† La fin d'une vie, le début d'une nouvelle ère [Elaine - Ezhekiel]

EZHEKIEL

La conscience me susurre des mots doux pour m'inciter à quitter ma paillasse si confortable à mes muscles endoloris. Et pourtant je m'y sens bien sur ce cocon partagé depuis si longtemps avec ma douce guerrière, alors je m'étire et renâcle profitant paresseusement de ce fléau nommé flemme. Vieillir ne réussit pas à mon âme, je me sens osciller entre la joie d'être parvenu à survivre aussi longtemps malgré les épreuves, et la honte de n'être devenu qu'une vieille carcasse abîmée par les années. Et pourtant chaque fois que je me perds dans ce bleu glacial, que je vois nos sentiments se refléter dans ces iris à la franchise sans limite, mes doutes et ma tristesse disparaissent. A n'en pas douter, c'est son amour pour moi et le mien pour elle qui a réussi à me tenir à flot.

Mes pensées se perdent vers des souvenirs révolus tandis que je me lève et m'ébroue tel un chien galeux. Notre tanière est vide, ni ma compagne ni la marmaille qui me sert de rejetons ne sont présents. Ce calme en est presque troublant, d'autant que je réalise qu'aujourd'hui est un jour important pour Jagger et Ezel. Une légère crampe me contracte les entrailles, bien que je sache qu'il y avait peu de chance qu'ils échouent à leur épreuve respective auprès des Dieux. Une pointe de fierté m'embrume l'esprit chaque fois que je croise ces boules d'énergie, à n'en pas douter ils deviendraient de bonnes personnes.

Je déambule dans les tunnels avant d'atteindre l'air frais du printemps. La brise légère vient délicatement s'insinuer entre mes courts poils, incitation muette à une sortie dans mes terres tant aimées. J'observe l'activité dans la cour de notre repère, jugeant sans honte ceux que je repère. L'ambiance est mitigée, on sent la perturbation qui plane depuis la nomination de Cassandre. J'avais vu un peu de moi en elle, et j'avais bon espoir qu'elle parvienne à atteindre le même sentier pentu que celui qui m'avait amené là aujourd'hui. Le temps nous dira si je me suis planté, n'est-ce pas Anaconda ?

Cette réflexion m'amène irrémédiablement à penser aux menaces qui planent chez les solitaires en ce moment. Qui était assez fou pour malmener de la sorte une alpha ? Quel être vicié pouvait réussir à éteindre toute étincelle de vie aux fond des yeux d'une intelligente femelle ? Comment allions-nous réussir à découvrir l'identité à partir de la maigre description qu'était parvenue à nous donner Cassandre ? Trop de questions sans réponses restaient en suspens et faisaient proliférer ce ressenti de lourdeur au sein des Etelkrus. Nous avions luté toute notre vie durant pour tenter de créer une meute soudée et sur laquelle tous pouvaient s'appuyer... A condition de le souhaiter. Il ne restait plus qu'à espérer qu'une solution serait rapidement trouvée pour palier cette méfiance qui fleurissait à vue d’œil.

Mon regard se porte plus loin, par de-là le passage qui sépare notre maison de l'extérieur. Et l'envie subite me saisit de sortir, de répondre à l'appel du vent qui continue de me harceler. Mais bien évidemment, je ne peux envisager que cette idée ne me saisisse sans autre raison que la joie de gambader. Oh non la vraie raison se trouve dans son odeur et sa présence qui m'enveloppent, étirent mes babines et me font perdre quelques années rien qu'à la savoir à mes côtés. Je penche la tête en arrière et la zieute du coin de l’œil avant de lui lancer d'une voix pleine de sous-entendus :

« Hey salut beauté, alors comme ça on prend la tangente et  on ne réveille pas son Don Juan ? Pour un peu je serai irrité... Et je ne vois qu'une solution pour que tu retrouves mes faveurs petite guerrière. Viens avec moi, allons nous secouer les pattes dans ce royaume qui restera à jamais le nôtre dans nos veines. »

Je m'approche de cette louve si svelte et au panache sans égal, puis pose ma tête sur la sienne. Mienne. Je ferme les yeux, respire, m’enivre de sa fragrance et me réjouis de sentir le bien-être en mon âme. Nous étions fusionnels, deux entités qui séparées n'étaient plus que l'ombre d'elles-mêmes. Je ne sais pas si un terme existe pour définir cet état de fait, mais il n'en reste pas moins que je remerciais chaque jour les Dieux du cadeau qu'ils avaient fait à l'assassin Séide que j'étais jadis. En marmonnant sans me dégager je me décide à enchaîner.

« Non en réalité j'avoue, le retour du printemps m'émoustille comme nos histoires excitent nos mioches. Si je ne savais pas me tenir je serai en train de sautiller comme un gosse en ce moment même Joli Cœur. »

Je la sentais bien cette journée, et j'avais envie d'en profiter avec ma moitié. Je savais qu'elle allait céder, et qu'elle était probablement autant voire plus ravie que moi par cette proposition. Profitons-en.  

Élaine

Si la joie avait eu un prénom, elle s'appellerait sûrement Élaine. Si le bonheur avait eu un visage, il aurait sûrement celui d'Élaine. Le soleil brille dans un ciel bleu océan. De rares nuages constellent l'étendue bleue. Et malgré l'astre solaire flamboyant, Élaine est encore plus radieuse, elle est éblouissante. Et son sourire, constamment sur ses babines, n'arrange en rien. Dès qu'elle ouvre les yeux, elle sourit en sentant la chaleur de son mâle contre elle, leurs poils entremêlés en une tresse négligée brune et beige. Dès qu'elle tourne la tête, elle sourit, en voyant ses deux enfants, ses deux beaux enfants, ces petits anges, si doux, si tendres, si sages. Elle sourit toujours, en observant Ezel se forger un caractère de guerrière. Digne fille de ses parents. Son sourire ne s'estompe toujours pas en regardant Jagger, au tempérament plus doux, plus délicat. Peut-être que les gênes de Winnifred vivent en lui. Il est moins téméraire, moins bagarreur.

Elle sourit encore quand elle sort de sa tanière familiale, croisant de nombreux Etelkrus, les siens. Bien qu'elle ne soit plus Alpha, elle se sent toujours extrêmement liée à cette meute, saluant chacun et chacune personnellement, humblement. Se prêtant volontiers aux discussions, se proposant volontaire quand il faut aller chasser, faire une ronde. Depuis qu'elle n'a plus de petites boules de poils à allaiter toutes les demi-lunes, elle n'arrête pas. Et aujourd'hui, elle se sent particulièrement en joie. Elle évite de penser aux évènements de la meute, à l'agression de Cassandre dont elle a eu vent. Cela la ternit trop, et elle ne peut se résigner à perdre son éclat. Bien sûr, elle éprouve une compassion sans bornes pour la nouvelle alpha. Non seulement, ce nouveau rôle la déstabilise peut-être, et de surcroit, elle doit gérer un tel affront. Elle frissonne, perdant de son sourire. Qui peut s'attaquer à une alpha. Qui peut faire autant de mal à une femelle ? Élaine ne comprend pas, ne comprendra jamais. Elle n'a pas une once de méchanceté. Et depuis peu, elle ne veut même pas entendre parler de méchanceté.

Son rôle de mère a été plus facile à gérer que son rôle d'Alpha. Contrairement aux nombreuses interrogations, aux multiples doutes, et aux conversations quémandeuses de conseil qu'elle avait eu avec des avisés, devenir mère ne lui avait même pas demandé une seule seconde de préparation. Dès la naissance de ses deux bébés, elle avait éprouvé une telle joie, un véritable accomplissement. Ainsi, elle avait trouvé un troisième sens à sa vie. Après avoir été Élaine, elle avait été Alpha, puis Maman. Et c'était la meilleure chose que les Dieux lui avaient offert. De plus, elle avait eu la chance de les concevoir par amour, avec celui qu'elle aime plus qu'elle-même. Et celui-là était toujours à ses côtés. Depuis si peu de temps, trop peu de temps, et pour des lunes à venir, des années, des millénaires. Quand on parle du loup… Elle sursaute légèrement en entendant sa voix si douce à ses oreilles. Elle rit, glousse à la manière d'une adolescente flirtant avec un joli mâle populaire.

"Pauvre chaton abandonné. Délaissé par sa bien-aimée, tu as du affronter de ces épreuves pour me retrouver !"

Ses babines se fendent d'un épais sourire radieux, elle a appris le cynisme à ses côtés, et elle se plaît à utiliser l'ironie. Elle fait une moue boudeuse, presque de pitié, et plonge son regard glacial dans celui si chaud et doré de son compagnon. Elle finit par rire et hocher la tête, en se blottissant tout contre lui. Sa tête sur la sienne, elle se sent soumise, dans le bon sens du terme, elle se sent protégée, en sécurité. Le bonheur éclate, fuse de partout dans l'univers de ses pensées. Comme si tous les malheurs du monde étaient étrangers au couple. Elle l'écoute, ne bouge pas, et finit par se dégager, à contrecœur. Si elle le pouvait, elle passerait le reste de sa vie enlacée de la sorte, troquant volontiers l'oxygène qui la fait vivre contre le parfum si particulier d'Ezhekiel. Elle l'observe, le détaille, ne perdant aucune information de son doux visage.

"Je suis partante pour une petite balade, mon Ange. Moi aussi, voir ces arbres en fleurs me rend mon âme d'enfant."

Elle sourit à nouveau, et son sourire a quelques rides. Elle n'est pas vieille, mais elle n'est plus aussi jeune. Son chignon noir de jais s'éclaircit de quelques mèches grises, légères, presque invisibles. Mais elles sont là, égrenant le temps qui passe, inlassablement. Et bien que la vieillesse n'épargne personne, Élaine a, encore, la chance de paraître intemporelle. Elle n'a jamais eu conscience de sa beauté, se considérant comme normale, et le temps qui marque son visage lui fait une fois de plus une faveur inestimable. Ses cheveux sont toujours aussi beaux, brillants et résistants, ses yeux pétillent d'un éclat jeune, sûrement du à l'amour incommensurable qu'elle ressent. N'attendant pas la réponse de son mâle, elle sourit, taquine, et finit par partir en courant, le plantant là où il est. Elle court, et la sensation de ses muscles se contractant l'enivre de bonheur. Elle sort du Castel en trombe, évitant de justesse quelques loups revenant de chasse, manquant de les renverser. Elle sourit, alors que le vent décoiffe son chignon impeccable, laissant des mèches s'en échapper. Elle n'attend qu'une chose, qu'un éclair noir la dépasse et lui lance une remarque sexiste de mauvais goût. Elle rit doucement, songeant à cette facette qu'elle a appris à aimer, à chérir même. Il est macho, vieux jeu, mais elle sait qu'au fond de lui, il ne pense pas ce qu'il dit. Ou alors, qu'elle seule est l'exception. Et l'amour et la fierté qu'elle lit dans les prunelles de miel d'Ezhekiel lui confirme sa pensée.

Si, un jour, on lui avait dit qu'elle serait heureuse à ce point, elle ne l'aurait jamais cru.