Les Nuits sans rêves - Libre.

Quand on demeure sous un volcan, on connaît de nombreuses nuits sans lune.

Mais de mémoire vivante, il n'avait jamais connu de nuits sans rêves.

Une pluie légère parcourt sa peau en un fin ruissellement qui n'en finit pas d'accélérer. Le vent secoue les branches et les buissons des arbustes, créant un bruissement aérien porté un peu plus loin à chaque rafale. Le ballet des nuages continue; les lointains géants vaporeux se déclinant dans toutes les teintes de gris s'enroulent les uns contre les autres, se pressent et se dilatent sans sembler jamais s'arrêter. Le fond de l'air est frais.

D'ailleurs, il a froid.

Il y eut un tressautement de sa paupière gauche, un battement de cil presque imperceptible. Un éclair déchira le ciel, marquant le réel début d'un orage qui n'avait de cesse de s'annoncer. Alors que le martèlement des gouttes de pluie s'accélérait partout autour, en lui commençait seulement des sensations étranges et indéfinissables. C'était comme un courant glacial qui se changeait brutalement en flammes, un frémissement léger qui devenait un vif courant électrique.

Il avait froid, pourtant en lui brûlait un brasier qui semblait être millénaire.

Ses membres étaient terriblement engourdis -depuis combien de temps s'était-il assoupi ici, en cette position ?- et tentaient difficilement de reprendre le contrôle d'eux même. Il était une statue immobile depuis trop longtemps et la magie de ce monde peinait à en réanimer la vie, celle qui fait danser les pierres et élever les montagnes quand tous les êtres étaient endormis et regardaient ailleurs.
Il voulait désespérément se lever, mais tout était encore bien trop lent. Mille informations remontaient en lui en même temps, les questions affluaient sans leurs réponses, et le sang battait dans ses tympans à en rompre la fine membrane. Les battements d'un cœur qui lui semblait fatigué et lointain, alors qu'il le savait pourtant proche et enfermé avec sécurité dans une cage de chair et d'os.
Le tremblement qui parcourait son corps gagnait en intensité. Les picotements caractéristiques d'un sang chaud regagnant des extrémités froides et non-alimentées se faisaient ressentir, activant en lui des sensations oubliées. En se concentrant suffisamment, il parvenait même à bouger légèrement le bout de ses doigts. Un crissement familier vint chatouiller son oreille - celui du métal aiguisé venant griffer la roche, bien que faiblement. Il continuait de lutter. Son esprit brumeux ne parvenait pas encore à rassembler suffisamment d'informations cohérentes, ainsi se contentait-il d'ordonner à son enveloppe charnelle de se remettre en état de marche. Cela ne lui avait jamais paru aussi difficile, même après les plus durs moments de sa jeunesse où on l'avait laissé se vautrer dans sa douleur et son désespoir. De cela, au moins, il se souvenait -et se souviendrait toujours.

Des crissements plus forts, plus perçants. Un muscle qui se galbe, envoyant suffisamment de force à son avant-bras pour s'ancrer dans la roche là où sa patte gisait précédemment sans emprise quelconque sur son environnement. Le souffle se faisait plus rauque dans sa poitrine, remontant avidement dans sa gorge enflammée -il avait l'impression que chaque partie de son être brûlait de manière indépendante, envoyant des signaux forts et pressant et réclamant l'attention de son cerveau, comme autant d'oisillons égoïstes ouvriraient grand leur bec pour recevoir en premier la maigre pitance d'un parent désœuvré.
Il n'avait pas assez d'énergie pour traiter toutes les informations qu'il recevait. Il se sentait presque revenu à un stade fœtal; transpercé par la multitude d'éléments et d'actions autour de lui sans pour autant avoir de possibilité d'y réagir ni de les contrer.

Une autre décharge électrique, nouveau roulement musculaire. Dans un mouvement désarticulé, Justice redresse la tête.

De légers vertiges le prennent mais ils se dissipent assez vite. La pluie, toujours présente bien que plus douce, contribue à apaiser le tumulte ardent qui fait rage dans son crâne, rafraîchissant son corps qui dans sa lutte pour exister semble s'élever à des températures bien trop élevées par rapport à l'air frais qui l'entoure.
Ses yeux sont légèrement vitreux, sa langue est râpeuse, ses articulations sont engourdies - mais peu à peu, au fur et à mesure que la machine tourne, tout semble se remettre en route et revenir. Son souffle se fait moins avide car désormais il sait que ses poumons auront leur pitance d'oxygène -plus la peine de se battre pour cela. Chaque seconde qui s'égraine le repossède un peu plus de son corps et de ses moyens, et il quitte peu à peu ce trou noir sensationnel dans lequel il semblait flotter, pour retrouver une aisance à être présent, là, sur terre, qui lui avait étrangement semblé perdue.

Bizarre, il ne s'était jamais senti ainsi au réveil.

Justice observe le paysage qui l'environne, silencieux et attentif au moindre détail. Sa langue passe furtivement sur ses lèvres, ses larges oreilles pivotent pour capter les sons qui résonnent dans les grandes falaises.  Le vent souffle toujours, mais il n'a plus aussi froid. Un sang chaud coule dans ses veines et il se demande pourquoi cela lui paraît si exceptionnel. Ses pensées sont toujours anormalement brouillées et cela le frustre. Justice était un être rationnel et vif à l'esprit affûté. Il se souvenait toujours de ses moindres faits et gestes, tenait un compte détaillé des évènements qui rythmaient ses journées et ses nuits car il aimait garder les informations et les sensations, même les plus désagréables, scellées au fond de lui afin de toujours se rappeler et d'évoluer avec.
Alors, ne plus savoir exactement comment il s'était retrouvé là et que signifiaient tous les signaux que lui renvoyait l'extérieur, cela le troublait profondément.
Il se souvenait s'être aventuré dans un lieu aux falaises abruptes et glissantes malgré un temps menaçant, avoir évolué avec difficulté mais sans renoncer car son objectif - qu'il ne cernait plus tout à fait désormais- en valait la peine. Cela n'était pas prudent néanmoins et il savait qu'il prenait des risques. Mais combien de risques avait-il déjà surmonté dans sa vie ?

Puis l'orage avait éclaté.

Les roches déjà glissantes s'étaient transformées en de réelles plaques givrées et glissantes et les torrents d'eau avaient été rapides à se déverser d'un ciel qui semblait se déchirer à chaque éclair.
Il comprit vite qu'il avait fait une erreur -et il avait accepté ce fait avec amertume, car il faisait peu d'erreurs. Il savait qu'il pouvait faire confiance à son jugement; après tout, n'avait-il pas été éduqué et maintenu en vie dans le seul but de ne pas en commettre ? Hélas, il restait jeune malgré l'expérience accumulée en si peu de temps et il était là dans un terrain inconnu bien différent de celui qu'il avait toujours connu, à des lieues d'ici. L'excès de confiance pouvait lui coûter cher. Il avait commencé à avoir presque peur. Il savait pourtant, là encore, que la peur était un sentiment interdit, pas tant pour l'aveu de faiblesse qu'elle sous-entendait chez un guerrier, mais pour les erreurs de jugement qu'elle allait provoquer et la perte de contrôle qui s'engendrait à leurs suites.
Il se remémora un éclair bien trop proche, un craquement qui avait secoué le sol, et des rochers avaient soudainement dévalé le flanc de la montagne, lâchés par les cieux eux-mêmes en un vacarme de fin du monde. Il était dur de les éviter car ils pleuvaient de toute part, se fracassant autour de lui, et il pouvait presque entendre le bruit que ferait ses os se brisant s'il venait à se faire toucher par l'un de ces projectiles mortels.

La suite n'était qu'un enchaînement sommaire de sensations; lorsqu'il lui avait semblé apercevoir un point noir du coin de l’œil, qu'une douleur vive avait envahi sa tempe, que sa vision s'était obscurci alors qu'il était propulsé hors du sentier étroit - et il ne semblait rencontrer sous lui que du vide.

Il devait donc bien se rendre à l'évidence : il avait du être percuté par l'un de ces cailloux lancés furieusement à la poursuite d'on-ne-sait qui, et il venait seulement de se réveiller, amoché et bien peu dans son assiette.
Il mit sur le dos de la commotion les interrogations multiples qui le troublaient, la sensation de revenir d'outre-monde, ces montagnes qui ne semblaient pas tout à fait pareil, le goût sur sa langue sèche qui lui semblait différent, le fond de l'air qui avait changé également. Mais cette pluie de plus en plus diffuse n'était que la suite du violent orage qui avait failli le tuer, après tout. Il pouvait s'estimer heureux de ne s'être réveillé que quelques heures après.

Avec difficulté mais mû par la volonté d'avancer qui l'animait depuis longtemps déjà, il trouva la force de faire un premier pas - les autres suivirent, et tel un chiot apprenant à marcher, il prenait plus d'assurance à chaque foulée accomplie. Il avançait bientôt à un rythme presque normal -il boitait moins de l'antérieur qu'avant, ce qu'il trouva autant étonnant qu'agréable, bien que le reste de son corps ne se sente pas dans un état que l'on puisse qualifier d'agréable- et chercha à retrouver sa route hors de ce fossé malgré la confusion de ses sens. Il n'avait aucun endroit qu'il pouvait considérer comme étant chez-lui, son objectif simple consistait donc à simplement sortir de ces tréfonds dans lesquels il était tombé. Ensuite, advienne que pourra.

Il longea le sentier approximatif créé par l'amas de cailloux de toutes tailles rassemblés au fond du ravin, allant de l'avant, ses flancs touchant parfois des végétaux fournis et verdoyants, qui semblaient pousser en nombre dans cet environnement qui paraissait pourtant peu propice à une explosion de vie.

Étrange. De ces plantes non plus il ne se souvenait pas.

Mais il continua d'avancer.

Habituellement les cadavres restaient sous terre, mais aujourd'hui, les morts marcheront parmi les vivants.

Les foulées s'enchaînaient et le ravin dont il suivait les pentes abruptes semblait interminable.

Habituellement marcher ne le dérangeait pas, bien au contraire, il excellait à cette activité et l'appréciait. Dans son ancien territoire il attendait chaque sortie avec comme seule impatience le plaisir de savoir qu'il pourrait sentir l'air frais le chatouiller, dans cette vie nouvelle et actuelle il passait une majeure partie de son temps à arpenter la zone -pour des raisons également pratiques quand il se peut que l'on ait un démon aux trousses- et pour lier ces deux pans de son existence il avait là encore parcouru bien des décors différents qui s'enchaînaient sans relâche. Il en venait souvent à se demander s'il pourrait marcher toute sa vie en ligne droite sans jamais se retrouver au même endroit -ou bien était-ce seulement possible ? Le monde n'avait-il pas de limites concrètes ?

Peu importe, après tout. Qui était-il pour savoir tout cela ? Juste un pauvre canidé qui faisait de son mieux pour survivre. Autrement dit, il avait bien peu de moyens d'avoir réponse à de si futiles questions.

Toujours était-il que là, pour cette fois-ci, il n'en pouvait plus d'aligner les pas. Il voulait juste s'étendre.
Mais tu viens tout juste de te réveiller. Et tu as dormi longtemps, à en juger l'état catastrophique de ton corps.
Il poussa un long soupir et secoua vigoureusement la tête pour tenter de dissiper la brume qui l'enveloppait encore. Le bourdonnement léger mais sourd qui semblait se loger sournoisement au creux de ses tympans, lové tout contre son crâne, était particulièrement désagréable. C'était comme si...

Tac.

Justice stoppa net dans sa progression et gela tous les muscles de son corps en position.
Un petit rocher venait de s'écraser à un ou deux mètres face à lui, s'éclatant en un nuage de petits fragments lors de l'impact, suivi par quelques cailloux un peu plus légers qui continuèrent leur course plus loin. Quand le son des rebonds des minéraux cessa de se répercuter entre les parois de pierre, le loup sombre leva la tête en direction de l'origine de la chute inopinée des petits rochers.

Là haut, au bord de vide, se penchant par-dessus le bord escarpé qu'il aurait aimé rejoindre, une silhouette se découpait en contrejour sur le ciel encore orageux.
Penchant la tête sur le côté, Justice redressa les oreilles et chercha comment accueillir cette nouvelle. Du peu qu'il avait vu de ces terres jusque-là, la rencontre d'inconnus n'était pas nécessairement à craindre - sa rencontre la plus hostile ne se résumait après tout qu'à une louve au regard glacial qui ne semblait pas croire en la possibilité qu'un inconnu comme lui puisse vagabonder sans mauvaise intention. Apparemment à cause de la convoitise provoquée par ces glowsticks.
Il plissa les yeux pour exacerber son acuité et mieux distinguer le nouvel être qui le toisait de là-haut, dont les lèvres avaient l'air de remuer bien qu'il ne parvienne pas à entendre quoi que ce soit au vu de la distance et du vent - mais oui, il lui semblait bien voir une lueur diffuse. Il y aurait donc à nouveau doute sur ses ambitions, peut-être.

Qu'importe.

Il jeta un oeil en direction du chemin qu'il suivait précédemment, morne et dont la seule fin visible n'était qu'un brouillard épais et froid qui n'annonçait que davantage de marche sans objectif précis, et cela lui suffit pour décider que tenter de rejoindre ce passage supérieur serait probablement sa meilleure option. L'autre individu pourrait le conseiller pour quitter ce territoire pour lequel il développait une rapide aversion. De toute façon il commençait à sentir la faim lui enserrer les entrailles et il lui paraissait assez improbable de réussir à débusquer quoi que ce soit ici.
L'escalade ne s'annonçait pas aisée  vu l'aspect lisse d'une grande partie de ces murs de pierre, mais en progressant intelligement il réussirait à s'en débrouiller. La chute des rochers avait au moins eu pour avantage, en le mettant sur ses gardes, de dissiper légèrement l'étrange sensation d'engourdissement qui ne le quittait pas depuis son réveil.

L'oeil légèrement plus vif désormais, il agita ses doigts antérieurs comme pour les échauffer, faisant crisser les plus petits graviers.
Son arrière-train s'affaissa en se reculant légèrement, le grand loup se ramassa sur lui-même. Les muscles se bandèrent avec difficulté, courroies puissantes mais manquant de souplesse comme après un long oubli, et après une fraction d'hésitation qui faillit lui coûter sa concentration il se propulsa vers le haut.

Il s'accrocha au premier endroit où ses griffes purent accrocher une prise, râclant la pierre en un crissement métallique strident. Il parvint à se maintenir en place grâce aux rares infractuosités mais il devait repartir sans traîner s'il ne voulait pas perdre son élan et retomber.
Luttant pour mobiliser l'intégralité de ses forces réduites et soufflant sous l'effort, le corps du mâle se démenait pour se hisser de plus en plus haut le long de la paroi sévèrement inclinée, perdant parfois de nombreux centimètres quand ses poussées faiblissaient.

Au moment où il pensait être arrivé au bout de ses forces et ne pas parvenir à finir son ascension, il sentit du vide sous l'une de ses pattes avant - puis un rebord. Les griffes au métal cruellement taillé s’arrimèrent à une dépression dans les dernières pierres, et avec un dernier effort il parvient à passer ses épaules au-dessus de la falaise, légèrement essoufflé.  Et il observa avec curiosité le loup qui s'était retrouvé au même endroit que lui, dans ce lieu si vaste qui semblait pourtant n'attirer aucune âme qui vive.

La louve, en fait.
Ce n'était pas un fait évident mais la signature odorante ne trompait généralement pas : il s'agissait bien là d'une femelle qui se trouvait dressée face à lui. Et elle n'était pas des plus ordinaires. Ses yeux, particulièrement, l'intriguait avec leur couleur unie et laiteuse qui lui donnait un air fantomatique et distant. Cela lui rappelait malgré lui les yeux d'un tout autre énergumène.

Ne sachant pas réellement à quoi s'attendre, Justice s'engagea dans une voie qu'il suivait souvent en ces lieux nouveaux où tout restait à apprendre - le silence, l'attente et l'observation.

Il fit un ou deux pas en arrière sans quitter l'inconnue des yeux et s'assit, oreilles droites et dressées, laissant plusieurs mètres entre eux pour parer à toute éventualité.

Spoiler:

La louve en face de lui semblait tout autant déboussolée par la situation.

Il se dit que ce n'était pas tous les jours qu'un loup inconnu à l'allure peu familière s'extirpait d'un profond ravin au fond duquel un règne de plantes s'était établi, aussi était-il normal qu'elle ne sache elle-même comment réagir.
Les minutes semblaient s'égrener et s'étirer, longs filaments du temps qui passait se déroulant à eux pour prendre tout le loisir de s'observer finement. Justice avec une forme de perdition et se demandant ce qu'il pouvait bien foutre ici, la louve aux tons clairs avec l'air de celle qui avait fait une découverte fascinante. Il sursauta légèrement quand elle brisa cet équilibre silencieux et quasi immobile pour dégager quelque chose de l'épais tissu qui couvrait son encolure - un genre d'objet en cuir qui contenait un fouillis de petites feuilles souples et jaunâtres, camouflées dans l'enceinte protectrice de l'enveloppe de cuir.

Justice n'avait jamais vu de livres. Il reconnaissait le cuir, mais il n'en comprenait absolument pas l'assemblage qu'il avait sous les yeux et fut d'autant plus interloqué de voir la louve se saisir d'un bâtonnet qui lui permit de griffonner à l'intérieur des parties plus souples.
Écrire, cela, il connaissait. Il avait déjà vu des membres de son clan user de leurs artifices en argent pour griffer la pierre sombre de leur territoire, encore et encore, jusqu'à ce que des lettres se dessinent. C'était toujours à but utilitaire. Militaire, même, souvent.
Il se demandait donc quel intérêt il pouvait bien y avoir pour elle à écrire des choses dans cet objet certes plus pratique et compacte qu'un mur, mais en le gardant toujours sur elle et pour elle. On écrivait des choses pour communiquer en son absence. Les lettres qui barraient la roche servaient toujours à être vues de tous. Et il aurait été malavisé d'ignorer les messages souvent sanglants que les parois arboraient.
Un frisson le parcourut et un grondement faillit presque naître dans les profondeurs de sa gorge alors que d'un regard froid il assassinait le journal de cuir, imaginant subitement toutes les applications malsaines qu'elle aurait pu y trouver - s'agissait-il de le recenser après l'avoir finement détaillé de ses yeux blancs laiteux ? Pour le dénoncer ensuite, et qu'à jamais sur les pages jaunes soient gravées des mots indélébiles à son sujet ?

Mais le feu qui avait failli embraser son esprit s'apaisa aussi soudainement que l'étincelle était apparue, et le grondement se dissipa avant d'avoir passé la barrière des lèvres.
Il n'était pas chez eux. Il était loin, très loin. Et il y avait d'innombrables autres possibilités qui pouvaient justifier que cette louve souhaite se trimballer son journal de cuir si elle le souhaitait.
Il expira bruyamment, ses yeux la fixant avec moins d'ardeur sans relâcher cependant leur méfiance. Elle avait rangé son étrange relique, et elle l'avait salué d'un signe de tête.

Il hésita quelques secondes, puis fit de même. En silence.

Et puisque l'incident de l'écriture ne quittait pas son esprit brouillé et perturbé mais décidait plutôt de virevolter en son centre alors qu'un mur de brumes continuait de s'ériger tout autour, il décida de saisir cette unique pensée obsédante qui le reliait à la réalité de sa présence ici, aussi bancale fut-elle.

Sa mâchoire s'entre-ouvrit, et entre ses crocs filèrent quelques mots d'une voix rauque et éteinte qui lui arracha quelques pincements de douleur tant il avait semblé surnaturel à ses cordes vocales de fournir cet effort.

- Qu'est-ce que tu écris ?

Ses mots étaient sculptés d'un léger accent trahissant la distance qui séparait ses terres natales de celles qu'il foulait actuellement, et la question pouvait paraître brutale et sans tact.
C'était à peu près le cas, après tout. Personne ne lui avait appris à moduler ses pensées lorsqu'il les exprimait à l'oral.

Le monde autour de lui tanguait et semblait ne pas s'ancrer aux souvenirs qu'il en avait, partant en fumée chaque fois qu'il tentait de se focaliser sur un point du décor.
La louve en face de lui, aussi étrange et onirique soit-elle, semblait être le seul élément sur lequel il pouvait se concentrer sans que la tête ne lui tourne.

Il lui sembla que l’étrange louve s’était tendue à sa demande, ses muscles tressaillant sous son pelage aux formes dansantes –est-ce qu’il rêvait, emprisonné dans son délire et toujours aux prises avec un mal de crâne doublé d’une sensation de détachement ?
Mais elle se détendit rapidement à nouveau, si bien que cela aussi, il pensa l’avoir imaginé. Justice souffla par le nez, agacé de se sentir si étranger au monde qui l’entourait, acculé dans les recoins de son esprit troublé qui ne savait correctement trier les informations que son cerveau lui envoyait en trop grand nombre.

Puis la louve ressortit le petit objet souple des plis de l’épaisse étoffe qui lui enserrait l’encolure, le tenant délicatement – avec affection, presque. Et sur son visage se dessina la bienveillance d’un sourire, tandis qu’à son tour elle s’apprêtait à verser des mots.

— Ce journal contient absolument tous ceux que je rencontre, tous ceux que je touche, tous ceux qui m’apprennent à connaître, mais aussi tout ce que je goûte, tout ce que je vis, tout ce qui me fait grandir, en tant qu’individu.

Justice pencha la tête sur le côté en un réflexe primitif et presque ridicule, arcades sourcilières légèrement froncées et moue dubitative sur le museau. L’avalanche de mots vint s’ajouter à la pile déstabilisante de choses inconnues qui l’entourait en l’instant présent. Finirait-il par se sortir de ce qui semblait être un songe éveillé depuis de nombreuses minutes désormais ?
Il tenta de saisir le concept que lui exposait la femelle face à lui, mais les mots désarticulés dansaient dans son crâne sans vouloir prendre prise.
Puis du bout du museau elle déposa entre eux le cahier ouvert, l’intérieur en étant couvert de coups de graphite, et de sa voix claire elle énonça le numéro de la page.

Le premier réflexe de Justice fut de ne pas la lâcher des yeux, ses doigts se crispant et un grondement naissant dans les profondeurs de son thorax sans pour autant surgir hors de ses crocs serrés. Son regard froid et dur pénétra profondément les orbes blanches et insondables de la louve, à la recherche de toute mesquinerie et de toute traîtrise. Cherchait-elle à établir une stratégie pour détourner son attention et lui sauter dessus par la suite ?
Elle n’aurait aucune chance.
Il ne lui faudrait que quelques instants pour déchirer de ses griffes la peau de la louve si celle-ci venait à tenter une folie. Son pelage anormal avait beau miroiter et couler comme la surface de l’eau, la chair qui se cachait dessous devait être bien réelle.

Mais la passivité manifeste de l’étrangère semblait terriblement sincère et ses effusions de violence cessèrent d’embraser corps et esprit.
Sa vigilance abusive s’abaissa d’un cran, et après un dernier regard appuyé dans sa direction il daigna baisser les yeux vers le calepin aux pages jaunies et noircies.

Sous son museau se trouvait ce qu’il reconnut être une reproduction de lui, rapidement griffonnée à l’aide de l’outil dont elle se servait pour écrire dans son carnet. Quelques mots éparpillés, aussi. Il analysa silencieusement les traits multiples marquant la dite page, effleurant des yeux chaque courbe et chaque droite tremblotante.
Puis son attention se détourna de l’objet et il revint planter ses yeux bicolores, ses éclipses oculaires, dans le regard incolore de la louve au turban.

— Pourquoi tu fais ça ? Il suffit de se souvenir.

Sa voix était sèche, le ton légèrement dubitatif. Justice avait du mal à saisir ce nouveau concept, cette notion étrange que la femelle lui étalait sous les yeux – au milieu de tout l’ensemble déconcertant qui l’entourait aujourd’hui.
Peut-être souffrait-elle de problèmes de mémoire. Peut-être était-ce un hobby étrange de la part d’un membre de clan qui avait du temps à tuer au point de se tourner vers des déboires artistiques.

Mais peut-être aussi tenait-elle un cahier pour le compte de sa hiérarchie, ce qui le verrait ainsi immanquablement catalogué parmi les siens.
Ses babines se plissèrent légèrement.

La louve ne parut pas se formaliser de sa méfiance, restant de marbre, ou plutôt de nuage tant elle paraissait ne pas réellement appartenir au monde qui les entourait.
Ou alors c’était son esprit sonné qui continuait à lui jouer des tours, car ce même monde continuait de tanguer légèrement, déstabilisant le solitaire. Mais l’étrange louve au pelage fluide esquissa un geste au moment même où un sourire venait se perdre sur ses lèvres, et elle rapprocha le cahier d’elle avant de le retourner de sa patte, l’offrant de nouveau à sa vue. Cette fois-ci ce n’était plus une image de lui qui était griffonnée, mais celle d’un autre, puis d’un autre encore quand la page se tourna et que d’autres feuillets noircis de graphite se mirent à défiler sous ses yeux. Cette louve avait un réel répertoire de tout individu qui croisait sa route, visiblement.
Justice leva un œil décontenancé vers elle, tentant de percer à jour les secrets qui pouvaient se cacher derrière les yeux opaques et laiteux. Que comptait-elle accomplir, au juste ? L’aider à prendre confiance en voyant qu’il n’était pas le seul à avoir été annoté ?
Se rendre compte qu’il n’était qu’un parmi tant d’autres assemblés ne lui parut pourtant pas spécialement rassurant.

— On ne peut rien contre l’oubli…. Je crois qu’il est important que chacun, chaque… chose ait sa place quelque part dans ce monde. Tu fais maintenant partie de ces vulgaires pages jaunies.

Ses oreilles firent plusieurs allers et retours à mesure que sa confusion augmentait. Il n’avait pas besoin que cette louve enrubannée ne l’inscrive quelque part pour qu’il existe en ce monde. Sa place ici-bas, il l’avait gagnée à la force de son sang et de ses muscles en survivant à des épreuves qui en avaient tué bien d’autres. Voulait-elle parler d’une place éternelle ? D’un endroit dans lequel son image serait gardée et conservée après sa mort ? Pensait-elle que son fragile carnet était plus apte à résister aux affres du temps que les feuilles des arbres qui mourraient et pourrissaient chaque saison ?
Un léger grondement vibra dans sa gorge et l’une de ses babines se souleva légèrement, révélant la pointe blanche d’une de ses canines. Les mots employés par la louve l’irritait, bien qu’il ne puisse réellement dire pourquoi. L’envie brusque était monté en lui de lui montrer que ses pages n’étaient rien et étaient tout aussi éphémères que leurs vies. Il aurait suffit de fondre sur ce ridicule morceau de feuilles empaquetées et de le balancer au fond du ravin, où il aurait moisi avec les pluies.
Mais la louve avait déjà ramassé son bien, et l’avait replacé dans la sécurité de son épais tissu, loin de sa fureur passagère.

Et d’un mouvement fluide elle s’était relevée, amorçant un pas dans sa direction.

La tentation de faire un pas en arrière fut forte et pressante, mais il se retint de bouger, se contentant de bander ses muscles. Il ne reculerait pas devant elle, quels que soient les étranges procédés par lesquels elle semblait vouloir l’ensorceler. Son regard était sans pupille, pourtant il sentait les iris vides le parcourir en tout sens.


— Pouvez-vous vous rappeler qui vous étiez avant que le monde ne vous dise qui devenir ?

Hein ?
A nouveau ses oreilles se couchèrent dans sa chevelure cendrée, et son regard bicolore se fit plus froid encore. Les paroles étranges de la louve n’avaient de cesse de le déstabiliser, tout comme son regard perçant. Que voulait-elle au juste ? Ecrire sa biographie ?
Il s’apprêtait à répondre sèchement quand un bruit dans les falaises au-dessus d’eux lui fit lever la tête, l’interrompant. De petites pierres dégringolèrent et le loup noir se mit d’un bond sur ses pattes, prêt à réagir. Mais il ne s’agissait ni d’un éboulement dû au mauvais temps, ni de la présence d’un nouveau loup en ces lieux. Courant au-dessus de leurs têtes, un jeune chamois affolé se précipitait dans une course folle, laissant cailloux et poussière tomber en cascade derrière lui.
D’abord interloqué par la présence de l’animal, jeune et seul alors qu’il avait toujours vu les membres de son espèce se déplacer en groupe, un grincement sembla résonner dans ses entrailles, et il sentit comme mille mâchoires s’attaquer à son corps et ronger ses os.
La vision lui avait mis l’eau à la bouche, et il se rappela qu’il avait une faim monstrueuse.

A vrai dire, il eut l’impression qu’il n’avait pas mangé depuis des semaines et qu’il fonctionnait sur batterie faible.

La proie se rapprochait, dérapant et meuglant avec panique, ses sabots glissant sur la roche humide.
A le voir ainsi peiner à maintenir l’équilibre, on aurait pu penser qu’il allait tomber d’un instant à l’autre; mais il avait vu à quel point ces étranges animaux étaient doués pour rester adroits même sur les sentiers les plus pentus.
Le jeune animal aurait donc besoin d’un peu d’aide pour venir les rejoindre à leur niveau.

Oubliant complètement la présence de la louve pour se concentrer uniquement sur sa proie, Justice découvrit ses crocs et rassembla ses postérieurs sous lui, prêt à bondir au moment où le chamois passerait au-dessus de lui. Un habile coup de griffe au postérieur devrait suffire à le déstabiliser et à le faire chuter. Cela suffisait souvent à faire tomber un loup, en tout cas.

Les griffes d’argent fusèrent vers le ciel, tendues par la peau veloutée du jeune animal.

Une volée de poils et quelques gouttes de sang s’envolèrent, ponctués du mugissement de douleur et de surprise de la proie. Qui trébucha et s’emmêla dans ses mouvements, perdant l’équilibre et glissant le long de la roche pour atterrir auprès du solitaire.
Justice ne laissa pas l’animal souffrir plus longtemps, et ne lui laissa pas la moindre chance de se remettre sur ses pattes. Il n’était pas grièvement blessé et déjà il se débattait pour se redresser et fuir, mais des crocs avides vinrent épouser la chair tendre et chaude de son encolure et étouffèrent ses derniers cris.

Puis sans un regard pour la louve qui avait en cet instant quitté son monde, il déchira la peau douce de son abdomen pour se repaitre du goût du sang et de la chair, essayant de faire taire les hurlements de son estomac affamé.