'Ajani comprenait bien, l'ayant déjà plus ou moins vécue en marchant sur des éclats de coquillages ou des oursins, près de la plage. Dans la mer, l'eau salée provoquait immédiatement une brûlure extrêmement désagréable, et il ne fallait pas oublier de ne pas marcher dans le sable au retour sous peine de devoir passer de longs moments ensuite à nettoyer la blessure avant de pouvoir la soigner. En somme, le loup sombre n'était pas si mal loti pour l'instant.

"Parle-tu de ta mère ?" Lança-t-il avec témérité, en réponse à sa phrase sur les choses belles et dangereuses.

Il n'avait pas vu dans les yeux de Rhaegar le même émerveillement que le sien lorsqu'ils étaient entrés sur l'île, et il se permettait de douter que ce dernier fut particulièrement sensible à la beauté d'un grand jardin de fleurs. Que voulait dire cette phrase alors ? Faisait-elle, comme il venait de le demander, écho à ce qu'il avait dit avant de se jeter dans les fourrés ?

Les yeux d'Ajani quittèrent les iris flamboyants de son comparse pour se poser sur la proie qui reposait, désarticulée, au sol. L'odeur qui en émanait était particulièrement savoureuse, et surtout différente de celles dont il avait l'habitude. Le régime alimentaire des habitants de Morne-Oeil était constitué en grande partie de poissons et autres êtres aquatiques, ainsi que des petites créatures qu'ils parvenaient à attraper sur les terres. Mais tout là-bas semblait empoissé d'une odeur d'algue et de sel, même les rongeurs qui vivaient dans les vastes collines frappées par les embruns. Ici, c'était différent. Même si l'Océan était non loin, il n'était clairement pas maître en ces lieux. Les odeurs de la meute et des fleurs passaient par-dessus tout le reste, et ajoutaient à celle de la proie des saveurs jusque-là inconnues à ses narines.

Il se permit d'arracher la première bouchée à l'animal, et la mâcha sans hâte pour en savourer pleinement le goût. La viande était plus charnue que celle dont il avait l'habitude, et son dernier repas commençait à dater - l'excitation et la préoccupation ne lui avaient pas donné un grand appétit ces derniers jours. Il releva les yeux vers Rhaegar, passant sa langue sur ses babines pour en retirer les traces de sang, et ajouta :

"Je dois reconnaître que vos proies méritent leur réputation."

Il secoua la tête pour chasser les lourdes mèches qui s'aventuraient devant ses yeux, et son regard alla brièvement sur la lune, immense dans le ciel noir, avant de revenir sur son interlocuteur.

"Des choses imprévues se sont passées sur Morne-Oeil." Lâcha-t-il. "Il serait plus prudent pour nous deux que nous nous y rendions ce soir."

Rhaegar

Je parle des roses, des femelles en général.

Sa voix grave résonna dans la nuit, comme un son sourd provenant du plus profond de sa gorge apportant une touche sinistre à cette discussion.
Sa mère lui a toujours enseigné que les femelles étaient dangereuses, que l'amour n'était que faiblesse. « Quand tu fais un peu trop confiance en quelqu'un, il se retourne contre toi et te poignarde dans le dos. Les femelles sont venimeuses, elles savent jouer avec ce qu'il y a de plus fragile et sincère en toi et te le brise. Elles te bercent de leur charme pour mieux te manipuler. »

Il l'observa manger cette proie avec un sourire sur les babines, regagnant un peu de chaleur.

Ce n'est qu'un encas que tu manges là, nos repas sont beaucoup plus savoureux.

Il marqua une pause, réfléchissant à toutes ses proies qu'il avait déjà goûté. Il n'en avait pas mangé tant que ça en fin de compte.. Il n'avait pas encore eu l'occasion de chasser ailleurs que sur son territoire et aux alentours.

Je crois que la meilleure proie que j'ai mangé c'est le cheval. Mais je n'en ai mangé qu'une seule fois malheureusement, ils sont rapides et énormes, les chasser est un travail collectif et j'étais trop petit pour y participer, je n'ai mangé que les restes.

Animal qui, pour sûr, ne traînait pas sur une île. Les chevaux fréquentaient de moins en moins leur territoire, ils reconnaissaient leur odeur et fuyaient sur des plaines plus isolées, dans les montagnes et dans les forêts en terrain solitaire.

Un jour, j'en chasserai un. Rajouta le mâle sombre avec le regard pétillant.

Fougue qui disparue rapidement derrière un masque d'inquiétude, ses sourcils se fronçant au dessus de ses yeux fins.

Des choses imprévues ?

Un piège.. ? Il plissa doucement les paupières pour jauger l'attitude de son interlocuteur. Il ne sait pas si il doit le considérer comme un allier, un ami ou un étranger qu'il doit se méfier. Peut-être un peu tout ça à la fois, finalement.
Il leva les yeux à son tour vers le ciel pour observer la lune, la nuit était bien entamée, ils n'avaient pas beaucoup de temps. Si la route s'annonce longue il ne sera jamais rentré avant le levé du jour.

Une lueur amusée passa dans les prunelles claires de l'adolescent, alors que Rhaegar lui assurait qu'il ne s'agissait là que d'un bien maigre repas, avant d'évoquer une proie qu'Ajani n'avait jamais rencontré. Un cheval. Le mot lui disait vaguement quelque-chose, mais il n'avait aucune image, aucune odeur ou aucun récit à lui associer. Apparemment, c'était une proie de forte taille et difficile à attraper. Les pirates ne chassaient que très peu en meute, parce que la nécessité ne s'en faisait que très peu sentir - au contraire, plus nombreux ils étaient à pêcher dans la même zone, plus les poissons risquaient de sentir que quelque-chose se tramait et s'éloigner des rives.

"J'espère être invité à cette grande chasse." Répondit presque malicieusement le blanc lorsque son comparse conclut qu'un jour, il parviendrait à en chasser un, de ces grands animaux si rapides.

Ensuite, la dernière déclaration du lion blanc laissa l'autre méfiant, qui répliqua aussitôt. Ajani laissa couler un instant, le temps de trouver les justes mots. Il y avait une sorte de jeu à devoir en dévoiler assez pour rendre ces expéditions intéressantes, mais sans toutefois trop en dire car ils restaient au pire des ennemis, au mieux des membres de clans qui n'étaient pas alliés. Il redressa donc la tête et répondit :

"Cette nuit la Lune est pleine, et une cérémonie se tient. Tous les Raeders y seront rassemblés, c'est l'occasion idéale de se faufiler sur l'île. Mais c'est peut-être la dernière occasion de s'y rendre... en sécurité."

Il leva les yeux vers le ciel, et une bourrasque vit ébouriffer son pelage épais.

"Les forces de l'océan seront convoquées ce soir." Il ficha son regard de glace dans celui de l'ours noir. "Peut-être que tu n'y crois pas, loup des terres, mais nous pensons qu'elles peuvent donner à leurs disciples une nouvelle puissance."

A cet instant, il croyait profondément en ce qu'il disait. Dans son regard se mêlait la curiosité, l'impatience, et aussi une lueur plus mystérieuse, de celles qui faisaient frémir les âmes sensibles lorsqu'elles croisaient pour la première fois l'un des féroces maudits de Morne-Oeil.

"Je comprendrais que tu les craignes et veuilles renoncer. Loup des terres." Acheva-t-il d'une voix plus basse, sans décrocher son regard de celui de l'autre.

Il était encore jeune après tout, et jouer de cette petite provocation ne lui faisait pas peur. Après tout, lui-même se trouvait sur une terre sur laquelle il pouvait être capturé ou tué, simplement parce qu'il était né de l'océan. Il se doutait que Rhaegar n'accepterait pas de faire figure de faible à côté de lui, il le pressentait. Ou au moins, il le testait.

Rhaegar

Pourquoi pas. Cautionna-t-il avec un sourire, toujours les yeux en l'air.

A deux ils seraient probablement imbattables ceux là, un cheval serait même une proie trop facile. Mais pour cela il faudrait déjà que le lion blanc s'entraîne à chasser et qu'il soit rapide, parce qu'un équidé est difficile à attraper au galop. Rhaegar aussi s'entraînerait, il irait courir, il s'endurcirait pour gagner en vivacité et en agilité chaque jour. Ainsi, lors de leur prochain rendez-vous, il serait prêt, il serait redoutable.

L'avertissement de son compagnon lui fit tendre les oreilles avec curiosité. Il tourna doucement ses yeux en biais sur le blanc, ses babines s'écartèrent de plus belle et dévoilèrent ses intimidantes rangées de crocs affutés. Il l'observa fixer le ciel à son tour, silencieux. Une cérémonie.. qui les rendrait plus forts ? Rhaegar se demanda quel genre de dieu ils pouvaient bien vénérer. Il devait être sacrément important pour pouvoir leur donner un tel don. Peut-être qu'en fin de compte, ils avaient eux aussi des pouvoirs et ils pouvaient se montrer à la hauteur de toutes les meutes.. et de leurs dieux.

Tu ne seras jamais aussi puissant que moi, pirate. Taquina l'ours noir en rabaissant son museau vers le mâle exotique, un rictus provocateur fiché sur la gueule.

La compétition, il adorait ça. C'était bien le premier loup qui pouvait rivaliser avec lui, alors il fallait bien savoir si il était à la hauteur..

Tu apprendras vite que je ne crains pas grand monde. Loup de la mer.

Les arcades légèrement inclinées, son regard intense ne se décrocha pas une seconde de celui de l'autre, il était bien déterminé.

Qu'attendons-nous, alors ?

Visiblement, il avait fait mouche. Il vit dans le regard flamboyant de l'ours noir se réveiller une lueur qui ressemblait fort à celle du défi accepté. Un léger sourire étira les babines d'Ajani, alors que sa queue battait une fois derrière lui. Il devait bien l'admettre, jusque là ce loup du continent avait fait montre d'un visage bien détaché, sûr de lui et sans peurs. Qu'en serait-il en s'aventurant sur les sombres terres de Morne-Oeil ? Leur réputation suffisait en général à créer chez ceux qui les visitaient un léger sentiment de malaise, tout comme la possibilité d'y rester coincé à tout jamais. D'être maudit.

Il ne répondit pas, mais fit volte-face et s'élança en avant. Le sang du lapin teignait encore ses babines d'un rouge carmin et féroce, qui jurait sur son pelage de neige. Il rebroussa le chemin qu'ils avaient emprunté un peu avant, avalant la distance à grandes foulées. Puis il longea rapidement la côte jusqu'à l'endroit des Côtes de Nacre qui était le plus proche de son île natale. Il inspira profondément l'air iodé, qui portait cette odeur si familière et si féroce à la fois. Il jetait de temps en temps des regards derrière lui pour vérifier que Rhaegar le suivait bien, mais maintenait une cadence soutenue, aidé par l'adrénaline qui courait dans ses veines. C'était ça, sans doute, que d'être grisé d'enfreindre les règles. Personne ne devrait jamais savoir ce qui s'était passé ce soir-là, sans quoi les deux adolescents risqueraient peut-être bien plus que leur place dans la meute. Il ignorait ce qu'il en était des Lazulis, mais les Readers n'apprécieraient peut-être pas qu'il ait amené ainsi un étranger sur leurs terres sans les prévenir, et sans le capturer.
Il aurait sans doute fait un sacrifice de choix aux yeux de certains.

Il se jeta dans la mer sans hésiter, et l'eau salée grisa son pelage blanc. Sa crinière épaisse pesait lourd sur ses épaules, mais cela n'avait fait que contribuer au fil des mois à augmenter sa force. Il n'avait pas le droit d'être plus faible que les autres Raeders. L'éducation que lui avait faite Creek était très claire à ce sujet, et il devait encore moins faire montre de la moindre once de faiblesse devant l'un de ces continentaux. Même si, après cette rencontre, il considérerait sans doute d'un autre oeil ses congénères vivant loin de la mer. Ou pas si loin, d'ailleurs, car Rhaear et lui étaient somme toute presque voisins.

Ils débarquèrent sur une petite plage à flanc de falaise, et le grand loup s'ébroua rapidement. Il se sentait bien plus à l'aise désormais que lorsqu'il se trouvait sur l'île fleurie, quelques instants auparavant. Ici, il était chez lui. Et il pouvait identifier sans peine toutes les odeurs qui saturaient l'atmosphère, savoir où se trouvaient les autres rien qu'en fermant les yeux. Ce soir-là, alors que la lune grimpait dans le ciel, ils étaient sans doute tous entrain de préparer le grand sacrifice à Pontos. Il éviterait donc la plage sur laquelle se faisaient les préparatifs, ainsi que leur camp. Pour le reste l'île devait être désertée à cette heure-ci. C'était un grand jour pour les pirates.

"Bienvenue sur Morne-Oeil, loup des terres." Lança-t-il 'une voix volontairement rauque en se tournant vers Rhaegar. "L'Île de ceux qui ont été maudits, de ceux qui sont redoutés par ceux qui ne vivent pas aux rigueurs de l'Océan... Peut-être es-tu déjà maudit toi aussi, maintenant que tu y as posé les pattes ?"

Il eut un rire léger. Non loin, le vent sifflait entre les planches de la haute Carcasse, et faisait grincer ses mats effondrés. Ajani lança un regard dans cette direction, puis fit signe à Rhaegar de le suivre. Ils remonteraient vers le coeur de l'Île en passant par le grand navire échoué. Il n'y avait rien de tel pour donner la note à cette visite nocturne.

Rhaegar

Un échange de sourire et la course redémarra. Rhaegar se lança derrière le pirate et le suivit de près,  observant tantôt son arrière train se trémousser, tantôt les bestioles alentours qui fuyaient à leur approche. Le chemin qu'ils empruntèrent fut le même qu'à l'aller, à la simple exception qu'ils longeaient cette fois ci la côte. Le sable se soulevait à chacune de leurs foulées, ils avaient au moins la certitude qu'ils ne laisseraient aucune trace de leur passage. La mer s'étendait à perte de vue, si bien qu'elle s'échouait sur plusieurs territoires opposées comme ceux des Etelkrus et des solitaires. A ce simple raisonnement, Rhaegar s'aperçut que finalement, les pirates avaient accès à une bonne partie du continent. Cela pouvait être effrayant si le dieu qu'avait mentionné Ajani était puissant..
Mais Rhaegar n'avait pas peur. Il l'affronterait lui, ce dieu, si il le fallait.
Le lion blanc se mêla soudainement à la mer, comme si le froid et le sel lui était insensible. Rhaegar parut hésiter, un instant, mais il se jeta lui aussi dans ce liquide indomptable.

L'île apparut enfin aux yeux du fils d'Anianka, qui sentit son cœur battre un peu plus fort à chaque coup de patte plus proche de celle-ci.
Alors qu'il toucha la terre de ces maudits pour la première fois, il s'ébroua, expulsant toute cette eau qui lui irritait la peau. Son sang chaud n'aimait pas la fraîcheur de l'eau, son pelage épais n'aimait pas le sel. Il était, semblerait-il, l'opposé total de son compagnon de route.

Il dévisagea les alentours avec une curiosité presque enfantine, les oreilles dressées et les naseaux dilatés. Beaucoup d'effluves différentes se mélangeaient à celle de la mer, c'était à la fois étrange et.. excitant. Son attitude avait totalement changé, ses pupilles étaient davantage contractées, son expression était plus inquiète. Il était sur ses gardes.

Il tourna ses prunelles sur le lion blanc qui avait visiblement gagné en assurance. De touriste, le pirate était passé à guide et leur comportement s'échangeaient tout autant. L'adrénaline était plus forte pour Rhaegar, il sentait ses veines se gonfler sous son poil sombre.

Redoutés, carrément. Répéta le l'ours d'une voix moqueuse.

Ah ! Ah ah ah. Ria-t-il de son ton rauque exagéré.

Son visage se crispa soudainement, devenant froid et suspicieux.

C'est une blague hein, je ne vais pas être maudit ? …

Non parce qu'il aurait dû le prévenir si c'était le risque, quand même. Un sourire gagna ses babines, plus détendu. Il savait que le lion blaguait, en tout cas, il l'espérait.
Si c'est un piège et que je suis maudit Ajani.. Je ne donne pas cher de ta peau ! Je ferai de ton épaisse tignasse une écharpe chaude et l'offrirai à mère pour cet hiver..

Il jeta un coup d'oeil au navire visé par son guide et le suivit, tout excité. Son pas était plus rapide, bien qu'il avait les yeux partout et qu'au moindre bruit il se crispait.

Dis, Ajani. C'est quoi, au juste, cette malédiction ?

Il eut la satisfaction malicieuse de voir le sourire de Rhaegar se crisper légèrement lorsqu'il évoqua la possibilité qu'il soit lui-aussi maudit, rien que pour avoir posé les pattes sur le sol de Morne-Oeil. C'était toujours encore plus amusant lorsque les plaisanterie faisaient mouche, et même s'il se doutait que l'ours noir n'y croyait qu'à moitié, le voir douter suffisait. Ajani s'ébroua sans répondre, avec un sourire légèrement narquois sur les babines. Alors qu'ils avançaient en directement de la Carcasse, son camarade lui posa la question franche de ce qu'était la malédiction exactement. Il était vrai qu'au-delà de leur réputation et de leurs actions, les pirates portaient bel et bien dans leur sang le bouillonnement dormant de Pontos. Tôt ou tard, ils seraient tous rappelés à son île, ceux qui étaient fidèles à l'Océan. La seule manière qu'Ajani connaissait de se débarrasser de cette épée de Damoclès était de quitter les siens, aller intégrer l'une des meutes veillées par un dieu, et que ce dieu l'annule. Ces êtres étaient suffisamment importants pour même avoir un impact sur les actes de Pontos, ce qui forçait une forme de respect bien que la mode au campement soit à les mépriser, eux et ceux qui les adoraient.

L'interrogation fugace de savoir s'il rencontrerait un jour un dieu traversa l'esprit d'Ajani, alors qu'il prenait un instant pour choisir les termes de sa réponse. Il ne savait trop ce qu'il avait vraiment le droit de révéler, et surtout il avait toujours en lui l'envie malicieuse d'effrayer un peu son comparse. De toute manière, il n'avait pas vraiment d'autre moyen d'en apprendre plus, à part en allant interroger directement un autre pirate. Et même s'il le découvrait, il comprendrait sans doute que ça n'avait été.. qu'une mauvaise blague.

"Nous ne sommes semblables aux loups des terres que durant notre jeunesse." Finit-il par répondre, sans ralentir le pas. "Quand nous atteignons un certain âge... nous nous transformons."

Il avait baissé légèrement la tête et tourné le museau vers Rhaegar, qui le suivait. Sa queue eut un battement, haute portée, comme pour ponctuer ses paroles.

"L'Océan nous rappelle alors à lui. Tu connais sans doute la contrepartie de cette puissance : nous ne pouvons alors plus marcher sur vos terres."

Il eut une sorte de petit rire.

"Seule la noblesse de la mer est supportable à nos nouveaux corps."

Ils arrivaient près du grand bateau. Sans hésiter, le grand loup blanc s'élança pour attraper l'une des planches qui dépassaient de la cale éventrée et se hisser à l'intérieur. Il se laissa tomber sur le sol humide, lourde silhouette au milieu des ténèbres. Il resta immobile un court instant, le temps d'un battement de coeur, les sens aux aguets. Mais il n'y avait personne de présent ici, fort heureusement. Ils purent donc s'avancer jusqu'au fond, où la lumière de la lune perçait à peine à travers le pont troué. Un escalier grimpait jusqu'au-dessus de celui-ci, et Ajani indiqua d'un mouvement du museaur à Rhaegar de passer en premier.
Voyons si tu es aventurier, Ours Noir.

Rhaegar

Suivant le rythme aux côtés du pirate, Rhaegar en profitait pour admirer les paysages exotiques de cet endroit isolé. Les palmiers, le sable fin et frai sous ses pattes.. C'était plutôt joli par ici en fait. Il avait déjà entendu parler de la beauté de l'île mais jamais il n'avait imaginé que ce serait aussi calme et sauvage. Il existait de beaux endroits près de la mer aussi sur le continent, les coquillages s'échouent plus facilement de l'autre côté et laissent le soleil s'y refléter généreusement. Rhaegar y était allé qu'une fois, tout seul. C'était un spectacle éblouissant lorsque le soleil nimbé d'orange se mêlait à la mer, les coquillages scintillaient sur la berge et rendait le tout féerique.

Ses oreilles remuèrent tandis qu'il écoutait en même temps la réponse du lion blanc. Curieux, il en vint même à lâcher le paysage des yeux pour le fixer. Bien que le pirate riait de cette situation, elle prenait en réalité une tournure dramatique. Il devina que c'était ironique et se contenta de sourire, un peu gêné. Cette question était peut-être mal placée, il n'avait pas pensé à cela. Il détourna le regard sur le bateau vers lequel ils se dirigeaient et resta silencieux.

Lorsqu'ils s'arrêtent finalement, Rhaegar posa la question.

Quel âge as-tu Ajani ?

Il était jeune, oui, mais pour combien de temps encore ? Rhaegar était jeune aussi et pourtant il paraissait plus vieux dans ce corps large. Seuls ses grands yeux et sa voix muée trahissaient la fougue de son adolescence.

Il grimpa à son tour sur le vieux bois du bateau inerte et atterrit dans un lieu sombre auquel il n'avait presque aucune visibilité. Il n'y avait qu'une vieille odeur humide de bois ancien et de moisissure mêlée à l'air iodée de la mer. Rhaegar lança un regard à son guide, puis s'avança calmement vers la timide source de lumière qui éclairait les marches d'un escalier. Le sol grinça sous le poids des deux mâles, ce qui stoppa net Rhaegar dans sa foulée.

Dans quoi tu m'embarques, loup de la mer..

Souffla le loup sombre en souriant, dos au lion blanc.

Il reprit sa marche et monta les escaliers avec précaution pour ne pas tout faire effondrer. Il débarqua sur le pont et admira les voiles déchirées. Le mat semblait encore solide, en tout cas tant que personne n'y touchait. Il y avait quelques caisses des les coins, un long filet aussi. Puis.. au fond, une cabine se devinait en dessous d'un balcon dont les bords étaient à moitié effondrés. Il y avait des bouteilles vides, des restes d'un squelette de poisson.. Ce navire était une vraie épave.

Les yeux d'Ajani se plissèrent légèrement alors que Rhaegar, après un instant de réflexion, lui posait une autre question, simple. Quel âge avait-il. Tout comme son comparse, le jeune loup n'avait d'un adulte que la carrure - et encore, tous deux ignoraient que le destin ferait d'eux des loups plus imposants encore une fois leur maturité atteinte - et c'était encore la malice de la jeunesse qui guidait ses actions. C'était d'ailleurs cela qui l'avait poussé à lui faire cette téméraire proposition de visite nocturne.

"Bientôt deux années révolues." Répondit-il simplement. "Et toi ?"

Bientôt la moitié d'une vie sans la malédiction. C'était cela que voulait dire l'âge chez les Raeders. Dans deux ans, il commencerait à souffrir de marcher sur le continent, jusqu'à sa cinquième année où la sensation deviendrait insupportable, létale. Les continentaux, certains du moins, n'ignoraient pas cet aspect de la Malédiction. Ils en avaient été témoins, ou avaient entendu parler de canidés désirant se repentir, mais à qui les dieux avaient tourné le dos pour les laisser périr dans un douloureux bûcher.

Il emboîta le pas à l'ours noir lorsque celui-ci gravit les marches grinçantes. Il ne paraissait avoir peur de rien, ou du moins trouvait toujours le courage de ne rien laisser paraître. Il serait sans doute bien vu des pirates, s'il en faisait partie. Il était fort, hardi et pourrait devenir un guerrier émérite. Peut-êre même d'avantage, car il ignorait encore ce que la cérémonie de ce soir leur réservait. La lune, qui montait doucement dans le ciel, compte à rebours lent vers la fin de leur escapade, ne cessait de lui rappeler.

Il vit Rhaegar observa avec attention les alentours, alors qu'ils se trouvaient sur le pont délabré. C'était sans doute un lieu bien différente de celui dont il avait l'habitude, sur son continent et même sur son île. Des légendes et des histoires couraient autour de ce bateau, mais personne ne savait vraiment ce qu'il en était, et les adultes s'amusaient à entretenir le mystère en racontant à chaque veillée une histoire différente aux enfants attentifs et rêvant d'aventures. La chose importante qu'Ajani savait à propos de cet endroit était que c'était là que ses parents s'étaient rencontrés. Son père lui avait raconté que sa mère le rejoignait ici, pour échapper à la fureur des continentaux tout comme à la méfiance des pirates. Il avait du mal à imaginer ce lieu comme vraiment... romantique pour un rendez-vous galant, mais après tout ils se trouvaient sur Morne-Oeil. Le romantisme était bien plus présent sur les îles des continentaux, recouvertes de fleurs et de grasses proies.

"Tu n'as encore rien vu, loup des terres." Répondit-il enfin, après avoir laissé à son camarade tout le temps qu'il lui fallait pour explorer les environs. "Suis-moi."

La Carcasse, immense, était accoudée à une falaise à pic, d'une pierre noire et brillante, sans cesse éclaboussée par les vagues et les embruns. Elle permettait d'atteindre des hauteurs difficiles d'accès à pied, et c'état bien ce que comptait lui montrer le lion blanc. Sans hésiter, il s'élança vers une série de caisses bancales, et les utilisa pour atteindre une première plateforme de pierre. Le sol était glissant sous ses coussinets, mais il y était tant habitué que cela ne lui fit ni chaud ni froid, et sa massive silhouette se rééquilibra d'instinct. Il dessina à travers les roches à peine éclairées un chemin fait de bonds et d'avancées dans un équilibre précaire, jusqu'à parvenir en haut du plus haut des récifs.

Là, il s'immobilisa et attendit que son camarade le rejoigne. De cet endroit, ils avaient d'un côté une vue sur l'Océan, et la silhouette irrégulière du continent d'où il venait, depuis les plages brillantes des Côtes de Nacre jusqu'aux hautes montagnes qui déchiraient le ciel comme une rangée de crocs. Et en se retournant, ils voyaient s'étendre l'Île des pirates, distinguant presque sa forme de crâne, les collines herbeuses de son coeur, les longues plages qui en faisaient le tour, et les roches qui masquaient par endroit des lieux chargés de mystère.
Bienvenue chez moi, Ours Noir.

Rhaegar

Rhaegar ne masqua pas sa surprise lorsque son compagnon lui annonça son âge. Ses arcades s'élevèrent sur son visage, soulignant la brillance de ses prunelles ambrés. Il dévia son regard vers la carcasse, marchant quelques pas pour visiter un peu.

Un peu plus d'un an, maintenant.

Dos tourné au pirate, sa voix était basse. Le temps passait vite, hier encore il avait l'impression d'être qu'un louveteau. Bientôt le lion blanc serait bloqué sur cette île, emprisonné par un pouvoir qu'il disait pourtant magnifique. Rien qu'à imaginer des tentacules lui pousser des flancs, l'ours noir eu un haut le cœur..  Bien que cette île semblait remplie d'aventure, il n'aimerait pas rester emprisonner ici pour l'éternité.

Son museau se tourna vers son guide lorsqu'il l'invita à le suivre dans une escalade imprévue. Rhaegar l'observa faire un instant avant de réagir, puis il se lança sur les caisses pour imiter le pirate. Malheureusement, il n'était pas très agile avec ses pattes épaisses, les caisses tombèrent à son passage et firent un boucan qui le figea sur place. Ses oreilles se plaquèrent contre son crâne tandis qu'il était dans une position étroite sur la roche. Déjà que ses chaînes tintaient à chaque saut, c'était pas gagné d'être discret. Un ours n'avait rien de discret, après tout, il fallait s'en douter.

Arrivé au bout, il se sentit si haut qu'un vertige l'obligea à s'accroupir. Le paysage qui s'offrit à ses yeux stupéfaits était extraordinaire. Bien que la nuit masquait le tout d'ombres allongées, la lune apportait ses rayons fantomatiques et lui donnait un minimum de visibilité. L'Île de Morne Oeil était de loin la plus grande qu'il visitait. L'Île aux roses était minuscule à côté de celle ci.. Il y avait plus de végétation, plus de rochers et de falaises aussi. Au loin, la silhouette des montagnes de son continent se dessinait en pointes par dessus la mer scintillante. Tout paraissait si calme.. Un silence apaisant s'était installé alors qu'ils admiraient côte à côte ce tableau endormi.

C'est vraiment magnifique. Affirma le loup sombre les yeux tournés vers l'île dont la forme étrange attirait sa curiosité.

Dans le Gouffre, ils avaient eux aussi des tanières hautes qui révélaient une vue large sur leur territoire. Ils avaient de beaux endroits à visiter dans les montagnes, une cascade impressionnante, des forêts verdoyantes, des fleuves transparents.. Ajani n'avait vu qu'une infime partie de la beauté du territoire Lazuli, en réalité.

Si tu es enfermé sur cet île, je viendrai te rendre visite souvent pour te tenir compagnie. Nous reviendrons ici, j'espère.

Il coula un regard complice au lion blanc, un sourire amical forma une petite plissure aux creux de ses babines.

Sauf si je risque d'être maudit moi aussi.. Se reprit-il en dévoilant le bout de sa langue entre ses crocs, d'un air moqueur.

Bien que moins agile et moins habitué des lieux, Rhaegar finit par atteindre le haut de la falaise lui aussi. Le regard glace d'Ajani avait surveillé les alentours durant son ascension, d'autant plus que celle-ci n'avait pas été particulièrement discrète. Mais cette nuit-là était bien particulière, et aucun des Raeders n'était occupé à chasser ou patrouiller. Le plus grand risque était peut-être de tomber sur Limule, sa jeune soeur, mais de son avis elle devait plutôt être attachée aux talons de leur Maître des Rituels en ce jour si spécial. Un mélange de curiosité, d'excitation et de quelque-chose qui ressemblait à de l'appréhension habitait l'esprit de l'adolescent lorsqu'il songeait à ce qui allait avoir lieu dans quelques heures. Les chefs avaient parlé d'un sacrifice, et la veille des loups d'autres meutes étaient arrivés, prisonniers. Le jeune pirate, tout dur à cuire qu'il pouvait se prétendre, n'avait jamais encore vu un loup mourir. Qu'est-ce que cela faisait, comme impression ? Est-ce que cela invoquerait le roi de l'Océan Pontos, comme tous l'espéraient ? Il s'y rendrait, bien-sûr, pour avoir une réponse à toutes ces questions. Et il ne détournerait pas les yeux.

Il vit que son comparse n'était pas très à l'aise avec la hauteur, et il se décala d'un pas sur le côté pour lui laisser d'avantage de place là où le sommet était plus large, et donc que ses pattes se trouveraient plus loin du bord. Le regard flamboyant de Rhaegar balaya lui aussi les alentours, jusqu'à ce qu'il exprime enfin combien cela était magnifique. Ajani ne pouvait le contredire, même s'il y était presque habitué maintenant. Il venait souvent ici, lorsqu'il se sentait le besoin de réfléchir, de sortir un instant de son rôle de Mousse pour aller se questionner sur sa véritable identité. C'était là un doute qui l'habitait depuis toujours, depuis qu'il savait qu'une partie de sa famille vivait peut-être encore là-bas, sur le continent. Chose qui n'avait pas été arrangée par l'arrivée du dénommé Volstein dans sa vie et de sa proposition étrange... Il n'en avait parlé qu'à Creek pour l'instant, et devrait rapidement décider du chemin à suivre. Le choix paraissait bien difficile.

Les paroles qui suivirent l'étonnèrent et un frémissement agita ses oreilles. La proposition de Rhaegar lui paraissait si honnête et spontanée qu'il n'avait pas envie d'en douter, bien que l'attitude malicieuse mais méfiante du loup sombre jusqu'ici ne l'aurait pas conduit à en soupçonner l'irruption dans la conversation. Ajani n'avait pas vraiment d'ami sur Morne-oeil. Il avait son père, il avait sa petite soeur, et son mentor Creek. Mais personne de son âge qui le comprendrait vraiment, et surtout personne en lequel il se reconnaissait autant que dans ce reflet bien plus noir de lui-même. La naïveté qui l'habitait encore à cet âge où surgissent les questions lui fit balayer les soupçons qu'ils aurait pu avoir à l'égard de son camarade de route, et un sourire apparut en réponse sur ses babines claires.

"Si tu apportes une de ces proies du continent, tu devrais avoir droit de passage." Répondit-il malicieusement, comme pour cacher une forme de... gêne sous une once d'humour.

Il ne lui semblait pas que quelqu'un lui ait déjà proposé aussi simplement d'être là pour lui, et il se sentait... touché. Il secoua légèrement la tête, comme pour replacer quelques mèches rebelles de ses lourds cheveux, et finit par ajouter plus doucement :

"Tu seras toujours le bienvenu chez moi. Loup des Terres."

La réciproque ne serait pas vraie, il en était conscient. Son sang lui interdisait d'être le bienvenu sur les terres des meutes, bien qu'il n'y ait rien à se reprocher. Les choses étaient ainsi, et il ne demandait pas à Rhaegar de lui faire la même promesse. Mais la pensée que ce genre de rencontre pourrait se reproduire lui était douce, et dans son esprit à lui aussi défilaient les possibilités d'exploration qu'ils avaient.
Après tout ils étaient jeunes. Ils avaient encore du temps devant eux.