Un rêve peut mourir mais on n'enterre jamais l'avenir | Lucie

Le soir tombait doucement sur les terres Etelkrus, une soirée douce de printemps. Le pelage encore gonflé par l'hiver des lupins leur permettait aisément de supporter la bise fraîche du soir, et sa chute verrait de toute manière l'air se réchauffer un peu plus chaque jour. Athelstan avait pris un peu de distance avec la patrouille de chasse dont il faisait partie, pour finaliser prendre le chemin de l'Île Abysse. Maintenant que les beaux jours se faisaient de plus en plus proches, il savait que cet endroit lui permettrait de ramener quelques proies au camp et justifier son retard par rapport aux autres. Peut-être serait-il sermonné de son imprudence, mais il réalisait que bien peu de loups le sermonnaient en réalité. Une réflexion de Nachos serait de mise, évidemment, si jamais il avait le malheur de se trouver dans les parages au retour du tricolore. La rivalité qu'il y avait entre les deux mâles était une certitude, et Athelstan devait bien avouer qu'il éprouvait un presque amusement à faire preuve d'une maîtrise de lui-même impeccable à chaque fois que le grincheux loup crêté se trouvait non loin. Effet qui ne semblait absolument pas réciproque d'ailleurs.

Le Chevalier s'était donc engagé dans la vaste étendue herbeuse qui constituait le coeur de cette île si particulière des terres Etelkrus. En son centre, on ne voyait pas la mer ni n'entendait sa présence. Légèrement enfoncé dans le sol, on avait l'impression d'être un instant coupé du reste du monde. Et c'était précisément ce qu'il recherchait à cet instant. Depuis le réveil du Grand Sommeil, les événements s'étaient déroulés à une vitesse folle. Il avait fallu comprendre ce qui s'était passé, il avait appris l'existence des enfants de Brienna, leur alpha Cassandre avait été agressée, les nouveaux bêtas avaient été nommés, et une sorte d'état d'urgence mis en place au sein de la meute le temps que l'on découvre qui de si dangereux rôdait sur leurs terres. Garde depuis sa création de la meute Etelkru, Athelstan s'était vu confier aux côtés de Geb l'organisation de tout ce tremblement. Si l'on ajoutait à cela l'apprentissage de Pepper - qui grandissait si vite, par les dieux, c'était incroyable - il avait somme toute eu peu de temps pour songer vraiment à cette fêlure au fond de lui qu'avait été la rencontre avec Lymphalème. C'était presque une chance qu'il fût tombé sur Lucie et sur cette solitaire féroce dans son errance, puisqu'il n'avait ainsi pas eu à poursuivre jusqu'aux terres lazulis.

Mais la réalité ne changeait pas juste parce qu'il n'y avait pas été totalement confronté. De l'autre côté du continent, Brienna avait continué sa vie, et visiblement de manière réussie. Il aurait dû être heureux pour elle, une part de lui l'était. Mais elle était totalement éclipsée par l'autre partie, celle qui souffrait de ce rêve qu'il avait toujours entretenu presque timidement, et qui ne prendrait jamais corps. Il avait toute sa vie aimé d'un amour tendre la louve violacée, sans jamais que les mots qui l'auraient concrétisé ne soient prononcés. Le devoir peut-être bridait une partie de ce désir caché, puisqu'il ne pouvait décemment avoir pour compagne une louve issue d'une autre meute. Avait-il imaginé que tout resterait toujours ainsi, que son amour de jeunesse était partagé et qu'ils resteraient à jamais dans cet état de suspend, sans trop d'espoir ni trop de déception ?
Peut-être bien.

Il finit par s'asseoir non loin d'un rocher, et laissa échapper un sourire. Ses paupières se fermèrent, et il resta silencieux, immobile dans l'air qui fraîchissait du soir. Lorsqu'il ouvrit de nouveau les yeux, ce fut pour laisser son regard vagabonder autour de lui, sans but précis. Il se rendait compte sans peine que réalisation que la louve violette ne serait jamais à ses côtés pour toujours lui faisait mal, si mal à l'intérieur. Son museau frémit.
Il soupira de nouveau.

Le bruit de pattes frappant le sol qui résonna derrière lui le tira en effet aussitôt de cet instant où s'était laissé plonger dans ses tristes pensées. Son corps se redressa légèrement pour adopter une posture plus correcte et il tourna la tête. L'odeur familière de sa camarade Lucie vint lui chatouiller la truffe en même temps que sa silhouette entrait dans son champ de vision. Il fut d'ailleurs surpris qu'il s'agisse d'elle. Guerrière émérite, louve plutôt petite à l'allure légère, elle était d'ordinaire bien plus silencieuse que cela. Il était bien placé pour le savoir, ayant à de nombreuses occasions patrouillé à ses côtés. Il devina donc sans peine que la louve était légèrement tendu, bien que sa voix ne le laisse aucunement paraître. Alors qu'elle s'approchait, il constata qu'elle portait toujours les stigmates de son combat avec cette solitaire au pelage émeraude délavé, le jour de l'éveil du Grand Sommeil. Le souvenir de ce jour ne portait décidément aucune bonne nouvelle, et seule la présence de Pepper à ses côtés, puis en sécurité au camp, avait pu y apporter un peu de lumière.
Il se releva pour se présenter face à elle et inclina courtoisement la tête pour lui répondre :

"Salutations, Dame Lucie. Je ne me porte ni bien ni mal, il me semble. Je vous remercie de vous en enquérir."

Lorsqu'il se trouvait avec son apprentie, ou avec la Chevalière, il retrouvait les manières qu'il y avait au sein de sa famille, dans son enfance. Leur langage un peu différent des autres, leur manière délicate de s'exprimer pour ne pas offenser, autant qu'il était possible, et toujours faire preuve de la plus grande des courtoisies. Un Chevalier ne faisait pas étalage de ses émotions, pas plus qu'il ne les utilisait pour prendre de décisions. Seul le champ de bataille avait la chance de se voir réserver l'expression des plus profondes pensées et colères, parce qu'il était le lieu où l'on voulait les loups braves à l'allure dispensée de toute hésitation. Le moteur, quel qu'il soit, devait cracher des flammes, des flammes de courage, de rage ou de souffrance si nécessaire. Il n'y avait que dans le combat qu'Athelstan avait déjà vu s'exprimer complètement le feu qui bouillait dans le coeur de feu son père Méléagant. Il avait compris combien était ardente la colère qu'il pouvait porter, et combien il devait se maîtriser pour rester maître de lui-même au quotidien.

"Il semble qu'en revanche quelque-chose vous tracasse, si je puis me permettre bien-sûr." Ajouta-t-il après un instant en rivant son regard vairon dans les prunelles de la louve.

Elle ressemblait par bien des égards à son père Agravain, qu'Athelstan n'avait connu dans sa gloire que lorsqu'il était enfant. Ensuite le loup au pelage de feu s'était perdu dans de bine tristes limbes, qui avaient fini par l'engloutir. Il songea que son père serait ému de la rencontrer, tant elle ressemblait à celui qui avait été son frère de coeur. Il y avait certes cette aile, d'une couleur peu commune, appendice lui-même peu commun sur un loup. Mais son âme était celle d'un Chevalier, comme son père avant elle, comme les deux frères qui avaient un jour posé les pattes sur les terres de Punk-Wolf.
Le tricolore connaissait bien cette histoire.
C'était un peu la sienne, après tout.

L'ombre d'une lueur amusée passa dans le regard vairon d'Athelstan lorsque Lucie se contenta d'annoncer que certains dires de vieilles louves l'avaient ennuyée. Il y avait moult possibilités parmi les embêtements possibles, mais la récente nomination de la louve au poste de Bêta avait sans doute mis en lumière, aux yeux des anciens de leur groupe, qu'il s'agissait d'une louve célibataire et sans enfants, qui n'avait visiblement aucune intention de fonder une famille pour le moment. Le Chevalier ne voyait pas ce que l'on pouvait reprocher - dans l'hypothèse où c'était quelque-chose de réellement reprochable - à la femelle châtaigne. Elle était une membre exemplaire de la meute - ce que leurs alphas avaient visiblement su voir en la nommant - et un exemple pour bien des jeunes. Athlestan avait bien vu comme Pepper avait été attentive aux dires de Lucie, comme elle l'était à celles d'Anette. Les femelles fortes de la meute l'inspiraient, et cela lui plaisait bien. Il lui fallait une figure féminine qui correspondait d'avantage à son caractère que sa propre mère, dont elle n'avait visiblement pas décidé de suivre la voie.

Lorsque Lucie reprit la parole, ce fut justement pour parler de Pepper et s'enquérir de l'avancée de son entraînement.

"La jeune Dame Pepper me surprend chaque jour par l'inventivité et l'énergie dont elle fait preuve pour contrebalancer sa différence ! Elle progresse à grands pas et sera sans doute une combattante surprenante." Répondit-il, sans parvenir à masquer la fierté du ton de sa voix.

Il l'écouta ensuite exprimer le désir de prendre elle aussi un apprenti. Il ponctua cette déclaration d'un hochement de tête. En effet, Lucie avait largement les capacités pour former d'excellents guerriers. Il était d'ailleurs étonnant qu'elle n'ait pas encore été désignée pour devenir mentor. Toutefois, comme elle l'exprima ensuite, les candidats au poste d'apprenti étaient assez peu nombreux en ce moment. L'image des deux petites boules de poils qui suivaient la louve Pomme un peu partout lui firent cependant ajouter :

"Les deux jeunes frères de Dame Pepper, les jeunes sires Cookie et Dough, seront bientôt en âge de devenir apprentis. Ils souhaiteront peut-être être formés à vos côtés, ma Dame."

La question suivante le prit complètement au dépourvu, bien qu'elle soit venue plutôt naturellement. Il ne s'attendait pas à voir l'ombre de celle qu'il aimait d'un amour désormais désespéré planer sur leur conversation. Une lueur attristée passa dans le regard vairon du Chevalier, qui s'efforça pourtant de garder bonne figure.

"En effet." Répondit-il simplement. "Une soeur adoptive cependant, et non pas de sang."

Il lui fallait désamorcer cette discussion au plus vite, pour laisser la plaie dans son coeur se refermer. Mais visiblement, le petit dénommé Lymphalème n'avait pas été muet sur ses origines, et il était plus ou moins son neveu. Personne ne comprendrait qu'il instaure une distance entre eux deux, bien au contraire. C'était sans doute une chance qu'il ait déjà une apprentie, puisqu'il aurait pu être un candidat idéal à prendre l'ex lazuli sous son aile.

"Comment se porte votre frère, sire Icare ?" Finit-il par demander. "Il semble bien reclus au temple de sa divinité ces derniers temps. J'ose espérer que cela ne cache pas de sombre ou triste raison."

Une porte de sortie dans laquelle s'engouffrer.

Athelstan hocha la tête à l'affirmation de Lucie. En vérité, il songea que Pepper aurait pu être prête très tôt à passer l'épreuve de Dairo, si l'on ne jugeait que par ses capacités intellectuelles. C'était une petite louve débrouillarde et qui n'avait pas froid aux yeux. Il ne doutait pas que la Renarde aimât son ingéniosité, sa détermination et sa capacité à trouver des solutions et des réparties partout. En revanche, il y avait pour lui une autre signification dans l'obtention du glowstick : celle du rite de passage à l'âge adulte, d'un adoubement symbolique approuvé par l'engeance la plus ultime qui soit. Un dieu. Pepper n'était pas encore prête à devenir un Chevalier. Elle progressait chaque jour, mais il restait encore une longue route à parcourir avant qu'elle ne puisse prétendre à ce rang et à la noblesse qu'il signifiait dans le coeur du tricolore. Et c'était à lui de la mener sur ce chemin, de lui faire comprendre les valeurs de la chevalerie, ce qu'elles impliquaient et ce qu'impliquait de les porter haut et fièrement. Naturellement, il doutait parfois de sa propre capacité à juger de l'instant où elle serait prête. Après tout, elle était sa première apprentie et, le temps passant, serait eut-être la seule qu'il aurait jamais.
Mais il se rappelait son père, qui l'avait élevé sans faire montre auprès de lui du moindre doute alors qu'il était son premier fils, et se persuadait qu'en faisant de son mieux il parviendrait à faire qu'elle quelqu'un de respectable, que l'histoire retiendrait comme une louve émérite et noble. Comme un Chevalier.

Lorsqu'elle évoqua Icare, Athelstan sut qu'il avait touché une corde sensible chez la guerrière. Elle laissa échapper un sourire, et ses mots furent chargé d'une mélancolie différente de la tension avec laquelle elle lui avait raconté sa mésaventure auprès des doyennes. Le frère et la soeur avaient, lui semblait-il, toujours été très proche. Maintenant que le temps passait et qu'ils effilochait les liens entre eux, il ne pouvait que comprendre le désarroi qu'elle ressentait. Sa famille entière avait explosé lors de la création du nouveau monde, le séparant de certains de ses frères et soeurs, de sa mère, puis de son père alors qu'il avait quitté la meute où il se laissait dépérir. N'étaient restés que lui et sa soeur Elaine, fort occupée à ses responsabilités d'Alpha et maintenant de mère. N'était plus resté que lui.

"Je crois comprendre la peine qui vous habite." Murmura-t-il en réponse "Ayant moi-même été séparé de nombre de mes proches lorsque furent créées les meutes."

Il s'en voulut un instant de ne pas tenter de relancer la conversation sur une note plus joyeuse, mais il lui paraissait plus courtois de se montrer attentif si elle souhaitait continuer à parler de cela, en lui faisant cette confidence. Bien-sur, c'était bien loin de la plus terrible des confidences qu'il aurait pu faire, mais c'était déjà cela. Un petit pas sur une discussion moins banale et plus personnelle.

La question qui suivit le prit de court, tant elle fut inattendue. Pourtant, elle était légitime. Lucie et Icare avaient eu le malheur de ne connaître aucun de leurs parents, tous les deux morts le jour de leur naissance, faisant de ce jour un jour bien tragique. Ils n'avaient eu droit qu'aux récits un peu flous de ce qu'ils avaient été dans l'ancien monde, avant... avant que tout ne soit bouleversé. Athelstan se souvenait, en des songes lointains, de la meute Brethen. Il se souvenait jouer avec Elaine, Anastasia et Brienna dans les plaines qui entouraient le camp, de la petite grotte familiale où ils dormaient tous auprès de leur mère et de leur père. Il se souvenait des deux Chevaliers...

"C'était un véritable Chevalier." Répondit-il en laissant son regard dériver. "Messire mon père était une force brute, une flamme de sérieux et de colère. Sire Agravain était un loup souriant et vif. Il était intelligent, il comprenait... beaucoup de choses."

Le coeur du tricolore se serra soudain, sans prévenir, alors que pleuvaient dans son esprit des bribes de souvenirs. Lorsqu'il était très jeune, il n'avait pas montré d'attirance pour les travaux guerriers. Cela, Agravain l'avait compris bien d'avantage que Méléagant, et le petit loup se confiait bien plus souvent à lui et à sa mère qu'au Chevalier sombre. Il avait été profondément attristé de sa disparition, mais portait déjà une bien grande peine dans son coeur. Car les dernières lunes de la vie d'Agravain avaient été la déchéance d'un être glorieux. Il s'était effacé, hanté par ses fantômes, jusqu'à disparaître à jamais. Ce n'était pas l'image qu'Athelstan gardait de lui.

"Il portait une grande cape blanche, et des cheveux noirs comme la nuit." Souffla-t-il, le regard dans le vague, comme fixé sur ses pensées. "Et il souriait. Il souriait toujours."