De quoi ça s'agit ? [Vlad' «3]

C'était joyeux, comme endroit. Tout gris, tout terne. Froid, désert. Lugubre. Avec une jolie touche de morbide pour relever le tout. Le genre d'endroit dans lequel on n'aimait pas forcément venir se promener - ce type de coin qui fait naître en vous un sentiment de paranoïa plus que désagréable et qui vous force à regarder sans cesse derrière vous. Juste au cas où quelqu'un aurait eu la merveilleuse idée de vous suivre. Halte au racket, et que la paix soit avec vous. Non. Cet endroit ne reflétait pas la joie. Et en fait, ça lui plaisait beaucoup.

Le bâtiment avait de l'allure. En tout cas, il correspondait plutôt bien à sa notion de l'esthétique sur le plan architectural. Ca, c'était de la baraque. Ca se fondait parfaitement avec l'ambiance macabre de l'île, et il regrettait seulement qu'il n'y ait pas eu de corbeaux pour venir ponctuer la scène de quelques croassements rauques. Sa mère avait connu l'un des deux anciens croquemorts - un dénommé Crow. Ce dernier était parti, il y avait de cela quelques années déjà. En compagnie de son frère - aha, à croire que l'amour fraternel existait bel et bien ! Et depuis, il n'y avait plus eu aucun oiseau de mort sur ce lopin de terre flottant. Ca faisait vide, il le sentait - et ce même si c'était la première fois qu'il mettait les pattes ici. C'était un lieu plein de mystères. C'était intriguant. Il aimait les énigmes. Aussi choisit-il de ne pas s'attarder plus que de raison sur la contemplation du Manoir : instinctivement, il prit le chemin qui menait à l'entrée. Il était relativement en forme : il avait depuis peu retrouvé un rythme de sommeil à peu près normal et se sentait reposé. En plus, il avait mangé un reste de chevreuil deux jours auparavant : tout était, en somme, nickel. C'est avec un regard sérieux - comme d'habitude, quoi - qu'il franchit s'arrêta sur le seuil de la porte. Il attendit quelques instants, jetant un dernier coup d'oeil attentif autour de lui. Et puis il entra à l'intérieur.

La première chose notable était que ça empestait la poussière. Il fut pris à la gorge par une odeur de renfermé et éternua deux fois, pris au dépourvu. Reprenant ses aises, il détailla avec attention l'intérieur du hall. Ce n'était pas vraiment meublé : juste une grande pièce donnant sur deux autres accès, et un grand escalier. Vide. Juste un plancher qui craque et des murs jaunis par le temps. Heh, amusant.
Une fois que sa vue se fut parfaitement adaptée à la luminosité ambiante - c'était sombre, là-dedans, et la majorité des fenêtres étaient condamnées -, il huma lentement l'air - veillant cette fois-ci à ne pas s'en prendre trop dans le nez. Il démêla attentivement les odeurs qui se bousculaient dans ses narines. Moisissures. Poussière. Rongeurs. Décomposition. Objets bipèdes - bois, tissu, mousse. Chaleurs.
... chaleurs ? Il fronça les sourcils, sentant une irritation grandissante s'insinuer en lui. Frustré, il s'attarda un peu plus sur cette effluve-là. Femelle. Toxic. Bordel de merde !
Vladimir étouffa un juron, maugréant intérieurement contre ce putain de Hasard qui semblait décidément déchaîné contre lui. Tout à coup extrêmement crispé, il demeura immobile dans l'entrée, les muscles bandés à craquer, attentif au moindre son, au moindre mouvement. Son oeil unique scruta tout, absolument tout. Où ça ? Mais putain ! Et cette foutue odeur de suranné qui l'empêchait de distinguer avec précision de qui il s'agissait - dans l'optique où il l'eut su... et d'où elle se trouvait !

Merde, merde, merde ! Voilà que sa petite exploration tournait au vinaigre. Ce que ça pouvait être... énervant...

[ Je sais qu'il connaissait la voix de Kinoha parce qu'elle avait emprunté la sienne... mais Kinoha connaissait son pouvoir ? Plus sûre. ]

Sa queue fouetta l'air tandis qu'il réfléchissait. A droite, rien. A gauche, rien. Et merde, pourtant, il lui semblait bien que... en haut ?

Il leva les yeux vers le haut des escaliers, toujours fermement campé à son poste. Il crut distinguer une silhouette, là-haut. Fronçant les sourcils, il tâcha de mieux se concentrer. Pour voir.
L'angle n'était pas génial. A vrai dire, il voyait émerger quelque chose, au-dessus des marches. C'était visiblement lupin - et il sentit une nouvelle vague glaciale l'envahir tandis qu'il comprenait. Pelage clair - principalement blanc. Yeux... dorés ? Il serra les dents, se forçant à chercher plus de détails. Oui, dorés. Ca lui disait quelque chose... en même temps, ce n'était pas rare, les yeux jaunes. Il tenta de humer l'air, mais là encore, l'odeur de la femelle était en grande partie recouverte par des effluves plus ou moins agréables à l'odorat : toujours cette poussière de merde, cette moisissure à la con... et ces fichues odeurs de chaleurs. Ca le foutait en rogne. Vladimir détestait les chaleurs. C'était l'une des principales raisons de sa venue ici : qui donc aurait pu avoir envie de se rendre dans un endroit aussi... étrange par une telle saison ? Peut-être une femelle en quête de tranquillité, justement. Merde ! Et les hormones, dans tout ça ? Elle aurait pu avoir envie de fraises, de fleurs, de papillons qui batifolent... non, madame voulait des araignées et des cailloux. Damned.

Non, Vladimir n'aimait vraiment pas cette sale période que tout le monde avait à endurer chaque année. Les femelles faisaient alors souvent preuve d'un comportement divergent de la normale... et elles se mettaient à empester... le plus énervant était qu'en plus de la détester, il trouvait cette odeur particulièrement... attirante. Comme tous les mâles, sans doute. L'instinct de conversation qui reprend le dessus. C'était le genre de senteur qui t'embrume totalement le cerveau et te prive d'une bonne partie de tes capacités de réflexion. Vladimir n'aimait pas se sentir con.
Il maudissait cette sensation qui naissait en lui lorsqu'il en venait à renifler cette chose. Il se bornait à la renier, la faire disparaître. Mais elle était toujours là. Il tentait de l'ignorer. Certains mâles adoraient les chaleurs - généralement de gros abrutis puant la testostérone et incapable de penser avec leur tête. Ce n'était pas son cas, à lui. Cette rencontre était donc tout sauf désirée. Désirable. Bon sang.

Il lui fallait faire preuve de vitesse. S'éloigner au plus vite - l'autre là-haut ne bougeait pas et c'était tant mieux. Mettre de la distance entre cette putain d'odeur et lui. Il réfléchit. Vite. Très vite. La solution s'imposa immédiatement à lui. Simple, rapide et efficace. En un instant, il cessa d'être immobile. Il ne se dirigea pas vers les escaliers, non. Il ne chercha pas à monter la rejoindre. Il bifurqua brusquement sur la droite et se dirigea d'un bon pas vers l'accès qui menait à une autre pièce. Autant dégager... et vite.
Il n'y avait pas de temps à perdre.

Il tâcha d'accélérer l'allure au maximum, sans pour autant se mettre à courir comme un dératé. Non, il marchait, vite. Très vite. Il filait comme le vent, comme une ombre. Un esprit chapardeur qui se coulait dans les ténèbres du Manoir. Sauf que lui n'avait pas la capacité de traverser les murs.

" Hé attends ! "

Il l'ignora avec brio, se contentant d'aller encore un peu plus vite. Attends ? Etait-elle suicidaire ? N'avait-elle pas compris le principe ? Les règles étaient pourtant simples : une femelle en chaleur évite de courir après un mâle inconnu - quel qu'il soit -, surtout quand ce dernier fait l'effort de l'éviter. C'était quoi, son problème ? C'était une espèce de salope qui n'avait pour seule ambition que de se faire engrosser par n'importe qui, en veillant à se taper tous les mecs qu'elle croisait ? Mais merde, dégage !
Il longea à toute vitesse le couloir, le pas raide. Ignora les craquements du plancher sous ses pattes, tout comme les volées de poussière soulevées par les deux longues écharpes qui traînaient derrière lui. Et finalement, il déboucha sur une nouvelle pièce.

Grande pièce. Très grande. Et déjà un peu plus garnie que le hall, sans pour autant faire dans l'excentrique - c'était presque vide, encore une fois. Il ralentit, balayant rapidement la salle du regard. Mur. Mur. Et encore mur. Il n'y voyait pas grand chose - au vu de la lueur blafarde qui parvenait à filtrer au travers des fenêtres, la nuit était tombée, et c'était vrai que le soir était déjà bien avancé lorsqu'il était arrivé - et s'avança un peu plus - il entendait clairement derrière lui un bruit de pas : elle le suivait.
Il fit encore plusieurs pas, progressa sur quelques mètres. Et comprit avec horreur qu'il était piégé. Fait, comme un rat. En termes peu recommandables, il s'était fait baiser, et en beauté. De nouveau, il jura intérieurement.
Parcourut plusieurs fois l'endroit de son oeil unique : et non, par d'issue, absolument rien ! Pas même un petit trou où il aurait pu se glisser. La seule et unique issue... se trouvait derrière lui. Il fit volte-face.

Elle était là. Et merde, elle était dans l'encadrement de la porte, et le fixait. Il se retourna totalement, finissant par lui faire face. Il fut stupéfait de constater qu'il la connaissait. A croire qu'il ne s'était pas trompé.
Les yeux dorés. Il fut sûr et certain de l'avoir déjà vue. Et la basse - il avait, la fois où il l'avait rencontrée, cru dans un premier temps que c'était une guitare - qu'elle se trimballait ne laissa aucune place au doute. Kinoha. La louve qui avait imité sa voix. Il fronça les sourcils. Foutu Hasard, hein ? Il réfléchit quelques instants. L'autre ne semblait pas non plus décidée à bouger. Elle était pour ainsi dire en plein milieu. Eerrrhh...

" Qu'est-ce que tu veux ? "

Ca avait le mérite d'être clair. Et son ton n'incitait pas vraiment à la plaisanterie - son ton n'incitait jamais à la plaisanterie. Il planta son regard bleuté dans les yeux d'or de la femelle. Et attendit une réponse.

Oh. Elle le connaissait alors. Brave bête qui vient de faire un effort de mémoire hors du commun. A croire que sa modeste personne n'était pas assez importante pour que l'on eut daigné s'en souvenir en un clin d'oeil. Enfin... ça ne le gênait pas du tout. Bien au contraire. Il préférait rester dans l'ombre. Il n'aimait pas attirer l'attention, même si sa dégaine pouvait parfois lui prodiguer l'effet inverse de celui désiré. En attendant, maintenant, elle avait l'air de bien se triturer les méninges. Elle cherchait visiblement quelque ch...

" Vladimir ! "

Il eut un mouvement de recul instinctif en l'entendant prononcer son nom - surtout parce qu'elle l'avait à moitié beuglé. Hah. Difficile de se souvenir, hein ? Peut-être. Il n'en avait aucune idée. Il n'avait jamais été confronté à ce genre de problème : tout était parfaitement ordonné et prêt à l'emploi dans le petit monde parfaitement aseptisé de Vladimir. Ca sentait le renfermé, mais au moins, c'était à l'abri des intempéries. Reprenant son attitude posée, il ne cilla pas lorsqu'elle lui décocha un sourire étincelant. Mh... pourquoi pas.

" Pourquoi tu m'as évité avant ? "

Il leva de nouveau vers elle son oeil bleuté. Mais c'était quoi, cette question ? Elle menait un interrogatoire ? Evaluation psychologique des troupes ? J'ai pas le droit de faire ce que je veux, peut-être ?
Il la vit reculer d'un pas. Trop hermétique aux idées et sentiments d'autrui - il n'avait jamais su faire dans l'empathie -, il ne comprit pas pourquoi. Peut-être était-ce tout simplement involontaire.
Il coula un nouveau regard sur la salle : aucune voie de sortie miraculeuse ne semblait avoir fait son apparition entre temps. Dammit. Pris au piège comme une guêpe au fond d'un verre d'eau. Elle bloquait - inconsciemment ou non - la seule issue possible. Et il n'avait pas franchement envie de lui passer devant. La simple idée de la frôler le rebutait. Il hésita à s'assoir, puis préféra rester debout. Piqué sur ses quatre longues pattes osseuses, il reporta une fois de plus son attention sur la louve, qui continuait de se trimballer sa basse avec elle.

" Et pourquoi pas ? "

To be or not to be. Pourquoi les gens pensaient-ils toujours que le comportement qui leur semblait le plus normal était le seul que l'on pouvait adopter ? Il n'avait de comptes à rendre à personne. Et puis, c'était instinctif, tout simplement. Il n'allait tout de même pas se mettre à lui raconter sa vie en long, en large et en travers. C'aurait été ridicule. Il avait mieux à faire.
Mieux, oui. Trouver un moyen de se barrer, c'était pas mal. La dernière fois, il était resté, juste parce que ça l'amusait. Dans le cas présent, c'était totalement différent. Elle empestait les chaleurs.
Et il n'aimait pas ça.

[ Pas la longueur qui compte. ]

Il perçut avec netteté le bruissement des ailes d'un volatile, dehors. Peut-être était-ce une chouette, en quête d'une quelconque proie. Pourtant, ces animaux-là étaient supposés discrets comme des ombres... enfin. C'était toujours dans ce genre de moment-là qu'on voyait ses sens décuplés. Dans le cas présent, c'était l'ouïe qui travaillait. Mais aussi, hélas, l'odorat. Si ça continuait comme ça, il allait se résoudre à respirer par la bouche.

Elle s'apprêta à lui répondre, puis se ravisa. Il la scruta avec attention. Elle finit par se racler la gorge et parler... en imitant le son de sa voix.

" Et pourquoi " pourquoi pas " ? "

Il fronça les sourcils. Premièrement, c'était plutôt dérangeant. Énervant, même. A croire que ça l'amusait. Enfin, autant profiter d'un pouvoir comme le sien, si ça pouvait l'éclater...
En tout cas, elle ne semblait pas avoir compris. Il n'avait techniquement parlant formulé aucune question. C'était une réponse qu'il lui avait fournie. Elle devait être passée à côté. Tsk. Imbécile.
Tant pis. Il n'aimait pas ce petit jeu de merde dans lequel elle semblait vouloir se plonger. La seule chose qu'il désirait, c'était dégager de là. Il reviendrait se promener dans le coin une autre fois. Tant pis. Il tâcha de parler d'une façon posée - sur le ton de la simple constatation, comme il avait coutume de le faire -, dissimulant l'irritation naissante qui s'insinuait en lui. Elle le regardait, à présent. Il se contenta de la fixer également.

" Je n'ai pas de temps à perdre avec toi. "

Sous-entendu : pousse ton cul de là ma chérie que je puisse aller voir ailleurs si j'y suis. C'était clair, non ?
Même si en un sens, c'était légèrement faux. Sur le plan théorique, bien sûr. Sa condition d'assassin le conduisait à s'en prendre à des loups sur demande des Alphas. En ces temps de paix, il n'avait aucune mission à accomplir. En clair, il glandait toute la journée. Il avait donc tout son temps. Sauf que dans le cas présent, son temps, il préférait le passer ailleurs. Seul avec lui-même et ses idées noires - ou pas. Et pas avec cette putain de femelle en rut. Damned.

Elle semblait commencer à s'énerver. En temps normal, ça aurait pu l'amuser. Mais dans le cas présent, il s'en moquait royalement : la seule chose qui comptait à ses yeux était sa présence. L'endroit où elle se trouvait. En plein milieu du chemin.

" C'est quoi ton problème ? "

Il eut un nouveau mouvement de recul. Qu'est-ce que c'était que cette connerie ? Il n'avait pas de problème. Enfin, si, en l'occurrence, son problème c'était elle. Et l'infâme odeur qu'elle dégageait. Cette horrible odeur qui...
... et pourquoi aurait-il forcément eu un problème ? Les gens n'avaient-ils pas le droit de chercher la solitude ? C'était donc si contre-nature que ça ? Cette tolérance que certains abrutis s'acharnaient à prôner, ce n'était donc que du vent ? Et toi, c'est quoi ton problème ? Dégage de là !
Il balaya pour la énième fois la salle du regard. Aucune issue ne s'était décidée à apparaître miraculeusement. Il y eut quelques craquements au-dessus de leur tête. Elle leva les yeux. Faute d'inattention. Elle semblait moins raide. Double-faute. C'était l'occasion ou jamais.

Il cessa soudainement d'être immobile et fit quelques pas discrets en avant, silencieux comme une ombre. Maintenant. Il pouvait filer et lui glisser entre les doigts comme une simple anguille. Il pouvait avancer et passer entre elle et l'encadrement de la porte. Il était bien assez maigre pour passer. Ca pouvait marcher.
Il parcourut plusieurs mètres, prêt à tenter le tout pour le tout, quitte à la frôler. Et il se prit brusquement une bouffée d'air pollué par les chaleurs dans le nez. Il chancela, pris de court par ce facteur inattendu. Oscilla avant de piler, de reculer encore un peu. Encore. Jusqu'à ce que ça se calme. La gorge serrée, la tête tournant à moitié - c'était ça, le contrecoup de la malnutrition, et c'était bien dommage -, il tâcha de se concentrer de nouveau. Ignorant au possible cette espèce de désir charnel et totalement sale qui le submergeait. Bordel de merde ! C'était un échec, et il se retrouvait déstabilisé. Damned. Si les conditions avaient été meilleures, il aurait étouffé un juron.
Les yeux de la louve cessèrent de s'attarder sur le plafond pour venir se poser sur lui. Serrant les dents, il tâcha de déglutir - ce qui, dans le cas présent, lui apparut comme bien plus difficile que prévu. Il voulut inspirer un grand coup, mais préféra éviter. Tsk.

" Tu es... "

Il tacha d'inspirer l'air avec sa gueule et non son nez. Bien. C'était déjà un peu mieux.

" ... au milieu du passage. "

Et il planta son oeil unique dans le regard doré de la femelle, une lueur de détermination nouvelle au plus profond du bleu nocturne de son iris.

Elle eut l'air surprise. Quoi, c'était si étonnant que ça ? Il avait pourtant l'impression que ça se voyait. Pourquoi pensait-elle qu'il restait planté là, raide comme une branche morte, sur le qui-vive, prêt à saisir la moindre occasion de s'en aller ?

" C'est hallucinant comme t'as de magnifiques yeux, tu sais ? "

Euh... WTF ?!
Il arqua à son tour un sourcil incrédule. Pardon ? Où était le rapport ? Ses yeux étaient normaux. Bleus, quoi. Attribut héréditaire, apparemment. Enfin, son oeil. Elle se foutait peut-être de sa gueule ?

Ne comprenant pas où elle voulait en venir - à croire qu'il n'avait pas la science infuse, et c'était bien dommage -, il pencha légèrement la tête sur la droite, dans une faible rotation. Non, là, il ne saisissait pas.
Et alors qu'il plissait légèrement les yeux - ouais, l'oeil, quoi - comme si cela avait pu l'aider à sonder cette femelle qu'il ne comprenait décidément pas, ce léger mouvement entraîna bien entendu un petit déplacement de sa crinière brune. Et les longues boucles de jais qui encadraient son crâne et barraient la partie droite de son visage laissèrent apercevoir, au milieu de la masse chaotique qu'elles formaient, une infime partie de ce qui avait jadis été son deuxième oeil. Qui n'était à présent plus qu'une paupière close et partiellement recouverte de tissus cicatriciels. N'y voyant évidemment rien de ce côté-là, il ne s'en aperçut pas. Et même si cela avait été le cas, il n'aurait sans doute rien fait pour pallier au problème : ses cheveux cachaient naturellement son ancienne blessure, c'était tant mieux, mais il ne s'en souciait pas. S'il avait été chauve, il n'aurait jamais pris la peine de se trouver quelque chose pour dissimuler le tout. Dans le genre, un eye patch à la pirate. Wah, quel style...
Elle détourna le regard, pendant quelques instants seulement. Elle ne semblait pas décidée à bouger. Eh merde.

" Il y a une raison pour que tu sois toujours seul ? "

Pourquoi ? Ca devrait ?
Mmmh... elle était bien curieuse. A croire que c'était le lot de la gente féminine de ne pas pouvoir se contenter de ses propres affaires. Toujours venir fourrer son nez dans celles des autres. Elle était quoi ? Espionne ? Elle faisait un grand recensement avec analyse psychologique ? Elle fichait la population ? Cherchait des recrues pour monter une grande armée des Ténèbres ?

" Y a-t-il une raison pour que tu poses autant de questions ? "

Il tâcha de ne pas laisser percer au travers de sa voix l'impatience qui le gagnait.
Il ignora de plus belle les relents désagréables des chaleurs de la femelle.

[ No problem. ]

Et le silence fut.

C'était beaucoup plus agréable, tout à coup. Plus rien pour venir vous encombrer les oreilles, rien que la complainte muette du temps qui passait. Du temps qu'il perdait. Il perdait du temps, oui. Mais par rapport à quoi, il n'en avait aucune idée. Des secondes, des minutes d'errance incertaine en moins. Quelle merde. Mais au moins, il n'y avait plus de bruit.

Ce qui posa bien vite un problème. Ses tympans au repos, il constata que son nez, lui, était bel et bien en activité et surtout que ses capacités semblaient tout à coup décuplées. C'était comme s'il n'y avait eu que ça. Comme s'il ne voyait plus, ne pouvait plus parler, devenait insensible à toute chose. Mais il y avait cette odeur. La définir ? C'était absolument impossible. C'était quelque chose qu'on ne pouvait qualifier, ni même imaginer si on n'y était pas confronté. Respirer quelque chose de chaud, de brûlant, qui vient vous calciner les poumons. Qui vous prend à la gorge et vous soulève le coeur. Et pourtant.
Cela faisait naître quelque chose en vous - dans l'optique où vous étiez un mâle, tout du moins. Un désir charnel, un besoin instinctif, transmis par les gènes. Quelque chose qui était ancré au plus profond de vous-même, dans chacune de vos cellules, dans les plus infimes particules de votre corps. Procréer. Ils n'étaient là que pour ça, au final. Procréer. Donner la vie. Le genre de chose dont il se foutait totalement - sans liens et sans attaches, yaha. Mais putain, c'était bel et bien là, pourtant ! Allez, perpétuons la lignée des yeux bleus, c'est partie pour l'orgie. Ce que c'était désagréable. Ca allait à l'encontre de tous ses principes. Comme si...
Et pourtant, même Blake - l'insensible, le froid, le seul auquel il accordait une réelle estime - y avait succombé. Instant de faiblesse totale. Il en était la preuve même. Il était là, à une génération près. Comme quoi, même les rocs les plus solides pouvaient fondre comme beurre au soleil dans une telle atmosphère...
C'était l'envie.

C'était étouffant, ça vous montait à la tête, se répandait dans tout votre corps. Un peu comme une bonne dose d'héroïne. Ca vous embrumait l'esprit et vous faisait planer, faire des choses stupides. Et parfois, ça vous écoeurait. Vous donnait des vertiges. Effets secondaires facultatifs, et indésirables. Effets secondaire qu'il se tapait à chaque fois que ces putains de chaleurs recommençaient. Il refusait. Son ADN n'était pas du même avis. Et il y avait la rechute.

Un pincement le ramena brusquement sur terre, l'arrachant aux griffes de cette chose innommable qui le consumait. Le monde vacilla quelques instants, et tout se stabilisa. Il leva les yeux vers la louve, qui venait visiblement de ramener sa basse jusqu'à elle, éraflant l'une des quatre cordes de l'instrument par la même occasion. Une légère brise s'engouffra dans la pièce, acheminant nombre de feuilles mortes avec elle. Il fut soulagé d'avoir un peu d'air frais à respirer. Le problème était que cet air tournait. Et il se prit presque instantanément un nouveau relent bouillant dans la gueule. Ce fut comme si quelqu'un lui avait asséné un puissant coup de masse sur le crâne. Il peina à s'en relever.
Il sentit qu'elle le regardait de nouveau. Plissa les yeux. En plein milieu.
Balayant une nouvelle fois la pièce du regard - et toujours pas d'issue, évidemment -, il se balança d'une passe sur l'autre pendant quelques secondes. Serrant les dents de dégoût. Ca puait.

Et son regard alla de nouveau se poser sur la femelle.

" J'aimerais passer. "

Il cessa d'osciller et retrouva ses appuis. Il attendit.

Gauche, droite. Son regard se balança d'un côté à l'autre de la louve, tâchant d'évaluer ainsi la distance qui la séparait de chacun des côtés du mur. L'encadrement de la porte. Enfin, de ce qui avait été une porte. Il n'y avait maintenant plus que des gonds à moitié défoncés qui s'obstinaient à émerger du papier peint décrépis. Il était maigre. Il pouvait passer sans problèmes. Mais si elle bougeait ?

" Tu as la place de passer. "

Il cessa de réfléchir pour la regarder de nouveau. Elle semblait absorbée dans la contemplation de sa basse, passant à plusieurs reprises sa patte sur le chevalet, frôlant lentement les cordes en un geste mécanique et insensé. Il agita sa queue sans qu'il n'y ait vraiment de raison à cela. Il y avait la place, oui.

Il hésita, se demanda s'il devait s'assoir. Puis renonça à cette idée. Non. Ce petit jeu stupide avait bien assez duré, et il était temps d'y mettre fin. Si elle ne se décidait pas, alors il s'en chargerait. Il trépigna de nouveau sur place quelques instants, puis enfin, fit un premier pas. Il bloqua sa respiration, s'immunisant ainsi pour une courte durée contre l'horrible odeur qu'elle dégageait. Prit son courage à deux mains, balaya d'un revers de patte ses manies compulsives, envoya son orgueil croupir au fin fond d'un cachot cérébral, et il avança.
Il sentit le plancher craquer sous ses pattes tandis qu'il se dirigeait vers elle - et plus précisément vers la sortie -, la démarche lente mais pourtant naturelle. Concentré, il ne respira pas. Il eut l'impression que la température de la pièce doublait en l'espace de quelques secondes, et constata que ses poumons avaient décidé de lui donner l'impression qu'ils souhaitaient exploser. Totalement con. Eh, merde. Il savait rester en apnée plus longtemps, fallait pas déconner. Ca ne faisait même pas cinq secondes qu'il était comme ça. Enfin, c'était en tout cas ce que sa logique lui disait. Parce que sa perception des choses lui donnait l'impression qu'il n'avait plus avalé d'air depuis au moins un bon siècle et demi.
Il parcourut tant bien que mal les longs mètres qui le séparaient de la femelle. Se retrouva près d'elle. Très près. Beaucoup trop selon lui.
Il se déporta immédiatement sur le côté, veillant à se tenir aussi éloigné que possible de la louve. Surtout, ne pas la toucher. Et à vrai dire, pour quelqu'un comme lui, même le fait de la frôler était purement inconcevable. Tout contact physique avec autrui était exclu. Depuis qu'il avait tué son frère, si ce n'est quelques rares fois où des loups lui étaient rentrés dedans par inadvertance - bande d'imbéciles... -, il n'avait jamais plus touché personne. Il comptait bien continuer sur cette voie-là. C'était beaucoup trop... sale.

Il était juste à côté d'elle, à présent, et il continuait d'avancer lentement, très lentement. Bien. Tout se passait très bien. Il n'y avait absolument pas de raison pour qu'il y ait de problème... non, pas de raison...

Ce qu'il ne vit pas, c'était que l'une des deux longues écharpes qui traînaient derrière lui n'était pas exactement dans son alignement. Et qu'elle était bien partie pour se fourrer... en plein sous le manche de la basse, et donc, par la même occasion, qu'elle allait s'y accrocher, à moitié.

[ No problem. ]

Il sentit soudainement que quelque chose clochait. Il retenait toujours sa respiration, oui, mais cette sensation croissante d'étranglement n'était pas normale. Cela ne coïncidait pas.

Il n'eut pas le temps de ralentir. Tout à coup, quelque chose tira violemment sur l'une de ses écharpes, resserrant l'étreinte de celle-ci sur son coup. Surpris, il se figea et tourna la tête dans sa direction, les sourcils froncés. Mais qu'est-ce que cette pauvre conne pouvait...?
Il comprit rapidement où était le problème, lorsqu'il se rendit compte que la louve se tenait à présent fermement campée sur ses pattes, semblant faire un mur entre lui et son instrument. Il la dévisagea longuement. Elle semblait en colère. Il devina que ce léger son de raclement qu'il avait entendu en passant devait provenir de la basse. Peut-être que...

" Tu peux pas faire gaffe ? "

Il ne cilla pas, continuant de la fixer, dos à elle. Il respirait de nouveau. Il ne s'en aperçut que trop tard.
De nouveau, l'odeur s'engouffra dans ses narines, toujours la même, toujours aussi désagréable, toujours aussi... dérangeante. Il serra les dents de plus belle, fronçant le nez, l'espace de quelques instants. Merde.

" Ta gueule. "

Ca n'avait été qu'un souffle, et il n'était même pas sûr qu'elle l'ait entendu. Mais cela n'avait strictement aucune importance. Il n'en avait pour ainsi dire rien à battre.
Il fit de nouveau volte-face, n'attendant pas de voir sa réaction si réaction il y avait. Et, après avoir légèrement desserré ses écharpes d'un habile coup de patte - on sentait qu'il en avait l'habitude, car le geste était fluide et rapide -, il reprit sa marche. Il ne pressa pas l'allure, non, il ne s'enfuit pas en courant comme un dératé. Il se contenta de marcher. Il était du bon côté.
Il n'y avait plus de louve. Seulement quelques murs qui le séparaient de l'extérieur, et, en conséquence, de la liberté.

Il y eut un bruit, derrière lui. Le son caractéristique des griffes qui frôlent le plancher. Ce même son que produisaient ses pattes à mesure qu'il avançait. Sauf que là, c'était... beaucoup moins discret. Comme si on s'efforçait de se faire remarquer. Bordel de merde !

C'était quoi, son problème ? Un manque d'affection causé par une enfance de merde ? Un problème de géniteurs qui ne prenaient pas soin d'elle ? Mais qu'est-ce qu'il pouvait y faire ? Elle n'avait qu'à aller se frotter à quelqu'un d'autre. Mauvaise pioche, il n'était pas du genre à apprécier ce genre de conneries. Il avait beaucoup mieux à faire que se trimballer une vulgaire femelle en rut derrière lui. Lâche-moi les basques, ma chérie. Tu m'obstrues les naseaux avec tes relents nauséabonds.
Il accéléra, sentant de nouveau l'infâme odeur le prendre à la gorge. Longeant le mur, il bifurqua brusquement à droite lorsque l'occasion de présenta. Se coulant parmi le mobilier qui décorait la pièce - une sorte de vieux living-room poussiéreux -, il traversa la pièce à vive allure avant d'emprunter un nouveau passage. Raccourci. Il en avait l'intuition. Ca ne diminuait pas. Elle le suivait toujours. Pourquoi s'obstinait-elle à ce point ? Tout était réglé, non ? Il était passé - avait fait l'immense effort de la contourner, au risque de la frôler - et parti. Et elle, elle était à ses trousses. Okay, peut-être qu'elle aurait tout simplement pu être en train de partir, elle aussi. Mais se sentait-elle vraiment obligée de le suivre à la trace ? Quoi ? Elle avait un sens de l'orientation de merde ? Mais qu'elle se débrouille toute seule, bon sang, elle était grande ! Qu'elle s'assume !

Il tâcha d'aller encore un peu plus vite, ses écharpes claquant derrière lui à chaque fois qu'il prenait un tournant. Nouvelle pièce, désespérément vide. Il la traversa en un éclair. Etroit corridor, qui s'effaça derrière lui en quelques instants. Antichambre. Couloir, encore. Ce n'était peut-être pas un raccourci, en fin de compte. A vrai dire, non, pas du tout. Il avait depuis un petit moment abandonné l'idée de sortir rapidement pour se lancer dans une folle partie de labyrinthe des horreurs. Objectif ? Qu'elle le lâche. Ce qu'elle s'obstinait à ne pas faire.
Il serra les dents, un peu plus. Et tourna brusquement à gauche. Okay. Labyrinthe convient pas ? Direction l'extérieur alors. Là, le problème serait définitivement réglé. Il sentait un énervement croissant affluer en lui.

Il y eut soudain quelque chose, il ne sut quoi sur le coup. Il ne comprit qu'en voyant la silhouette pâle de la louve passer à côté de lui. Elle l'avait rattrapé, et même dépassé. Putain. Mais quel pot de colle !

" Bon... S'il te plait, aurais-tu l'amabilité de répéter ?... "

Et sourde, en plus !
Il freina brusquement, rayant le parquet de ses longues griffes noires. Se redressa de toute sa hauteur en essuyant un nouvel assaut des senteurs désagréables. Il fronça les sourcils. Elle s'était piquée devant lui. Il pouvait parfaitement faire demi-tour. Mais si cela devait continuer... putain, ce qu'elle était chiante !

" Non. "

Après tout, où était l'intérêt ?
Il ne cilla pas. Il se contenta de la fixer avec froideur. Il attendit.

Il haussa un sourcil interloqué lorsqu'elle fit volte-face. Quoi... ? Elle abandonnait ?

Il la scruta avec attention. Le comportement lupin était décidément des plus étranges... Quelques instants auparavant, elle le suivait à la trace en le sommant de répéter ce qu'il avait dit. Et là, alors qu'il se contentait de lui répondre par la négative, elle abdiquait et s'en allait. Les chaleurs lui montaient à la tête, à elle aussi ? Il savait que les femelles étaient relativement en rogne - pour la plupart - pendant cette période, suite aux avances incessantes des mâles. Mais est-ce que les vapeurs leur embrumaient aussi le cerveau, à elles ? Après tout, c'était un jeu d'hormones. Mais il ne pensait pas que ça puisse aller jusque là. C'était... stupide ? Un peu, tout de même. Peut-être était-elle lunatique, ou bipolaire - en version accélérée -, un truc du genre ? Il ne comprenait pas vraiment. Mais tant qu'elle lui lâchait la grappe, ça lui convenait. Il la regarda donc marcher en direction d'une porte et y disparaître. Quelle façon d'être étrange. Il ne comprendrait donc jamais les autres. Enfin, peut-être qu'il n'était pas le seul à qui il manquait une case.
Il s'apprêtait à faire demi-tour lorsque Kinoha réapparut dans l'encadrement de la porte. Il releva les yeux vers elle.

" Si c'est la sortie que tu cherches, c'est tout droit, la deuxième à gauche, puis à droite et tu te retrouves dans le Hall... "

Et en plus, elle lui disait comment s'en aller de là.
Il l'observa quelques instants puis, sans un mot de plus, se retourna pour prendre la direction de la sortie. Il n'avait pas vraiment besoin qu'elle lui serve de GPS, son sens de l'orientation était suffisamment performant comme ça.
Un loup un tant soit peu éduqué aurait dit merci. Vladimir avait joui d'une éducation plus que correcte. Il ne dit cependant rien, tout comme il ne lui adressa pas même un hochement de tête en signe acquiescement.

Il disparut dans la salle suivante, savourant enfin l'odeur de ces chaleurs qui s'estompait. Tourna à un premier, un deuxième embranchement. Descendit les escaliers du hall, jetant quelques coups d'oeil à droite et à gauche de temps en temps. Et franchit la dernière porte. Celle qui menait à l'extérieur.
Il visiterait une autre fois. Cette île n'était visiblement pas une destination touristique de premier ordre, mais il avait eu la malchance de tomber sur quelqu'un - et, qui plus est, d'une femelle, en chaleur de surcroît. A croire que le Hasard continuait de se jouer de lui. Tant pis, il s'en moquait royalement. Il n'allait pas se laisser faire par un simple facteur, une probabilité de merde. Dehors, le froid le prit aux tripes. Ca s'était profondément rafraîchi, maintenant que la nuit était tombée. Et il lui fallait rentrer au continent. Traverser à la nage. Du suicide ?
Il réfléchit un instant. S'il y avait du courant, il courait droit à sa perte. Même sans agitation, il pouvait très bien crever d'une hypothermie à mi-chemin.
Quelque part au fond de lui, quelque chose lui hurla de ne pas y aller. Sa raison, sans doute. Il ne l'entendit pas. Son sens de la conservation, il l'avait depuis bien - trop - longtemps renié, bâillonnée et enfermée à double tour dans les tréfonds de son âme. Masochiste, peut-être. Un peu comme si...

Il fit taire ces réflexions d'un claquement de queue, et se remit en route, un fin nuage de vapeur se formant devant sa gueule à chaque fois qu'il expirait. Aux devants de la mort, hein ? Sans doute.
Cela devait être ça.