Like tomorrow doesn't exist | Maisie

Il était tard. Le soleil se cachait aux premières heures de la soirée désormais, et la nuit avait recouvert le continent d'une cape sombre et froide. Une blanche épaisseur de poudreuse recouvrait la Jeune Cordillère des sommets jusqu'aux contreforts, et le Creux aux Loups n'y avait pas échappé. Des empreintes de pattes le sillonnaient, rapidement recouvert par l'averse de neige qui tombait encore. Tous les bruits semblaient étouffés, toutes les odeurs disparues. En cette soirée du coeur de l'hiver, un silence tranquille régnait sur le camp des Séides. Roy achevait de mettre un peu d'ordre dans sa tanière. De nouveaux blessés l'avaient quitté pour rejoindre leurs habitats respectifs, et même s'ils demeuraient sous surveillance accrue, on ne pouvait pas leur refuser au moins cela. Il arrangeait les remèdes soigneusement triés, les paillasses fraîches, dans un silence semblable à celui du dehors. Il arrangea ses cheveux aussi, avant de sortir dans le froid et la nuit.

Il ne savait trop s'il s'agissait d'une bonne idée - ce ne serait pas la première fois que ses idées étaient mauvaises après tout - mais il avait décidé d'aller parler à Maisie. Depuis qu'elle avait appris la discussion animée qu'il avait eu avec Reno au sujet de leur union et de tout ce qui s'en était ensuivi, elle se montrait distante avec lui. Elle lui en voulait, cela crevait les yeux. Plus encore pour lui, qui la connaissait suffisamment pour savoir interpréter ses regards, ses attitudes. Et rien ne pouvait d'avantage le préoccuper et le faire souffrir que de la voir agir ainsi. Maisie était sans nul doute la personne la plus chère à ses yeux, celle à qui il tenait le plus et pour qui il éprouvait un amour indéfectible et sans failles. Un amour fraternel, bien-sûr, mais un amour puissant et profond.
Il savait que les horribles blessures qu'elle avait reçues lors de la bataille d'Everbloom avaient considérablement réduit sa vie, et était venue s'ajouter à la culpabilité une crainte sourde qu'elle ne quitte ce monde avec cette animosité à son égard. Alors il s'était décidé à aller la voir.

Il savait qu'elle partageait sa grotte avec Reno, mais espérait que le loup brun n'avait pas perdu ses habitudes d'oiseau de nuit et ne serait pas là. Quand bien même il serait présent, leur querelle était passée désormais, ils n'avaient pas de raison de se jeter l'un sur l'autre. Oh, les rancunes restaient et Roy ne pardonnerait jamais à Reno ce qui s'était passé et la manière dont il avait agi. Mais ils s'étaient dit tout ce qu'ils avaient à se dire, alors à quoi bon jouer les louveteaux.

Il traversa le camp à pas mesurés, la neige s'accrochant à son pelage immaculé. Il eut une hésitation avant de passer la tête à l'entrée de la grotte qu'il savait occupée par sa soeur et celui que l'on considérait plus ou moins comme son compagnon. L'obscurité qui régnait l'empêchait de distinguer clairement ce qui s'y trouvait, mais ses yeux finirent par s'habituer à cette faible luminosité et la silhouette claire de Maisie se dessina dans son champ de vision. Même d'ici, même dans l'ombre, il pouvait voir les larges cicatrices qui striaient son dos, et son coeur se pinça. Il rabattit les oreilles et murmura :

"Maisie ?"

Son coeur se gonfla d'une joie légère alors que sa soeur lui répondait, dans une salutation qui, il le devina, était tout autant une invitation à entrer. Il s'avança vers elle, son regard se faisant totalement à la pénombre ambiante. Un regard rapide et circulaire lui confirma qu'elle était seule dans la tanière, et il ne put qu'en ressentir une pointe de soulagement. Voyant qu'elle ne se levait pas, certainement à cause de la douleur que devaient lui causer ses blessures, il s'avança jusqu'à elle et vint frôler sa truffe de son museau, dans un geste qui n'était pas une étreinte débordante d'affection mais qui, quand on connaissait Roy, était une initiative étonnement chaleureuse. Surtout ces dernier temps. Il s'allongea près d'elle pour qu'elle n'aie pas à se tordre le cou pour lui parler. Sa question était prévisible, mais il la redoutait presque. Il était bien difficile d'y répondre en ce moment, et peut-être tout simplement n'avait-il plus la foi de se demander s'il allait bien. Il avait dépassé ce stade depuis bien longtemps maintenant, plongé dans cet étrange brume et dans ce froid qui s'était emparé de son esprit. La compagnie de Maisie faisait ressortir quelques émotions dans son regard cependant, comme s'il trouvait en elle l'antidote à ce poison qu'avait été toute cette souffrance et tout cet épuisement, toutes ces choses qui avaient peu à peu gommé l'adolescent qu'il avait été.

Il haussa les épaules, puis posa son regard dans les yeux bicolores de sa jumelle. Il n'y lisait pas de tristesse, ou du moins ne la voyait pas. Peut-être était-elle cachée là, en filigrane. Etait-on triste de savoir sa vie plus courte, ou cela ne changeait-il rien ? Il n'y avait sans doute pas de véritable réponse à cette question. Mais une lueur de joie était perceptible, cette petite lumière qui secoua un peu la poussière dans laquelle étaient enterrés les sentiments du blanc et le tira légèrement de cette torpeur émotionnelle dans laquelle il se trouvait.

"Et toi, comment tu te sens ?" Murmura-t-il.

Il ne savait pas si elle se sentait vraiment mieux. Le verdict de l'empoisonnement était tombé, mais personne ne savait exactement quelles en seraient les conséquences. Il n'avait pas été ardu de deviner que la vie de Maisie et Reno serait sans doute écourtée, car cela finirait par les ronger de l'intérieur, mais on ne savait pas comment, on ne savait pas quand. Et on ne savait pas si ce serait douloureux, même si le Savant ne se faisait pas d'illusions.

"Père t'a annoncé l'agrandissement prochain de notre famille ?" Demanda-t-il, avec ce presque amusement dans la voix.

Oui, lui aussi avait été surpris quand ses parents lui avaient appris qu'ils seraient, eh bine, parents une fois encore. Cela ne tarderait sans doute plus d'ailleurs, Romance étant de plus en plus arrondie. C'était une sensation étrange, au milieu de la meute qui se relevait difficilement, d'avoir une nouvelle de la sorte. Mais au moins les petits vivraient dans un monde plus paisible que celui que Maisie, Thyara, ou lui, avaient connu pour leurs années de jeunesse.
C'était sans doute déjà ça.

Il l'écouta parler, et l'entendre dire qu'elle était heureuse lui réchauffa le coeur bien plus qu'il ne l'aurait imaginé. Alors qu'elle continuait de parler, et que leurs regards se croisaient, il réalisa soudain avec quelle force il tenait à Maisie. Il sentit le brouillard se dissiper dans son esprit et, soudain, tout ce qui se rapprochait plus ou moins d'Everbloom avait disparu. Reno aussi avait disparu, tous les malheurs qui avaient cassé des milliers de petits fils dans ce lien qu'il y avait entre eux. Il n'y avait qu'eux, les jumeaux, si jeunes, si proches, et si simplement heureux. Il n'avait jamais été aussi insouciant qu'elle, mais elle lui était complémentaire sur bien des points. Comme s'ils n'étaient qu'une seule âme qui s'était divisée en deux corps différents, et qui ne pouvait être vraiment heureuse que rassemblée comme ils l'étaient à cet instant. Une lueur chaleureuse qui s'y était éteinte depuis longtemps s'alluma dans le regard froid du Savant, et un léger sourire étira ses babines claires.

Puis alors qu'elle prononçait le nom de Thyara, tout revint soudainement, toutes les horreurs de la réalité. Les cernes sous les yeux de Maisie, les profondes cicatrices sur son dos, la tristesse des souvenirs dans son regard. Mais il lui restait cette flamme, cette flamme qui garda Roy, le vrai Roy, éveillé malgré les cicatrices invisibles qui striaient ses souvenirs, son esprit, son innocence. Dans le regard bicolore de sa soeur, il trouvait cette part de lui-même qui lui manquait. Finalement, après avoir terminé sa réponse, Maisie posa une question elle aussi. Une question qui sonnait banalement, mais il n'y avait parfois rien de mieux. Et puis elle souriait et même avec son air fatigué, cela lui réchauffait terriblement le coeur.

"Des choses routinières." Répondit-il doucement."Il y a toujours fort à faire. Everbloom a laissé beaucoup derrière lui."

Leur conversation était si superficielle que cela lui fendit le coeur. Où était passée leur complicité d'antan, et leurs échanges si faciles ? Il avait l'impression qu'une sorte de gêne subsistait. Il avait, sans doute un peu naïvement, espéré qu'elle ferait comme avant et se lancerait dans sa direction, ferait le premier pas. C'était si lâche de sa part d'attendre ainsi qu'elle revienne, alors même que c'était ses actions à lui qui avaient provoqué ce froid entre eux. Il ispira profondément, et son regard quitta celui de sa soeur, un instant. Il ne savait pas comment lui dire ce qu'il ressentait, comment lui expliquer pourquoi ce qu'il avait fait lui avait semblé la bonne chose à faire - alors que lorsqu'il en voyait les conséquences, il se sentait tellement stupide maintenant, comment briser ce mur invisible qu'il avait construit avec ses mots acides à Reno. Il cilla. Puis ses prunelles de glaces remontèrent vers elle.

"Je comprends que tu m'en veuilles." Lâcha-t-il, la voix plus basse."Et je le regrette. Ce n'est pas ce que voulais."

Il se sentit ridicule à ces mots, puisque la conséquences de ce qu'il avait fait n'avait pas été foncièrement compliquée à deviner. Il savait avant de le faire qu'elle n'apprécierait pas. Peut-être que si cela avait eu une réelle conséquence tout aurait été différent... Mais bon sang mon vieux, tu t'imaginais qu'elle allait te remercier pour ça ? Ses traits se crispèrent légèrement et il baissa la tête, laissant le rideau de ses cheveux masquer en partie son visage, masquer son regard froid.

"Sommes-nous ennemis à cause de lui ?" Murmura-t-il.

A cause de moi aussi.
Un peu.
Surtout.

Elle s'était rapproché de lui, après quelques seconde d'un silence si lourd qu'il lui donnait envie de ployer l'échine. Il l'entendit approcher et sentit qu'elle posait son museau contre sa joue. Il cilla. Puis son regard de glace remonta doucement pour aller chercher les prunelles bicolores de la grise. La tristesse qu'il y vit lui lui serra la gorge, mais il ne baissa pas les yeux alors qu'elle lui parlait. Ses mots lui réchauffèrent le coeur, même si la part amère de son être qui s'était petit à petit formée au fond de lui se demandait si elle ne disait pas exactement ce qu'il voulait entendre sciemment. Mais non, non, pas Maisie. Elle était honnête avec lui. Sinon elle ne lui en aurait pas voulu pour ce qu'il avait fait, si elle était comme beaucoup couverte de cette espèce de masque d'hypocrisie et de faux semblants. Il repoussa donc cette pensée et laissa le soulagement l'envahir, alors qu'il entendait pour la première fois depuis bien longtemps quelque-chose qualifiable de... réconfortant. Ce la ne lui ferait sans doute pas oublier ce temps où elle l'avait traité en coupable, mais à cette instant il éprouvait à son égard une profonde gratitude.

Il la laissa le serre contre elle, et un sourire triste naquit sur ses babines claires. Ses paroles étaient gentilles - il savait bien qu'il était loin, très loin d'être dans les premiers rangs du classement des meilleurs frère, il était conscient d'avoir fait de nombreuses erreurs. Mais malgré cela il était heureux d'avoir toujours un peu d'affection de la part de sa soeur. C'était bien la seule avec qui un tel contact ne le mettait pas profondément mal à l'aise, et dont il supportait et acceptait sans rechigner les démonstrations affectueuses. Et il avait fallu que ce soit elle qui doive s'en aller. Le sort était bien cruel.

"Je sais que tu l'aimes." Murmura-t-il."Je suis heureux de savoir qu'il n'est plus une barrière entre nous."

Car il l'avait tout de même été, à cause de mes actions irréfléchies.
Il ne parvenait pas à regretter d'avoir été chercher Reno, cependant. De l'avoir tiré de ces nuits où se cachait lâchement pour aller lui jeter en face la vérité à laquelle il tentait d'échapper. Non, ça il ne le regrettait pas. Il regrettait la manière dont tout cela avait éloigné Maisie de lui, et cela uniquement. Il savait que Reno et lui ne seraient jamais en excellents termes, mais il en avait fini avec lui depuis longtemps.
Et de toute façon il lui restait peu de temps à lui aussi.
Peut-être aurait-il pu lui pardonner avec le temps, s'il n'avait pas emmené sa soeur avec lui dans la tombe.
Il posa la tête contre celle de Maisie et inspira en silence.

"Tu n'as rien à te faire pardonner." Finit-il par lancer, les yeux mi-clos, ses longs cheveux mêlés à ceux de sa jumelle tant et si bien qu'i était difficile de discerner ce qui était à qui.

Il ne lui en voulait pas.
Il ne lui en avait jamais voulu.
Il ne lui en voudrait jamais pour quoi que ce soit.