Du silence et non des rires | Eden

Le matin était à peine levé sur les terres Lazulis que déjà la silhouette de neige de Bree était bien loin du camp. Contrairement aux Etelkrus chez qui une sorte d'état d'urgence était levé, la tranquilité régnait chez la meute du sud. Une sorte de nonchalance d'ailleurs, plutôt que de tranquilité, car ni les chefs ni les dieux n'avaient décidé qu'un quelconque événement allait venir troubler leur petit train-train. Le printemps arrivait, bourgeonnant et réchauffant le fond des vents. Les louveteaux de la saison babillaient et poursuivaient les petits insectes et rongeurs qui sortaient de leur transe hivernale. Tout paraissait aller pour le mieux, dans le meilleur des mondes. Et c'était sans doute là l'occasion pour chacun de se pencher sur ses propres tracas.
C'était le cas de la louve blanche, du moins. Et ses tracas à elle lui pesaient comme une pierre au fond de l'estomac.

Cela faisait quelques temps déjà qu'elle avait retrouvé sa ligne élancée, et sa solitude. Quelques temps déjà que s'était écoulée cette nuit si terrifiante durant laquelle sa demi-soeur Spleen était venue à son secours. Quelques temps déjà qu'elle avait fait un choix déchirant pour toutes les mères : celui d'abandonner ses petits. Lorsqu'elle était revenue chez les Lazulis, elle avait prétendu à une fausse couche, histoire confirmée par la prêtresse. Personne alors ne l'avait remise en question, la nature était parfois bien capricieuse. Et la vie semblait avoir repris son cours de manière normale. Presque normale.

Postée au-dessus du grand canyon, Bree contemplait sans mot dire l'immensité des terres qui se dessinait en face d'elle. Au loin, l'océan faisait jouer en myriades d'étincelles les rayons du soleil tout juste levé. L'endroit état baigné dans un silence calme, aussi dépourvu de bruit que l'étaient ses pensées. Elle aurait été, en cet instant, incapable de dire ce qu'elle ressentait, ou même si elle ressentait quelque-chose en fait. Son esprit s'accordait avec une triste perfection à son faciès si souvent neutre et froid. Un sentiment de culpabilité naissant s'agitait dans les pénombres, car elle savait qu'elle aurait dû être effondrée, déchirée par cette séparation avec ceux qui avaient partagé le même corps qu'elle durant ces longues lunes. Qu'elle devait être rongée par cet instinct maternel qui lui crierait d'aller voler au secours de ses enfants, si loin là-bas, engloutis par les ombres qui régnaient sur l'océan.
Mais il n'y avait que du silence dans son esprit, peut-être une sorte de résignation car elle savait que c'était là la décision la plus sage. Ses petits appartenaient aux pirates, tout comme leur père, et leur destinée aurait pu être bien malheureuse chez les Lazulis s'ils l'avaient su.

Les effluves familiers de sa meute vinrent la tirer de ses mornes pensées, et elle arracha son regard de glace à la mer, dans le lointain, pour chercher des yeux celui qu'elle devinait se trouver non loin.

[Navrée du temps de réponse, je n'avais pas vu la tienne ._. ]

L'autre perçut peut-être que la louve blanche n'était pas dans les meilleures dispositions pour lancer une conversation - mais l'avait-elle déjà été vraiment, à part lorsqu'elle se trouvait en compagnie de Chulhei ? - car elle choisit de se montrer rassurante dès ses premiers mots. Bree fut d'ailleurs surprise par ses propos, puisqu'elle n'avait pas imaginé un instant que quelqu'un cherchât à la pister. Elle ne se considérait pas comme un loup présentant un réel intérêt dans la meute, et peut-être d'ailleurs devrait-elle songer à reprendre enfin la grotte d'Herboriste de son père pour lui succéder correctement. Et elle doutait fort que quelqu'un chez les Lazulis puisse soupçonner sa trahison. En était-ce vraiment une ? C'était un autre débat, sans nul doute.

Elle posa donc ses prunelles de glace sur la nouvelle venue, et l'identifia comme l'un des Combattants de la meute. Elle était un peu plus grande qu'elle, et surtout bien plus colorée. Avec son pelage tout en nuances de turquoise, d'ocre et de jaune, elle faisait presque penser à un poisson tropical qui se serait perdu dans l'enveloppe d'un lupin. Elle s'approcha sans toutefois se montrer invasive, et avant que la blanche n'aie répondu quoi que ce soit à sa première invective, ajouta quelque-chose sur la beauté de l'instant, ou du paysage peut-être. Il était vrai que les reflets pastels du soleil sur les terres, que l'on distinguait de loin depuis les hautes Falaises de la Passe Ventue affichaient de bien jolies couleurs, même si la louve blanche n'y avait pas vraiment prêté attention. Non, son attention était allée bien au-delà de ces terres baignées de lumière, par-delà la mer agité, sur cette île maudite.

"Je ne m'inquiétais nullement." Souffla finalement l'Herboriste sans quitter de ses prunelles froides la nouvelle venue.

Ces terres ne lui appartenaient pas, et elle ne pouvait blâmer quiconque de venir y poser les pattes sur ses traces. Il n'était peut-être pas très prudent de sortir seul. Des rumeurs couraient, basses encore, à propos d'attaques de solitaires chez leurs voisins Etelkrus. Qu'elles soient fondées ou non, cela laissait à réfléchir...

"Vous patrouillez ?" Finit-elle par demander, dans un effort ultime pour ne pas laisser s'installer un silence que l'autre aurait pu juger dérangeant.

Non pas qu'elle n'aie craint elle-même d'en être dérangée.