Entracte | Lucien

La nuit était tombée et s'était déjà longuement écoulée. L'aube ne tarderait sans doute plus, si le temps était clair. Et il semblait l'être. La voûte céleste dégagée laissait entrevoir des milliers de petites lueurs lointaines, qui se reflétaient dans les grands yeux de la louve grise. Elle faisait partie des rares individus auxquels la une ne retirait pas de teinte, ayant déjà une pelisse argentée, aux couleurs froides semblables à celles de l'astre de la nuit. Seules semblaient déteindre ses prunelles dorées, devenant perles à son éclat. Prunelles qui était fichées sur un groupe d'étoile, comme un repère dans l'infinité déserte de la nuit, alors que son esprit galopait dangereusement loin de son enveloppe corporelle. Elle s'était isolée du reste des Séides pour la nuit ; c'était devenu une habitude plus que récurrente, et qui était la cause d'un profond malaise. Avec les récents événements, elle n'était pas parvenue à trouver un instant en tête à tête avec Valka ou Tequeela. Elle avait envers Raw un respect distant, qui l'empêchait de vouloir se confier à lui. Mais bien que son... anormalité aie été abondamment cachée par tout ce qui avait secoué les terres, elle demeurait. Elle était la seule à ne pas avoir été choisie par les dieux. Elle n'avait jamais reçu d'appel, et cet moment de la résurrection de la déesse Yurai avait été pour elle comme un rêve, dont elle se serait réveillée sans trop savoir s'il était réel ou non.

Les pattes rassemblées sous son corps, allongée derrière un bosquet de fleurs qui la cachait aux arrivants venant des terres de la meute, elle contemplait le ciel, l'inquiétude luisant dans ses yeux clairs. Elle se méditait depuis son arrivée, quelques heures après le crépuscule, sil elle ne devait pas faire le premier pas. Mais même si elle franchissait cette étape, vers quel dieu se tourner ? Chacun de ses congénères savait quels étaient ses points forts, grâce au dieu qui les avait choisis. Mais elle... comment pouvait-elle en juger par elle-même ? Elle n'était qu'une mortelle, comment pouvoir prétendre le choix d'un dieu ? Tant de questions qui venaient troubler encore d'avantage son esprit.

Elle posa le museau sur le bout de ses pattes, pensive. Elle n'était pas venue ici car une fontaine s'y trouvait, non. Elle savait qu'elle y trouverait, à la nuit tombée, une relative tranquillité. Après tout, un jardin avait bien mois d'intérêt lorsque la lumière n'éclaboussait plus les mille lueurs de ses fleurs. Petit à petit, alors que ses pensées divaguaient et s'emmêlaient en question diverses, elle tomba dans une légère torpeur, sans doute bercée par les fragrances qui flottaient dans l'air, hypnotisée par la lueur puissante de la lune ronde qui flottait devant elle, loin au-dessus de l'horizon.

Lucien sortait rarement de nuit.
Il était par nature un animal casanier et, bien que curieux, se savait bien trop faible pour tenter une escapade de nuit sans risquer de se faire bouffer par un ours, ou au moins de se paumer sans possibilité de retrouver sa route. Malgré le fait qu'il passât la plus grande partie de son existence à la bibliothèque, et qu'une excellente mémoire lui permît de connaître à peu près par coeur la cartographie des terres et des constellations de Punk Wolf, l'archiviste avait tout de même un mal fou à se repérer au sein de son propre territoire. Une des nombreuses lacunes qu'il ne parvenait à combler et avec laquelle il composait, lacune qui s'ajoutait à la quantité assez phénoménale de malus physiques qui sévissaient chez lui.

Cela faisait donc des années qu'il n'avait pas mis le nez dehors alors que la lune était levée ; si sa mémoire ne lui jouait pas de tour - c'était à peu près la seule faculté qui ne lui avait jamais fait faux bon en quatre années d'existence - la dernière fois remontait à une tentative vaine d'attraper la lune alors qu'il était môme, aux côtés de Ska. L'albinos soupira à ce souvenir : désormais, Ska était loin, à mener un peuple libre et fier, aux côtés de leurs vrais parents, alors que lui avait perdu les trois dernières années de sa vie dans des bouquins. Parfois, il avait l'impression d'être passé à côté d'évènements potentiellement importants dans son existence sans s'en rendre compte.

Et là, sortant seulement quelques heures avant le début traditionnel de son service, Lucien redécouvrait l'éclat de la lune blafarde puisque que son horloge biologique, apparemment détraquée, l'avait éveillé bien trop tôt. C'est à ce moment qu'il avait décidé que non, il ne passerait pas cette journée entre les murs de la bibliothèque, que non, il n'allait pas s'enfermer dans ses livres et dans sa poussière jusqu'à la tombée de la nuit. Au contraire, il avait entamé une marche sans but, admirant le long de sa route le paysage sombre et gris, comme déchu de ses couleurs par la toute puissance de la nuit. S'abandonnant complètement à son errance, Lucien laissait ses pattes le guider, conscient qu'il pesterait dans quelques heures alors qu'il serait perdu au milieu de nulle-part ; mais il n'en avait cure. Ces moments privilégiés, ces escapades à des kilomètres de son corps faible et de son esprit borné étaient trop rares pour qu'il daigne s'en priver.

Ses pattes le menèrent alors dans le Nasrin, ce jardin éternel auquel ne s'appliquaient pas les élémentaires lois biologiques de la dormance végétale hivernale, cet éden de l'éternel printemps, qui regorgeait de couleurs et de senteurs quelle que soit la période de l'année. Dans ce lieu hors du temps et des saisons, conquis des années plus tôt par les Séides pour qu'ils puissent survivre à la saison creuse, il décida de faire une pause. C'était un luxe de trouver un lieu doux et tiède, même la nuit, alors que le printemps était encore loin. Comment faisaient les autres ? Les Brethens, les solitaires ? Comment s'en sortait son frère, à la tête de son clan, pour subvenir à ses besoins et à ceux des siens ?

Alors que les questions emmenaient l'esprit de Lucien loin de sa réalité physique, le jeune loup se trouva nez à nez avec l'une de ses semblables. Le poil sombre, la tignasse claire, elle se fondait avec douceur dans le paysage gris de cette aube qui ne naissait pas encore, assoupie entre les fleurs endormies. L'albinos se souvint déjà l'avoir croisée au camp, mais il ne la connaissait davantage ; il s'intéressait, de toute façon, bien moins à ses congénères réels qu'à ceux qui peuplaient les livres qu'il passait son temps à dévorer.

De peur de réveiller la belle - et d'avoir à entretenir un semblant de relation sociale - le jeune mâle recula.
Et, parce que la suite du RP dépend de tel évènement, marcha sur une brindille, dont le craquement résonna dans le silence du Nasrin.

L'archiviste étouffa un juron.

Le bruit léger la fit revenir à la réalité, et ses prunelles dorées parcoururent rapidement les alentours, le coeur battant - que craignait-elle, au juste ? Ce n'était pas le lieu le plus dangereux que l'on puisse parcourir, après tout. Elles n'eurent pas à le faire longtemps pour trouver la silhouette claire qui se tenait non loin, tendue, comme craignant justement qu'elle ne la voie. Presque par réflexe, Romance se redressa rapidement pour faire face à l'inconnu, qu'elle identifia rapidement comme un membre de la meute, mais que l'on voyait étonnement peu au camp. Elle l'avait remarqué par la coiffure étrange, et pourtant plutôt esthétique à son goût, qui rassemblait ses cheveux clairs. De nombreux tatouages parcouraient son pelage, sombres - noirs peut-êtres, impossible d'en être certaine sous la lumière froide qui enlevait au monde toutes ses nuances.

Elle fut saisie d'une étrange sensation de culpabilité, comme une enfant que l'on aura surprise à faire quelque-chose qu'elle n'aurait pas où. Ou ce genre de sentiment, qui ne ui était finalement pas si familier que cela.

"Oh, bonsoir, je..."

Elle chercha des explications. Plutôt vainement d'ailleurs, et son cerveau lui rappela rapidement qu'elle n'avait pas nécessairement à se justifier pour sa présence ici. Au contraire, chercher des explications ne ferait que créer le doute chez son interlocuteur. Sans doute. Elle imaginait, du moins.

"... Bonsoir." Termina-t-elle avec un petit sourire gêné, finalement mise d'avantage mal à l'aise par sa réaction que par l'arrivée de son congénère.

Elle rassembla ses pattes sous elle et s'exhorta de calmer cette fébrilité imprévue. Son regard avait fui quelques secondes celui de l'arrivant pour aller parcourir les alentours fleuris. Elle le releva vers lui doucement.

— Oh, bonsoir, je...

Comme c'était largement prévisible - et souhaitable - la jeune louve se réveilla. Elle sembla étonnée de le voir ici, de se retrouver en flagrant délit d'absence à la Cordillère à une heure où elle aurait dû s'y trouver. D'ailleurs, ça n'était même pas une règle : tout le monde dormait ensemble au Creux au Loup sans se poser de question et sans y réfléchir, et c'était comme ça. Mais dans les faits, sa congénère ne faisait rien de mal : elle sommeillait tranquillement sur son territoire, sans manquer à aucune des lois de la meute. A tel point que Lucien se demanda pourquoi il se posait de telles questions, pourquoi il comprenait ce sentiment de culpabilité qui la rendait bafouillante, pourquoi il se sentait lui aussi coupable d'être pris en flagrant délit de balade nocturne.

Ils étaient comme deux gamins qui fuguent en même temps et se croisent, sachant que l'autre représente un danger potentiel pour le camouflage de leur connerie tout en étant conscient qu'ils sont également un danger, possédant la même arme tout en étant dans la parfaite incapacité de s'en servir. Comme si l'autre était un miroir de leur propre connerie. Sauf que là, il n'y avait pas de connerie, pas d'infractions aux lois et pas d'enfants non plus. Ils étaient deux adultes conscients et dans leur bon droit au milieu de leur propre territoire.

Alors pourquoi se sentait-il aussi gêné ?

— ... Bonsoir.

C'était comme si la jeune louve avait eu exactement le même raisonnement que lui et en arrivait de fait aux mêmes conclusions. Comme s'ils s'étaient entendus d'un accord tacite pour dire qu'il n'y avait pas de problème tout en étant complètement gêné sans aucune raison sans parvenir à s'en cacher. Lucien bénit la nuit qui, si elle l'empêchait de bien distinguer le visage de son interlocutrice, lui garantissait que la réciproque était certainement vraie et qu'il devait lui aussi bénéficier de ce camouflage.

— Je dirais plutôt bonjour, vu l'heure.

Que c'était compliqué.
Il ne savait pas du tout comment se comporter et n'avait aucun idée de génie pour contrebalancer, et allait certainement ramer jusqu'à la fin de la conversation pour lui donner un semblant d'intérêt. En attendant, il se contentait de baratiner d'une voie vaguement calme pour compensait la colère qui commençait à monter en lui, cette sempiternelle fureur sourde envers lui-même qui le rappelait à sa condition d'être incapable de mener une conversation correctement.
Colère qui n'aidait pas à éponger sa gêne.
Qu'il n'avait pas à ressentir.
Ce qui le foutait encore plus en rogne.

— Que fais-tu ici ?

Même si sa voix n'était en rien suspicieuse, il se sentait comme un crétin pointant un doigt accusateur sur un être moins coupable que lui.
Et la colère grandissait.

Même si le ton d nouveau venu laissait planer un doute sur son intention, sa remarque sembla légèrement détendre l'atmosphère très étrange qui s'était créée au moment où les deux loups s'étaient mutuellement "surpris" dans ce jardin, quelques heures avant le lever du soleil. Elle lui arracha un sourire spontané, comme un appel à une sorte de début de complicité. Elle n'était pas foncièrement insociable, et le moment de gêne passé - ou au moins relégué au rang de filigrane pour la suite - elle ne trouvait pas mauvais d'avoir un peu de compagnie. Elle s'isolait beaucoup et sans doute beaucoup trop ces derniers temps. Même si elle continuait de vivre le quotidien d'un loup Séide, aidant un peu comme elle pouvait et un peu qui elle pouvait de temps en temps, elle s'était effacée. C'était le meilleur moyen que personne ne remarque cette absence de lumière accrochée à elle.

La question qui suivit n'était pas forcément faite pour mettre à l'aise. D'ailleurs, si de son côté la précédente remarque avait permis de briser la glace, finalement ce n'était peut-être pas si réciproque que cela. Elle sentit de nouveau cet étrange sentiment de culpabilité l'effleurer mais elle s'efforça de le repousser, inspira en silence, et son visage reprit une expression plus avenante. Cela d'ailleurs ne devait pas servir à grand chose, car la pénombre ne lui permettait pas de distinguer correctement le museau de son interlocuteur - elle l'avait surtout identifié à sa couleur globale et à la masse chevelue qui coiffait sa nuque - et elle supposait qu'il en était de même, malgré la lueur diffuse que les marquages sur ses postérieurs faisaient flotter dans le noir.

"Je... méditais." Répondit-elle - et au fond, c'était plutôt sincère comme réponse, au vu des introspections qu'elle menait lorsqu'elle se trouvait seule ici. "Et toi ?"

Suite logique d'une telle demande, mais qui fut posée sur un ton qui se voulait sympathique. Elle redressa les oreilles.

"Je crois t'avoir déjà croisé au camp mais... pas souvent." Ajouta-t-elle. "Tu es archiviste ?"

C'était sans doute formidablement cliché comme question, mais malgré tout cela demeurait une réalité ; les lupins qui dédiaient leur vie aux connaissances qui se trouvaient dans la grande bibliothèque n'étaient pas exactement ceux qui passaient le plus de temps au Creux aux Loups.

La louve argentée lui adressa un sourire franc et bref, traduisant une tentative notable de détendre une atmosphère que Lucien, malgré lui, s'évertuait à maintenir inconfortable. Il l'en remercia intérieurement, avant de s'apercevoir que sa seconde remarque avait, parce qu'il était définitivement un gros boulet, sévèrement agressé les courageuses tentatives de sa consœur pour rendre la conversation simple et désintéressée. Il s'en affligea encore, tentant cette fois-ci de ne pas s'énerver davantage qu'il n'était déjà anxieux histoire de ne pas enfoncer cette pauvre louve dans un malaise dont il était le seul coupable.

— Je... méditais. Et toi ?

Juste retour des choses. Bam, la balle est dans ton camp, sois puni pour ta curiosité. A toi de justifier que tu n'as pas à être là, fin si, mais en fait non. A toi de te débattre, à toi de t'empêtrer, à toi de te noyer dans cet inconfort que tu lui as infligé. Si elle n'est pas légitime, tu ne l'es pas plus. A toi d'assumer ce silence pesant, ce silence qui s'éternise, ce silence qu'une convention sociale dont tu n'as cure veut qu'il soit indisposant. Parce que tu ne sais pas parler. Parce que tu n'arrives pas à retrouver ce masque de cynisme et d'ironie derrière lequel tu te dissimules d'ordinaire. Les punchlines ne viennent pas. Ici, maintenant, tu es abandonné par ton meilleur allié, par ta compagne la plus précieuse.
Et le silence s'éternise.

— Je crois t'avoir déjà croisé au camp mais... pas souvent. Tu es archiviste ?

Attention, Lucien, la conversation devient bateau, et on va virer vers les banalités. Esquive. Fuis. Trouve une parade, la confrontation est bien trop difficile. Jamais tu n'aurais pensé être piégé sur un exercice aussi simple, hein, bouffon ! Jamais t'aurais pu croire ça ! C'est pas maintenant que tes piques acérées et tes réparties acides vont pouvoir te sauver. Pas face à cette louve simple, pas face à cette louve qui s'en tape, pas face à l'honnêteté de cette gamine. Qui n'est finalement guère plus une gamine que toi, d'ailleurs.

— Je... N'arrivais pas à dormir. Et oui, je suis archiviste.

Laisse pas crever la conversation, putain. Trouve un truc. Vite.
Il sourit.

— T'as pas trop de souci sans glow' ? Fin je sais pas, j'ai cru comprendre que c'était pas super bien vu ? Fin perso je m'en cogne hein, c'est juste pour savoir. Je croyais que y'avait que les omégas qui n'en avaient pas. Fin après t'as le droit d'être oméga, je juge pas hein, fin c'est pas un taf plus con qu'un autre. Même si c'est un peu ingrat selon moi, mais après les gens font ce qu'ils veulent.

Qu'il était profond, maintenant.

Et vlan.
C'était fascinant comme ce loup qu'elle n'avait presque jamais croisé avait su en quelques mots touché de la griffe exactement le point sensible des choses à l'ordre du jour. Mais dans le genre, coup vraiment vraiment précis - celui qui te rapporte le maximum de bonus normalement. Les dernières remarque du mâles eurent au moins l'effet d'effacer de la conversation toutes les précédentes interrogations amicales de la louve à son sujet - même s'il avait répondu, en soi ça n'avait plus vraiment d'importance - pour la transformer en une sorte de bête blessée qui ne demandait qu'à pouvoir glisser le long du mur jusqu'à pouvoir s'enfuir en courant sans perdre les miettes de dignité qu'il lui restait. Elle se braquait psychologiquement comme ça sans doute car pour le moment, elle s'était attiré les bonnes grâces d ela chance - d'une certaine manière - et que personne n'avait jamais relevé aussi directement qu'elle n'avait pas de glowstick. les loups voyaient un bout de lumière sur son pelage, et la plupart s'en tenaient à cette explication - glowstick tatouage, ça le fait. Mais apparemment, cela ne fonctionnait pas exactement sur tout le monde, comme venait de lui jeter en pleine face son interlocuteur. Son coeur s'accéléra et elle ne put répondre tout de suite, sachant pertinemment que pour ne pas complètement perdre la face il lui faudrait avoir un semblant de répartie. Ceci dit les quelques instants silencieux - quelques secondes ? quelques minutes ? Elle ne savait pas, mais ça lui sembla durer une bonne éternité ou deux - eurent au moins le mérite de la convaincre qu'elle ne réussirait pas.

Elle déglutit, mal à l'aise. Son regard fuit pendant une seconde celui du mâle, avant de revenir sur lui.

"Je... Non, non, ça va... Y'a pas grand monde qui s'en est aperçu."

Allons bon, faisons passer ça pour quelque-chose de moitié illégal et sous-entendons qu'on vit aux frais de la meute sans qu'ils ne le sache. Elle maudit sa tournure de phrase au moment même où celle-ci s'échappa de ses babines. Mais c'était dit désormais.

"Je ne suis pas oméga... Je crois." Ajouta-t-elle.

Non, c'état totalement vrai. Elle n'était rien pour la meute. Elle n'avait pas de pouvoir, elle n'avait pas de rang, elle avait juste la silhouette de son géniteur qui planait autour d'elle et quelques liens amicaux noués au fil des lunes et des batailles. Mais en soi, elle n'était rien pour la meute. Cette réalité, elle en était pleinement consciente, mais c'était encore pire de se le sentir dire par quelqu'un qui semblait avoir trouvé sa place. Ou au moins donnait cette impression.

Elle eut l'air gêné.
Ce qui était plus que prévisible, avouons-le. Lucien n'avait jamais été particulièrement doué pour la délicatesse et le tact, d'autant qu'il passait son temps à jouer avec l'un et l'autre pour se foutre de la gueule des gens. Sauf que là, il n'en avait pas envie. Sauf que là, à la base, il avait juste tenté d'établir un semblant de contact amical et qu'il était en train de se noyer dans la fange de son propre embarras. Parce qu'il avait trop appris à taper là où ça faisait mal. Parce que l'attaque, c'était la meilleure des défenses, et mettre l'autre à genoux dès le début du combat lui permettait de porter le coup de grâce rapidement.

Et de se protéger, lui.
Dieu qu'il était con.

— Je... Non, non, ça va... Y'a pas grand monde qui s'en est aperçu.

Et lui, si.
Lui qui s'était obstiné à appuyer sur la corde sensible parce qu'il ne savait faire que ça, parce qu'il n'avait jamais appris d'autre technique de communication que le poing dans la gueule spirituel. Parce que c'était facile, parce que ça ne mangeait pas de pain, parce que ça lui donnait l'illusion d'être puissant et fort alors qu'il se terrait, faible et lymphatique, derrière des remparts de carton. Et là, maintenant qu'il rencontrait quelqu'un qui n'avait rien demandé, quelqu'un qui ne se défendait pas, il se sentait comme un soldat qui pointait une kalachnikov sur un gamin. Parce qu'il n'avait aucun mérite à enfoncer la damoiselle, parce qu'il était ridicule et qu'il se sentait terriblement con.

— Je ne suis pas oméga... Je crois.

Lucien baissa les yeux, sincèrement gêné.
Il en avait perdu, du temps.
Du temps à enfoncer des portes ouvertes, du temps à s'acharner sans gloire sur des cibles qui n'en étaient que parce qu'il les définissait comme telles, que parce qu'il les enviait pour leur bonheur, leur famille, leur capacité à dormir sr leurs deux oreilles et à se sentir aimé. Il avait été si facile de se sentir supérieur à ces êtres qu'il enviait, de se réfugier dans leurs mines déconfites quand il les dominait, dans leurs yeux perdus ou dans le sel qu'il lisait dans leur être quand il plaçait son coup de grâce. Et maintenant il saisissait que c'était lui, l'être pathétique, le solitaire, l'ermite, l'archiviste au pelage étrange dont personne n'avait cure, qui était le plus pitoyable.

Sincère pour la première fois, l'archiviste baissa les yeux.

— Je suis désolé, je ne voulais pas te mettre mal à l'aise. Ça ne me regarde pas, après tout.

Il marqua une pause, ne sachant pas trop quoi ajouter.

— Je m'appelle Lucien.