De quoi ça s'agit ? [Vlad' «3]

[ Disaster Style (8 ]

Bon sang, ce qu'il pouvait se les geler. A croire que le temps se détraquait complètement. Hier, c'était l'été, et aujourd'hui... l'hiver. Quelqu'un n'aurait pas par hasard oublié qu'il y avait l'automne au milieu ?

Gardant une démarche souple malgré la raideur qui envahissait ses membres engourdis, il progressa d'un pas tranquille - tranquille, toujours... - en direction de la plage. A mesure qu'il se rapprochait, un vent froid s'engouffrait dans son épaisse fourrure. Brise marine de merde. Elle aurait sa peau.
Ses écharpes s'agitant derrière lui, il finit par effleurer le sable humide du bout des pattes. Un nouveau frisson parcourut son échine au contact humide et rugueux du sol. Il serra un peu plus les dents.

Regardant autour de lui, il huma longuement l'air. Au-delà des effluves marines, sous l'épaisse couche de senteurs poussiéreuses qui caractérisait l'Ile Funèbre, il perçut une faible odeur de conifères. Bien. Alors c'était par là. Il était déjà arrivé par cet endroit. Il en ferait de même pour repartir. Et ce, même s'il n'y voyait absolument rien. Un épais voile brumeux l'empêchait de distinguer l'horizon. Il inspira profondément et se remit à avancer. Lentement, sûrement, il entra dans l'eau. Ce fut alors comme si un millier d'aiguilles assassines avaient fusé sur lui de toute part. Il se crispa entièrement, le poil hérissé. Après une courte pause, il avança de nouveau. Il n'allait pas se dégonfler pour si peu.
Ignorant la douleur, ignorant les hurlements d'avertissement que braillait sa raison, ignorant le gyrophare rouge qui clignotait en geignant au creux de sa tête, il fit de nouveau plusieurs pas. Ses genoux, ses flancs pénétrèrent bientôt dans le liquide glacial. Ses écharpes s'alourdirent brusquement. Son dos fut submergé, et bientôt, il n'eut plus pied du tout.
Nager avait toujours été quelque chose d'instinctif, chez les loups. Sans doute une quelconque faculté primitive transmise par les gènes à travers les générations. Ce geste avait recours à un principe tout à fait banal, et pas vraiment recherché : on agitait les pattes en cadences, on gardait la tête hors de la flotte, et on avançait. Vladimir n'était pas un loup exceptionnel, pas un Dieu mystique descendu des étoiles. Il se borna donc à suivre la coutume, et agita ses os. Même si ces mêmes os, il ne les sentait plus. Il en venait même à regretter le moment où il les sentait trop.

Il sentit sa respiration devenir plus difficile mais ne s'arrêta pas pour autant. Se dirigeant à la seule lueur de son glowstick - et encore -, il disparut dans la brume et se retrouva perdu entre deux os.
Et comme la chance n'avait jamais été avec lui, il se trouva que la mer était légèrement - pas trop tout de même, ça n'aurait pas été marrant sinon - agitée ce jour-là. Il ne lui fallut donc que quelques minutes pour se prendre une première vague en pleine gueule. Puis une deuxième. Et bientôt, il sombra parmi les flots. Transi de froid, étranglé par ses écharpes, il mordit immédiatement dans son bonnet qui en profitait une fois de plus pour essayer de se faire la malle. Couvre-chef entre les crocs, il se débattit comme un beau diable et refusa cordialement l'invitation amicale que Morphée lui soumettait. Il s'agita, se tortilla, perdit la notion du haut et du bas. Balloté, giflé, il se sentit tournoyer tandis que le courant l'emportait pour aller Dieu seul eut pu savoir où. Et puis, tout à coup, il y eut quelque chose, il ne sut quoi, une illumination peut-être, un phénomène étrange, et il vit l'écume au-dessus de sa tête, et il fonça, nagea, trima. Emergea.
Ce fut encore plus horrible que le moment où il avait commencé à faire trempette. La tête hors de l'eau, il sentit un froid glacial l'envelopper. L'asphyxier. Une douleur infâme lui brûlant l'oeil gauche - comme quoi le sel n'était pas forcément bon pour la cornée -, ses longs cheveux bouclés plaqués contre son visage, ses écharpes plus lourdes que jamais, il avança à l'aveuglette. Avança.

Avança, avança, avança...

... et tout sembla s'apaiser. Etait-il mort ? S'endormait-il ? Etait-ce un rêve ? Nageant dans le noir le plus total. Encore.

Et encore.

Le roulis de la mer. Le bruit de l'eau qui s'abat sur le sable. Comprenant qu'il tenait sa chance, il serra un peu plus son étreinte sur le petit tas de laine détrempé. Il battit des pattes, toujours, inlassablement. Etaient-elles toujours là, ses pattes ? Il n'en était même pas sûr.
Et il sentit quelque chose, il se suréleva. Le froid s'intensifia. Son poil s'aplatit. Il se retrouva... à l'air libre. Sur la terre ferme. Lâchant son paquetage, il s'abaissa avant de se frotter l'oeil de ses pattes, tâchant d'atténuer la douleur. Son nez ne voulant plus lui servir pour le moment, il entrouvrit légèrement la paupière. Cligna plusieurs fois de l'oeil, sans parvenir à obtenir autre chose qu'une vision floue de ce qui l'entourait. Transi, il resta tapis au sol, attendant que cela s'arrange. L'Ile Funèbre ? Le Continent ? Etait-il arrivé à bon port, ou revenu à la case départ ?

Il ne savait même pas où il était.

[ Va pour l'option deux dans ce cas. ]

Il attendit. Attendit que sa vision revienne à la normale, attendit de pouvoir faire quelque chose. Le poil collé contre son corps, il attendit de pouvoir se lever.

Et heureusement pour lui, cette même normale ne mit pas - trop - longtemps à revenir. Bientôt, la douleur qui submergeait son oeil s'estompa. Les points lumineux qui obstruaient sa vue s'effacèrent, et il put observer les environs. une première constatation s'imposa d'elle-même : il y avait... de la brume. Et les arbres semblaient étrangement décharnés. Et, tout aussi étrangement, il y avait un grand manoir, là-bas. Un grand manoir délabré. Un manoir sombre. Un manoir qui lui faisait beaucoup penser à celui de l'Ile Funèbre, un manoir bizarrement semblable à celui qu'il avait quitté, une vingtaine de minutes plus tôt. Non... bordel de merde ?!
Il sentit un sentiment de profonde frustration l'envahir. Il n'était tout de même pas... revenu au point de départ ?
Un coup d'oeil circulaire lui indiqua qu'hélas, cette impression était justifiée : il se trouvait sur cette même plage qu'il avait tenté de quitter, à quelques dizaines de mètres près. Et le roulis de la mer qui continuait progressivement de s'agiter ne fit rien pour pallier à sa colère. Il se mordilla rageusement la lèvre inférieure. Peut-être un peu trop rageusement, même, car un filet de sang ne tarda pas à couler de sa gueule. Son malaise augmenta.
Frigorifié, trempé et de surcroit totalement crevé, il resta quelques instants planté sur le sable à regarder d'un air morne un point indistinct sur le sol. Petite pause. Esprit en veille. Puis, mécaniquement, il tourna la tête vers l'eau. Les perturbations se rapprochaient. Quand il était parti, c'était plutôt calme, ici. Maintenant, ce n'était plus vraiment le cas. Impossible de se barrer, et encore moins après un tel échec. Il aurait coulé avant même d'avoir parcouru vingt mètres.

Il fit volte-face et commença à marcher. En direction du Manoir. Que pouvait-il faire d'autre ? En l'état actuel des choses, il avait totalement oublié la présence de la femelle, et à vrai dire son esprit ressemblait d'avantage à un trou noir chaotique qu'à la machine complexe qu'il était encore quelques temps plus tôt. Totalement lessivé, ouais.
Et le pire, c'est qu'il s'était rarement senti aussi con.
Vladimir ne supportait pas l'échec. Et encore moins dans de telles conditions. Non, Vladimir s'en voulait. En cet instant-là, Vladimir se détestait tellement qu'il mourrait d'envie de se mettre à courir comme un dératé en direction de la flotte pour s'y noyer. Comme une merde. Ce que ça aurait été bon. Et pourtant, il ne le fit pas. Il se retint, tant bien que mal. Mais cela ne l'empêchait pas de le désirer ardemment. Il le méritait.

Laissant une jolie petite trainée de gouttelettes d'eau derrière lui, il parcourut lentement la distance qui le séparait de la grosse baraque, ignorant la morsure du vent sur son corps détrempé. Son glowstick cliquetant lamentablement à mesure qu'il progressait, il finit par rejoindre le perron de la bâtisse. Sans un regard en arrière, il pénétra à l'intérieur. La chaleur non négligeable qui régnait sur les lieux ne le réconforta pas. Il était beaucoup trop énervé après lui-même pour se préoccuper de ce genre de chose. Dans le hall, il tourna immédiatement à droite pour aller se rouler en boule dans l'un des angles de la pièce. Il ne s'ébroua pas, ne se sécha pas, n'ôta même pas ses deux écharpes qui suintaient l'eau de mer. Il posa simplement son bonnet devant lui et resta prostré là, comme le gros connard qu'il était. Tant pis s'il crevait d'une pneumonie ou d'une autre connerie de ce genre.

De toute façon, il le méritait.

Le noir. Total.

Le mode veille, l'absence de conscience. Un état amorphe et aphone, un vide intérieur. Un peu comme si on avait débranché la machine, comme si l'engrenage s'était arrêté. Comme si le loup n'était plus qu'un tas de chair et d'organes qui n'abritait plus rien de vivant. Sauf qu'il n'était pas mort. Il était simplement... ailleurs.
Pouvait-on qualifier cela de rêverie ? Pas vraiment. Il n'était tout simplement plus là. Plus rien ne comptait, ni le temps, ni la situation. Il s'était déconnecté inconsciemment, et restait là, prostré dans la flotte, sa babine continuant de saigner, son bonnet détrempé posé face à lui, à même un parquet pourri et poussiéreux. Le regard perdu quelque part, dans un lieu que lui même ne connaissait pas. En cet instant, comme tout être vivant était sans doute capable de le faire, Vladimir s'était éteint. Phénomène découlant sans doute de l'inconscient. Peut-être qu'il n'avait plus le courage de rester sur Terre. Il ne s'en voulait même plus... pour le moment. Là, il ne pensait à rien, car il ne le pouvait pas. C'était comme si Vladimir n'avait plus existé.

Cet état ne put cependant durer bien longtemps. Un bruit de griffes qui effleurent le parquet, de corps qui se traine avec plus ou moins de grâce. Il ne se réveilla pas, mais déjà, il commença son voyage de retour.
Il y eut de nouveau cette odeur... encore et toujours. La même. Qui, en plus de réveiller ses plus bas instincts, commençai à lui piquer désagréablement le nez. Le sel de la mer, très certainement. Putain.
Et puis, une voix. La même, elle aussi. Elle termina de le faire revenir. Émergeant de Dieu seul eut pu savoir où, Vladimir le sac d'os glacé retomba lourdement sur le sol, dans un craquement étouffé. Il frissonna.

" Ca va ? "

Mais qu'est-ce que ça peut te foutre ? Je t'en pose, des questions, moi ? Pourquoi toujours ce besoin de venir fourrer sa truffe dans les affaires des autres, de se taper l'incruste, pourquoi cet altruisme de merde, cette pure chimère, ce comportement idiot ? Pourquoi ne pas simplement se contenter de passer son chemin, pourquoi toujours s'attarder sur le loup, là, qui reste dans son coin et ne demande rien à personne ? Comme si cela avait pu l'intéresser !

Il leva vers elle un regard qui aurait dû être froid, mais qui, en l'état actuel des choses, relevait plus de la fatigue et de la lassitude que du désir de renvoyer chier d'un simple coup d'oeil. L'espace d'un instant, il voulut lui dire de dégager - avec toute la gentillesse et la politesse dont il était capable, bien entendu -, mais il se ravisa brusquement. Promena son iris bleuté sur toute la pièce, balayant les environs sans même les voir. Puis, la tête toujours posée sur le sol, fixa de nouveau un point qui n'existait pas, quelque part en face de lui.

" Ca n'a pas d'importance. "

Il ne savait même pas.

Soupir de consternation. Il n'y prêta pas attention. Et à vrai dire, il n'aurait même pas entendu sa réponse si la fin de sa phrase n'était pas soudainement partie dans les aiguës, ne manquant pas de lui vriller les tympans au passage.

Ne bougeant pas d'un poil, il la suivit du regard lorsqu'elle quitta la pièce au triple galop. Il ne se leva pas pour autant lorsqu'elle disparut de son champ de vision, et laissa son regard se perdre à nouveau dans le vague. Seul son ouïe resta fonctionnelle, et il écouta avec plus ou moins d'attention - selon les moments - les bruits qui lui parvenaient de tout le manoir. Cavalcade effrénée, retour, sortie, retour encore, escaliers, bruit sourd. Nouvelle précipitation, plus saccadée cette fois-ci. Et puis le silence. L'attente. Et un hurlement assourdissant. Il sentit son échine se hérisser tandis que ses oreilles en pâtissaient de nouveau. Il ne put retenir un grognement sourd et se contracta immédiatement. De nouveau, il n'entendit plus rien. Etait-il devenu sourd ? Non. Bientôt, un nouveau mouvement. Et la femelle réapparut, tête basse, visiblement totalement dépitée, et se vautra contre le mur, un peu plus loin. Il la fixa quelques instants. Quelque chose était venu s'ajouter à sa panoplie. Autour de son cou, des cordes métalliques et... des fragments de sa basse ? Tsss... il réprima un sourire moqueur - de toute façon, il était légèrement trop épuisé pour s'essayer à de nouvelles mimiques faciales - et la quitta de nouveau des yeux.
Elle se leva une nouvelle fois, et quitta la salle pour se rendre à l'extérieur. A croire qu'il était impossible d'être tranquille, ici. Il aurait peut-être dû aller plus loin et se chercher une chambre tranquille...

... non.

Sentant les picotements dans sa truffe diminuer, il ressentit bien vite les effets des chaleurs. Horribles effluves qui embrumaient son esprit déjà sérieusement diminué par le manque d'oxygène dont il avait souffert lors de sa petite excursion maritime. Mais quelque chose d'autre, aussi... et un éclat rouge sur le plancher poussiéreux le renseigna tout de suite sur la nature de ce même élément. Du sang. Pas son sang, non, pas celui qui continuait de suinter de sa gueule. Celui de la femelle. Elle s'était apparemment blessée en son absence - ce qui était d'ailleurs assez pathétique. Il inspira profondément, ignorant de plus belle le froid qui l'engourdissait, et ferma les yeux. Il aurait pu s'endormir en un instant, si seulement...
... si seulement il n'y avait pas eu ce problème de proximité. Frustré, il tenta d'ignorer la chose, mais n'arriva à rien. Il attendit encore un peu, et, dans un nouveau grondement énervé, se releva brusquement - ne manquant pas de sentir sa tête tourner sous l'effort. Baissa les yeux sur son bonnet qui trônait toujours à ses pattes, l'attrapa dans sa gueule... et prit la direction des escaliers - dont une bonne partie s'avérait être détruite, ce qui expliquait peut-être la blessure de l'autre. C'était totalement impossible dans de telles conditions.
Il se trouverait bien une chambre.