La force d'une promesse ○ Romance

Nout avait retrouvé une seconde force, un deuxième souffle. Son crâne tambourinait pourtant violemment, les pulsations parfois, manquaient de la déséquilibrer, la forçant à ralentir un peu l'allure. Son museau était strié de nouvelles griffures qui ne manquerait pas d'ajouter aux cicatrices de son enfance. Ses poils clairs, sur les joues, se teintaient d'écarlate très lentement. Ce n'était pas alarmant mais la sensation cuisante qui accompagnait ces perles de sang était plus que désagréable. Par ailleurs, grâce à l'échauffement des muscles et l'adrénaline de la traque, les douleurs à ses flancs s'étaient évanouies momentanément et elle ne boitait presque plus. N'ayant pas prit le temps de regarder les ecchymoses qui coloraient sa peau sous son pelage cendré, elle ne pouvait pas deviner l'ampleur des dégâts. C'était bien plus moche que grave, mais la chair de sa cuisse suintait des gouttelettes de sang depuis le choc contre les pierres de la cellule, dans la Mine, et son cuir prenait une couleur presque noir. Quant à l'articulation douloureuse, elle n'était évidemment pas cassée, mais puisqu'elle continuait de courir sans faire attention, cela risquait de s'aggraver assez rapidement. Ce n'était pas un état pour pouvoir se battre, ni même pour chasser d'ailleurs. Mais Nout, fière soldate aux valeurs familiales et de loyauté bien ancrées, ne voulait pas abandonner sa demie-soeur. La promesse faite à Anthem, qui était d'ailleurs les derniers mots qu'elle lui avait adressé, même si elle espérait encore que non, lui offrait cette énergie inépuisable.
La soldate suivait sans relâche la piste de Romance. Entre les traces de pattes dans la boue, les branches brisées sur le passage de la Mutante et quelques bribes de son odeur, Nout restait concentrée, aux aguets, et endurait cette nouvelle épreuve avec toute la bonne volonté du monde. Elle ne se sentait pas bien. Mais la fille aînée d'Anthem avait encore bien plus besoin d'aide. De temps en temps, Nout hurlait, à la fois pour prévenir la plantalouve qu'elle n'abandonnerait pas, et pour au cas où, que quelqu'un suive leur piste dans la jungle. Étrangement, il y avait très peu d'autres obstacles dangereux dans la masse informe de végétation sauvage. Avec son agilité reptilienne et sa souplesse, l'hybride parvenait à ne pas trop se laisser distancer par sa demie-soeur. Parfois, elle perdait de vue la trace et devait s'arrêter, chercher, tourner en rond, pour reprendre et ré-attraper au vol le chemin emprunter par Romance. Autour d'elle, la végétation était moins dense, plus aérée, mais surtout plus visqueuse et humide. Les gros insectes avaient disparus et seuls la présence des trop habituels et minuscules moustiques lui indiquaient le lieu où elle se trouvait. Sans ça, la femelle cendre et terre n'aurait jamais reconnu le delta du Raptor. Essouflée, tremblante, finalement Nout dû se résoudre à ralentir le pas et continuer à vitesse de promenade. Sa détermination ne faiblit pas, alors, une enième fois, elle appela Romance d'un long et rocailleux hurlement.

Combien de temps s'était-il écoulé ? Quelques instants ? Quelques heures ? Quelques jours peut-être.
Elle ne le savait pas. Elle ignorait même qu'elle n'en avait pas conscience. Le Temps était ue notion bine différente chez les Plantes, et elle faisait partie des leurs désormais.

Elle avait senti qu'un animal la suivait, mais elle n'en avait cure. Ils étaient loin d'être un danger, et l'une de ses consoeurs l'attraperait sans doute rapidement. Filant à travers la jungle, la créature cherchait ce dont elle avait tant besoin. De l'eau. De la Lumière aussi. La Lumière avait fini par la toucher alors qu'elle louvoyait à travers une forêt épaisse, et son flair s'était alors mis en quête d'onde. Elle la sentait, loin dans le sol, mais la sentait plus fort encore à la surface. Plus accessible. Le bois grinçait légèrement quand elle courait, rythmant sa marche au milieu des bruissements. Ses pattes, ses oreilles et sa truffe étaient ses yeux. Son instinct aussi. Surtout.
L'animal la suivait toujours.

Elle finit par parvenir enfin à son but, au coeur de l'endroit que les plantes avaient envahhi avec une facilité déconcertante. Il y avait ici de l'eau, de la chaleur, une lumière suffisante pour que ses soeurs forment un luxuriant bosquet. Leur odeur avait effacé celles qui régnaient avant. Même les animaux qui vivaient dans leurs eaux n'étaient pus, proies de l'appétit vorace des colonisatrices. La créature s'approcha de l'eau et y pénétra jusqu'au poitrail. Le bois sur ses pattes se gonfla légèrement. Elle baissa la tête et creva la surface de son museau. Elle n'avait pas de racines, comme les autres. Elle avait encore le corps de l'animal qu'elle avait été, et devait recourir à ce moyen si peu sophistiqué pour se déasltérer. mais ses pensées étaient à des lieues de là.
Elle avait de l'Eau. Cette chasse-là était terminée.

Elle redressa lentement la tête, alors que des craquements, bruissements et autres bruits bine peu discrets trahissaient la présence de l'animal qui la suivait. Elle passa sa langue sur ses babine,s dans un vieux réflexe. Ces bruits réveillaient une autre faim, qu'elle avait ressentie à son réveil.
La créature n'était pas rassasiée.

Au même instant, elle sentit un picotement parcourir son échine. Ses babines se retroussèrent par réflexe, grondant contre cette gêne invisible dont elle ignorait l'origine. Le picotement devint une douleur, qui grandit lentement et irradia son corps, son crâne. La plantalouve gronda en fichant ses grifes dans le sol. Un frémissement l'agita.
Autour d'elle, les plantes s'agitèrent soudain, comme si quelque-chose appelait à l'aide.
Leur Mère. Leur Mère les appelait.

Puis ce fut le silence.

Nout était essoufflée et sa tête commençait à tourner. En dépit de ses difficultés, elle continuait à courir, et du coup ne parvenait pas à éviter les branches et fougères lui fouettant le museau. Elle forçait comme elle ne l'avait jamais fait. Elle ne se rappelait pas avoir autant puiser dans ses retranchements. Le jeu en valait la chandelle, et puis Anthem et Plume Blanche avait inculqué de puissantes valeurs à leurs enfants. La louve maton et Soldat s'en voyait renforcée dans son dévouement pour les siens et sa meute. L’inquiétude aussi, pour la santé de Romance, augmentait son désir de la retrouver. Et elle avait de la chance. Les traces de la Mutante était fraîche : Romance ne parvenait pas à la distancer. Mieux, il semblait même qu'elle s'en approchait. Enfin, c'était la sensation qu'elle en avait, aucune preuve ne lui indiquait que la Plantalouve avait ralentie. Ses traces de pas avait toujours le même espacement dans la boue des marécages dans lequel Nout pataugeait depuis plusieurs minutes maintenant. Lorsque la vue se dégagea un peu sur le Delta, les prunelles de Nout se fixèrent sur un point fixe au milieu de la bourbe : l'hybride végétal qu'était devenue Romance se désaltérait dans un trou d'eau moins vaseux.

Pas longtemps, et Nout savait pourquoi. Loin d'être silencieuse, dans sa traque effrénée pour ne pas perdre la piste de sa demie-soeur-cousine, la femelle cendre et terre se doutait que tôt ou tard la Mutante se serait retourné contre elle. La Séide sans glowstick s'arrêta pour camper ses pattes dans le sol boueux. Elle voulait se tenir prête à accueillir la puissance nouvelle et destructrice de l'autre femelle. Sauf que non. La malade semblait déranger par autre chose, comme si un insecte lui tournait autour, l'agaçant en vrombissant dans ses oreilles ou encore la piquait à plusieurs reprises. Nout se rapprocha alors, pour observer, pour essayer de comprendre. Les grognements de Romance l'intriguèrent tout en l’inquiétant davantage. Un frisson de peur secoua ses épaules et elle dût inspirer profondément pour faire un pas de plus. Elle devait savoir, elle devait aider la Mutante et fit quelques pas de plus. Comme à l'unisson avec la bête en face d'elle, le feuillage des arbres autour se mit à frémir. Etait-ce une coincidence ? Nout en doutait. Des crampes stoppèrent ses muscles et la tétanisèrent. Si Romance avait le don de faire réagir la flore, ou même ne serait-ce qu'en puiser de l'énergie... La Soldate ne devait pas rester. Son assurance perdit en force. Tiraillée entre son désir de protéger Romance, de réaliser la promesse faite à Anthem et la panique qui encerclait ses poumons et cloquait son corps, l'hybride louve-reptile aboya pour que la Plantalouve la regarde. De toute façon, elle ne pouvait rien faire d'autre. Elle était bloquée par son propre corps...

Les bruissements dont le bruit avait enflé pour devenir une véritable cacophonie s'étaient soudain tus. Comme si tout s'était figé d'un seul coup, de concert avec le bruit qui avait jailli des mâchoires de l'animal. Toutes les plantes s'étaient figées tout autour, comme gelée par un givre invisible, paralysées par quelque-chose d'inexplicable. La créature aussi s'était immobilisée. Plus aucun mouvement n'agitait son corps, pas même celui des battements inutiles de ses paupières sur son regard blanchi. Les larges feuilles qui ornaient sa queue ne bougeaient plus, aucun tressaillement ne venait agiter ses oreilles, son museau ou ses muscles noueux. On n'entendait même plus son souffle légèrement rauque. Un effrayant silence avait empli les lieux. Le temps avait été arrêté. Même l'animal ne bougeait quasiment plus, mais elle n'y prêta pas attention. Elle ne prêta attention qu'à une seule chose. Cet immense silence qui l'emplissait peu à peu, avec la violence d'un raz de marée. Il s'engouffrait dans sa conscience, il rasait ce qu'elle entendait, arrachait ses Liens. Il l'emplissait d'un vide sans fin et vertigineux, faisait disparaître ses pensées, happait ses sensations.
Leur Mère avait disparu.
Leur Mère était morte.

Et la Créature allait mourir avec elle.

Avec un grognement, la silhouette teintée de vert s'écroula dans l'eau. Le souffle haletant, ses yeux se révulsèrent alors qu'elle était prise de tremblements incontrôlables. Ses griffes acérées battaient les flots, tantôt en frappant leur surface, tantôt en remuant la vase qui se trouvait en dessous. Son corps se cambra et elle poussa un feulement atroce, à vriller les tympans.
Avant de retomber mollement
Comme si tout était fini.

Alors que son museau crevait la surface et que sa joue heurta le fond tout proche, un frémissement sembla agiter l'eau autour d'elle. Alors quelque-chose de bien mystérieux se passa. De petites bulles s'échappèrent de son museau. Ses paupières se fermèrent sur ses yeux de neige. Et une ligne d'argent apparut soudain sur son échine. Comme si un malicieux artiste s'était amusé à tracer une ligne qui courait le long de sa colonne vertébrale. La couleur s'étendit, se mêlait au blanc pour retracer sur le dos de la créature les motifs que portaient celle qu'elle avait été. Alors que son corps se recouvriat de nouveau d'une fine couche de pelage, les larges feuilles de sa queue se rétractèrent sous la surface, et les branches qui recouvraient ses oreilles rétrécirent, pour rencontrer l'argent qui venait les recouvrir et disparaître à son contact. Le spectacle était saisissant, mais fut très bref.

Et ce fut de nouveau la silhouette de Romance qui était étendue dans l'onde du Delta.

Il y avait quelque chose de pénétrant et d’inquiétant dans ce silence soudain. Le silence semblait vidé les lieux de toute vie. Nout eut cette impression étouffante, suffocante, que le temps se suspendaient et que tout ce qu'il y avait de vivant dans le coin cessait de bouger, de respirer, de bruire ou de bruisser. Comme si tout autour d'elle cessait simplement d'exister. Ce manque de... bruit ? Était-ce cela ? Ou autre chose ? En tout cas, cela la pétrifiait, cela rendait sa peur plus lancinante, plus glaçante. Comme si quelque chose de terrible se passait exactement à cet instant précis et que tout Punk Wolf saisissant l'ampleur de l'horreur en cours. Quelque chose se fendit en la Soldate. Quelque chose qui avait préservé son espoir jusque là. Les yeux couleur miel de la femelle cherchèrent quelque chose, un indice dans le paysage monocorde et figé, qui raviverait la flamme de son courage. Mais rien ne répondit à l'appel muet et désespéré de la louve hybride. Rien ne vint sauver son âme de l'effroi qui confinait son souffle saccadé et menaçait d'arrêter ses fonctions vitales. Et pourtant...

Comme au ralenti, Nout vit du coin de l'oeil sa grande soeur s’effondrer dans le marais. Tournant le museau à une lenteur qui lui sembla accablante, elle observa le phénomène incroyable et rédempteur qui lui rendit l'usage de ses pattes de façon si brutale que la louve-reptile crû tomber en avant. Le cri déchirant de la bête qu'était devenue Romance réactiva les connections synaptiques de la femelle grise et brune autant qu'il explosa ses tympans. Elle put ainsi courir vers son aînée, trébuchant à demi en entrant dans l'eau boueuse. Le grognement perçant et douloureux de Romance avait rendu sa bravoure à la louve aux longs cheveux de neige. Tignasse qui s’épandit sur son épaule et dans la vase lorsqu'elle approcha son museau de celui de Romance pour vérifier son souffle. Dans le même temps et avant que Nout ne comprenne réellement le phénomène, la louve argentée retrouva son corps de louve et ses poils. Sa soeur en resta coite quelques secondes, scotchée devant cette magie, naturelle ou divine -peu importait, Nout remerciait toutes les puissances possibles et imaginables de ce monde-, puis l'urgence reprit la dessus et elle chercha à hisser la grise sur son dos meurtri et courbaturé. Cela lui importait peu. Elle ramènerait Romance avant de s’inquiéter de son propre état. Parce que c'était ainsi l'enseignement de Plume Blanche et Anthem, l'abnégation, le devoir, l'honneur, le courage, et toutes ces choses qui faisait de vous un héros. Et surtout, surtout, c'était la promesse faite à celui qui avait élevé sa nièce avec autant d'amour que si elle avait été sa propre fille. La promesse faite à celui qui avait été son père, son tuteur, son ami, son confident aussi.

Une promesse qui lui avait donné la force de continuer malgré la souffrance et le doute, malgré la peur et la violence.
Par audace de montrer qu'elle était une personne de confiance.
Par vaillance de protéger les siens.
Par tendresse pour sa famille dont Romance était une part entière. Et Par respect et amour pour Anthem.

Et peu importait la distance, la fatigue, les blessures, les embûches pour le retour... Nout ramènerait sa grande soeur jusqu'au campement Séide pour qu'elle y soit soignée et sauvée.