Injustice · Lucien

Et Lucien se retrouvait encore à bourlinguer au pif.
Pour une fois, il n'errait pas en pestant contre les gouttes d'eau désagréables de la forêt pluviale, non : cette fois-ci, il grognait à l'égard des hautes herbes de la plaine de l'Éclat Saule, et du fait qu'il était, encore une fois, complètement paumé en terres libres au milieu de nulle part, sans aucune idée de comment il pouvait s'y prendre pour rentrer chez lui. Pour une fois cependant, il avait un tantinet anticipé le schmilblick puisqu'il avait pris l'ultime précaution de grailler avant, ce qui aurait l'avantage notable de retarder le moment où il devrait taxer un morceau de gigot de lapin à quelqu'un. S'il croisait quelqu'un, d'ailleurs.

Ce qui n'était pas franchement gagné, d'ailleurs, dans la mesure où s'il avait fallu repérer quelqu'un, dans ce désert d'herbes hautes, ç'aurait été facile. Mais du coup, c'était aussi simple de s'apercevoir qu'il n'y avait personne, et qu'il était complètement seul dans cette steppe inintéressante. Il en venait presque à se demander ce qu'il foutait ici ; presque, parce que se poser cette question aurait plus ou moins conduit à le faire admettre que, malgré qu'il connaisse de manière théorique la cartographie de son territoire par cœur, il n'avait toujours aucun sens de l'orientation et se paumait dès qu'il perdait la cordillère de vue. Ce qui arrivait relativement souvent.

A des kilomètres à la ronde, le seul point de repère semblait être cet arbre gigantesque qui se dressait devant lui, arbre si phénoménalement grand qu'il compensait à lui seul la quasi-absence de végétation qui sévissait aux alentours. Comme attiré - et parce qu'il n'avait rien de mieux à foutre - Lucien se dirigea dans sa direction, histoire de jeter un œil au seul truc qui semblait avoir de l'intérêt à dix kilomètres à la ronde. Parce qu'il avait au moins marché tout ça.

Et là, plot twist : il n'était pas seul. Sous les branches de cet arbre se tenait, minuscule et happée par la masse végétale, la silhouette d'un loup. Loup qu'il reconnaissait de plus en plus à mesure qu'il se rapprochait de lui : le pelage bleu, les yeux vert d'eau, les marquages : c'était tonton Eandir, son tonton chéri qu'il n'avait pas croisé depuis perpète les alouettes, son tonton à lui et à Ska qu'ils voyaient en cachette, qui les avait pris sous son aile sans raison apparente - ça, on y reviendrait plus loin - et avait constitué leur seul lien sentimental - et apparemment familial aussi - après leur abandon.

Maintenant, il comprenait mieux pourquoi.

Après l'abandon de leur mère, lui avait dû prendre en pitié ces mômes, comme submergé par la culpabilité que ne ressentaient pas leur mère, comme un punching-ball émotionnel qu'il était. Il avait maintenu le contact avec eux, et s'était constituée entre les mômes et le membre du conseil une profonde affection. Mais cependant, il ne leur avait rien dit, les maintenant dans un mensonge par omission alors qu'il était au courant de toute l'histoire. Instantanément, la plaie qui signait le coeur de l'albinos depuis la rencontre de sa génitrice se rouvrit, laissant échapper dans toute sa poitrine une bouffée de colère. La dernière fois qu'il avait vu le membre du conseil, il était un môme, un simple môme plein d'admiration envers son tonton adoré.

Quand il arriva au niveau d'Eandir, Lucien s'arrêta.

— Salut, tonton.

Il n'y avait dans sa voix rien de cette chaleur qui aurait dû accompagner ces retrouvailles après tant d'années de séparation.
Rien que la colère.

Lucien était un sale con égoïste.
Il ne voyait pas la détresse de son oncle, qui n'était pour rien dans cette histoire. Il ne voyait pas sa tristesse, ignorait complètement que ce dernier était mort puis ressuscité, ignorait que lui aussi encaissait les actes et les souffrances de ses parents, souffrances trop intenses pour qu'ils les portent seuls, accaparant au passage les frêles épaules du deuxième jumeau. Rien ne comptait pour lui désormais que la blessure que cette réminiscence du passé avait éveillé dans son coeur. Dans ce regard clair puisé au fond de son enfance, il revoyait les rayons de lumières qui éclairaient la bibliothèque et cette louve massive derrière le rideau de poussière. Cette louve droite et noble, le regard intransigeant, aux marquages impressionnants sur les antérieurs qui n'étaient pas sans rappeler ses propres tatouages. Cette femelle à la voix grave et calme, qui lui annonçait l'indicible sans sourciller, protégée derrière les étoiles de fumées, cachée derrière cette muraille intangible, à l'abri de ce rempart de brume d'où elle énonçait les mots boulets de canon qui détruisaient son existence. Seules comptaient les étoiles dansantes qui ponctuaient le silence de la bibliothèque avant qu'il ne comprenne, ce silence qui avait vu s'assembler en lui les pièces manquantes du puzzle, les unes après les autres.

Seul comptait cet instant où il avait compris.

Il n'entendait pas les mots d'Eandir, qui pourtant lui offrait sa carcasse comme défouloir, comme s'il pouvait en supporter plus que son pauvre coeur n'en contenait déjà. Il n'entendait que l'écho de ses paroles, que ce mensonge qu'il subissait autant qu'eux petits. Il ne voyait que sa silhouette qui s'éloignait entre les fourrés et lui qui le regardait, plein d'espoir, partir loin d'eux alors même qu'il était le seul lien qui le rattachait, avec son frère, à ce monde. Lucien revoyait ce tonton partir, loin de lui, emmenant dans son sillage l'espoir d'une famille soudée, à lui, d'une famille qui ne serait pas celle, purement fonctionnelle, du clan séide.

— Elle voulait pas nous assumer. Elle avait honte. On faisait de l'ombre à son beau palmarès.

C'était ironique. Lucien ignorait qui était son père, et peu lui importait, au fond. Il avait le sentiment qu'il n'en serait que plus déçu s'il l'apprenait, bien que touchant ironiquement la vérité du doigt en affublant son oncle légitime de ce "tonton" qui n'était, pour lui, qu'affectif. Il ne s'adressait même pas au tonton en question, ruminant pour lui sa propre rage, énonçant à voix haute les spéculations qui le hantaient depuis qu'il avait appris et compris qui il était.

Eandir n'était qu'un prétexte.

─ Lucien. La vrai raison, tu veux l'entendre ? Ils s'aiment. Mais ils étaient fatigués par leurs sentiments dès le début. J'ai essayé de rabibocher tes parents. En vain. Peut-être que ce n'est pas impossible, peut-être que toi et Ska pourriez. J'espère que tu le veux aussi, au fond, malgré la colère.

Lucien entendait la voix d'Eandir de loin, de bien loin derrière le nuage qui voilait son esprit. Apparemment, le tonton savait qui était son père. Apparemment, Le tonton avait besoin de lui, à grands coups de ton larmoyant, de regards sincères, de pattes qui te frôlent en mode vazy on est proches. Apparemment, le tonton en savait bien plus que ce qu'il avait cru au premier abord, puisque désormais il débarquait comme un cheveu sur la soupe pour lui demander de l'aide. Pour lui demander de venir voir ses parents la bouche en cœur, un grand sourire aux lèvres et de leur demander de redevenir potes parce que bon, c'était triste les histoires qui finissaient mal.

Non mais c'était une blague ?

Parce que lui, le gamin maladif et frêle, le môme, il avait ça comme responsabilité à porter ? Depuis quand avait-il ce rôle qu'il n'avait jamais demandé ? Depuis quand devait-il quoi que ce soit à ces parents qui n'avaient jamais voulu de lui, sans qui il avait dû se démerder en regardant du coin de l'oeil toutes les familles unies et heureuses de la meute, tout en sachant pertinemment que lui n'aurait jamais droit à ce bonheur ? Depuis quand devait-il, lui, Lucien l'albinos, le solitaire, l'aigri, s'arranger pour que l'histoire des deux êtres qui avaient ruiné sa vie finisse bien alors que c'était eux qui s'étaient arrangés pour que la sienne commence mal ?

— Je crois pas que tu t'adresses à la bonne personne, tonton. Trouve-toi un autre pigeon. Eux, ils peuvent bien crever que je m'en bas les couilles.