Mouth of the River - Siam

Ce n’était pas l’une des journées les plus belles. La neige crissa sous les pattes d’Alys qui laissa échapper un nuage de fumée, une cigarette au coin des babines. La Rougelande semblait s’étendre à perte de vu face à lui, les plaines recouvertes d’un épais manteau blanc. Les loups s’étaient rapidement remis de cette nouvelle épreuve des dieux, le « Grand Sommeil », plus motivés que jamais à rétablir l’ordre. Nulle perte n’était à déplorer chez les Etelkrus, bien que des blessures avaient fait leur apparition chez certains. Alys remua faiblement sa queue recourbée, le rôle d’alpha qu’il devait exercer conjointement avec Cassandre se révélait plus compliqué que prévu. D’abord cette dernière avait cette fâcheuse tendance à l’énerver au plus haut point dès qu’ils se trouvaient au même endroit, mais désormais, la louve semblait se montrer particulièrement vulnérable depuis son agression. Beaucoup avaient contesté son état, bien que désormais ils pouvaient heureusement compter sur l’appuie de bêtas, il n’empêche que Alys désapprouvait grandement le fait d’afficher la faiblesse aux yeux tous, qui trouvaient alors le moyen de la retourner contre vous.

Laissant échapper un soupir, le disciple de Dairo secoua sa large tête. Comment diriger les Etelrkus, si les Etelkrus contestaient le fait d’être diriger ? C’était un casse-tête à en perdre la raison et compte-tenu de l’état physique ET mental de Cassandre, l’alpha se retrouvait seul avec ce problème en tête. Par moment, le fils de Méléagnt ressentait cette envie de tout laisser derrière lui, partir à l’aventure et voir ce que pouvait offrir le monde. Cette impression de n’avoir plus aucune attache l’habitait de plus en plus, tandis que son pouvoir empoisonner de plus en plus son sang. Heureusement que demeurait auprès de lui quelques visages familiers, Elaine… et Siam. Un sourire niais étira ses babines en repensant à cette petite chose que Ori lui avait remise avant de disparaître. Les inquiétudes qui l’avaient submergé. Ferait-il un bon père pour cet enfant ? Méritait-il d’avoir le bonheur de s’en occuper ? Serait-il à la hauteur des attentes d’Ori ? Siam avait dissipé tout ses doutes, devenant l’ancre dont Alys avait besoin pour éviter à son esprit de sombrer dans la folie. Cette boule de poils maintenant devenue adulte, était sa plus grande fierté, sa plus grande réussite et ce à quoi il tenait le plus au monde. Redressant la tête, l’Etelkrus salua donc l’arrivé de cet être si cher à ses yeux.

« — Cela fait bien longtemps que nous ne nous sommes pas retrouvés tous deux en ces lieux, hein Siam ? »

La dernière fois remontait lorsque Siam n’était qu’un gamin, la sécheresse faisant ses ravages. Ce marmot en profitait souvent pour se faire la malle en y réfléchissant bien… L’enfant avait bien grandi. Tu serais fière du loup qu’est devenu ton fils, Ori. Alys se tourna vers son fils, les sourcils légèrement froncés.

« — Pardonne-moi de n’avoir pu être davantage présent pour toi ces derniers temps…»

Le mâle adressa un sourire quelque peu attristé à son fils unique. Ô combien rêvait-il de lui dire à quel point il faisait sa fierté ? Qu’importe que son rang ne soit pas déterminé, que nulle lueur orangée, dorée ou rougeâtre ne soit visible sur lui ?

Impassible, Siam avança jusqu’à son père. Bon sang que ce gamin ressemblait à Ori dans son attitude ! S’en était presque troublant… mais bien qu’ils partageaient le même sang, l’on pouvait noter de grandes différences entre eux. Heureusement d’ailleurs… Une nouvelle bouffée de fumée s’échappa de la gueule d’Alys, qui tentait tant bien que mal de se réchauffer par ces temps glaciaux. Bien que son pelage était épais, il n’en restait pas moins que la morsure du froid était loin d’être agréable, encore moins pour ses pattes avants recouvertes de multiples cicatrices qui se laissaient aisément titiller par le froid. Les griffes plongées dans la poudreuse, l’alpha jeta un regard en coin à Siam.

« — Il est grand temps que nous parlions tous deux. »

Pas de ton absence de glowstick, non ça j’en ai rien à carrer mon petit gars… Non, la conversation d’aujourd’hui allait bien au-delà des futilités divines, les dieux n’avaient aucun rôle à jouer ici. Alys fit donc face à cet adulte qui fut jadis une petite boule de poils entre ses pattes. Un petit être qu’il avait promis de protéger et d’élever coûte que coûté. Contournant les questions délicates, les jugements, le disciple de Dairo avait honoré sa promesse tout comme le lui imposait son honneur car une promesse était tout ce qu’il y avait de plus sacré à ses yeux. Le regard du mâle se fit incroyablement doux.

« — Saches, avant toute chose, que tu es ce qui m’est arrivé de mieux durant mon existence. Ta présence à mes côtés fut sans aucun doute le plus beau des cadeaux que les dieux ont pu m’accorder.»

C’était maintenant qu’ils abordaient la partie la moins plaisante, celle que Alys se résignait depuis bien trop longtemps à accepter. Les signes ne trahissaient pas, Dairo l’avait bien prévenu lors de son obtention de glowstick, son pouvoir était un véritable cadeau empoisonné qui le consommait de l’intérieur. Les sourcils froncés, dégoûté de sa propre faiblesse, Alys reprit la parole.

« — Siam, je vais mourir. Ce soir, demain, à la prochaine lune voir peut-être même l’année prochaine. Ce n’est plus qu’une question de temps désormais, mais avant cela, il te faut connaître la vérité car je te la dois, pour tout le bonheur que tu m’as apporté. »

Le sang qui circulait dans l’organisme d’Alys l’empoisonnait, chaque saignée devenait une véritable souffrance, les blessures peinaient à cicatriser. Toutefois, bien que son corps peinait à se remettre des blessures qu’il devait s’infliger, son sang exigeait toujours de couler un peu plus afin de se libérer de cette toxine qui détruisait ses organes. Un jour, il ne se réveillerait pas ou ne remettrait pas d’une de ses saignées, c’était inévitable. Cette épée de Damoclès au-dessus de la tête de l’ancien bêta s’alourdissait de jour en jour. L’Etelkrus aurait pu ne rien dire, garder ce secret pour lui, mais pourquoi imposer aux autres un mensonge de plus ? Bien que son honneur en prenant un coup, Siam était en droit de savoir la vérité, avant que la Faucheuse ne vienne l’emporter.

« — Tu es mon fils.»

Ne pleures pas Siam, s’il te plaît. Alys aurait espéré que son fils se mette en colère, l’attaque, n’importe quoi, mais tout SAUF ça. Le voir pleurer, ça lui faisait si mal, son coeur semblait déchiré. Déchiré de savoir qu’il était la source de toute cette peine. Le regard de l’Etelkrus était voilé, tandis qu’il détourna la tête. Il fallait qu’il le fasse, c’était son devoir. Alors pourquoi, pourquoi cela lui faisait-il si mal ? Pourquoi la vérité ne faisait que le briser un peu plus ? Tout ce qu’il avait bâti avec Siam durant toutes ces années, tout venait de voler en éclats. Tu aurais fais quoi toi Ori ? Ce gosse, tu ne l’as jamais ménagé, hein ? La mâchoire serrée, Alys demeura silencieux un long moment face aux interrogations de son fils. Que dire à cela ? Le moindre de ses mots ne pouvait maintenant qu’empirer la situation. Un sourire attristé vint étiré ses babines, tandis qu’il tourna légèrement la tête vers Siam.

« — Le genre de père qui n’est pas digne d’avoir un fils tel que toi. J’ai commis des fautes, beaucoup de fautes d’ailleurs en y réfléchissant, mais toi, Siam, tu n’en étais pas une. Je ne regrette rien. Lorsque ta mère est venue me voir ce jour-là pour te confier, j’ai compris en te regardant que je devais donner le meilleur de moi-même, t’offrir ce qu’il y avait de mieux en ce monde, mais que je ne méritais pas ce cadeau. »

Encore aujourd’hui, il ne le méritait pas. Alys aurait dû bénir en cet instant la volonté de Ori de vivre libre, mais cela aurait été si égoïste de sa part. Le disciple de Dairo se redressa de toute sa hauteur, les yeux humides. Bon sang, faut croire que l’âge le rendait plus sentimental cet imbécile ! Mais il ne pouvait pas contenir ce flot d’émotions en lui, toute cette douleur d’avoir brisé Siam.

« — Alors oui, je t’ai menti et c’était incroyablement dur. Ce fut la pire décision à prendre, te mentir alors que tu venais de perdre ta mère, te mentir alors que tu avais besoin de te sentir aimé et accepté. Maintes fois, j’ai voulu te révéler cette vérité, mais à chaque fois je me rappelais que je n’étais pas digne de me faire appeler « père ». »

Peut-être aurait-il pu, si il avait eu moins peur de sa faiblesse, moins peur d’être un échec pour ce seul être vivant qui méritait qu’on vive. Alys revoyait cette petite boule de poils discrète qui s’était peu à peu ouverte à lui en comprenant que sa mère ne reviendrait pas. Le louveteau avait progressivement grandi, multipliant les bêtises, les escapades, les manipulations pour obtenir ce qu’il voulait… Ce fut un véritable petite chenapan, mais pas un seul instant, le mâle noir n’avait été capable de punir ce gamin, ni le sermonner. Après tout, il lui avait déjà tant pris, qu’est-ce qui lui empêchait de donner ? D’offrir à cet enfant privé de tout ce qu’il souhaitait ? Alys était loin d’être le père idéal, trop attendri par les louveteaux pour se faire respecter d’eux, trop inquiet de sa faiblesse et de ses répercutions, trop soucieux de ces choix qui importaient tout le monde. C’était pour cela qu’il mettait tant de temps à avouer ses fautes.

« — Déteste-moi si cela te chante, cela ne changera rien aux faits, ni ce que je ressens pour toi. Jamais je ne serais digne de ton pardon, de t’avoir pendant si longtemps dupé. »

Qu’il le déteste si cela pouvait lui permettre d’avancer. Alys ne lui en voudrait pas, comment le pourrait-il ? Il serait toujours là pour Siam, qu’importe les circonstances ou l’évolution des choses, comme il l’avait toujours fait. Son regard sembla perdu dans de lointains souvenirs, tandis que lui revenait en mémoire, les longues nuits à veiller sur son fils alors qu’il avait contracté une fièvre, partager ses repas avec lui, ses anecdotes à dormir debout… Ils avaient tous deux tant partagé… À l’époque, ce n’était pas d’un père dont Siam avait besoin, mais d’un ami, un confident, quelqu’un qui le traiterait comme son égal. En inclinant légèrement la tête, Alys soupira.

« — Ce mensonge c’est la pire erreur de ma vie, ce que j’aurais pu faire de pire. La dernière chose que t’a mère m’ait dite avant de disparaître c’est : « Protège-le. » Je t’ai ainsi protégé de la vérité, mais je n’ai pas su te protéger du mensonge. »

Pardonne-moi Siam. Je suis désolé, tellement désolé. Tu méritais tellement mieux comme père. Les dieux ont été trop bon à mon égard en te mettant sur mon chemin. J’aurais voulu que tu puisses grandir dans une vraie famille, aux côtés de ta sœur. Une famille où il n’y aurait eu ni mensonge, ni vérité déplaisante. Chose impossible, mais que sommes-nous sans nos rêves ? Si je dois mourir, je veux que tu saches qui tu es réellement. C’est égoïste, hein ? Mais ce n’es qu’en sachant la vérité que tu exploiteras ta pleine puissance... Vas de l’avant Siam, mon fils, ma fierté... Ton apparition fut comme un soleil au beau milieu d’un ciel obscurci, tu es devenu mon ancre, le seul sur qui je pouvais compter lorsque tous les autres m’avaient abandonné. Celui qui m’a fait regoûté à la vie alors que j’avais tout abandonné. Pourtant... Pourtant je n’ai pas su te rendre la pareille, je n’ai pas su me comporter comme ce père dont tu rêvais.


Ce loup qui aux yeux de certains semblait implacable était en vérité depuis bien longtemps tourmenté. Pas par la mort de ses parents, ni le départ de ses proches... c’était sa propre faiblesse qui l’obsédait. Lui qui, louveteau, avait été mutilé par ce solitaire sans nulle raison, lui qui était en partie responsable de la mort de Nephthys, lui qui avait reçu comme don une véritable malédiction. Toute sa vie ne semblait l’avoir mené jusque-là pour une seule raison, qu’il soit témoin de sa propre faiblesse.