Assurdiato | Gloria, Raison, Rhaegar

La journée était bien avancée, mais il était difficile de savoir exactement si son zénith était passé ou non. Un soleil timide se cachait derrière une épaisse couche de nuages menaçants, qui planaient au-dessus des terres depuis le matin. De temps à autres, des bourrasques de vent secouaient les pelages et les hautes herbes de la Vallée des Murmures. Dans cette atmosphère grisâtre et sombre, une partie du ciel détonnait tout particulièrement. Et c'était dans cette direction qu'Ajani menait ses pas et ceux de ses camarades.

Cela faisait de nombreuses lune qu'un immense dôme de lumière s'était dessiné au-dessus des terres de la meute Lazuli. L'apprenti Oracle, qui avait tenu à se montrer le plus actif possible au sein de sa meute, mais avait également dû essuyer une lourde convalescence après sa mésaventure avec un certain monstre, n'avait pas encore eu l'occasion d'aller le voir de ses propres yeux, le toucher de ses propres pattes. Les rumeurs allaient bon train à son sujet, et certains allaient même jusqu'à lui donner des propriétés magiques telles que guérir les maladies ou donner des visions de l'avenir. Cependant, toutes s'accordaient finalement sur une même information : les Lazulis étaient enfermés à l'intérieur et il était impossible de le franchir, dans un sens comme dans l'autre. Personne n'en connaissait l'origine, et rien dans les grands livres de la Bibliothèque n'avait encore permis de résoudre cette énigme. Le lion blanc n'imaginait pas être celui qui le ferait, bien-sûr, mais il tenait à aller y jeter un oeil.

Car d'autres rumeurs, plus inquiétantes parlaient de famine, de maladie. Les dieux auraient dressé cette barrière pour qu'une épidémie ne ravage pas tout le continent, laissant les Lazulis mourir seuls, à l'écart. Ajani avait eu sommes toutes assez peu de proches dans sa vie. Il y avait eu Creek et Limule, lorsqu'il était chez les Raeders, qui étaient sa famille. Maintenant, il y avait son grand-oncle Volstein, et sa protégée Moineau. Mais il y avait eu surtout quelqu'un avec qui les choses avaient été différentes. Quelqu'un qui lui ressemblait un peu, né de la même meute que lui, massif comme lui. Un grand loup sombre. Un Ours noir. Et la pensée qu'il fut mort, sans qu'il ne l'aie revu depuis son départ, lui était, d'une manière presque inattendue, extrêmement désagréable. Il avait décortiqué cette inquiétude lors de l'une de ses méditations, et en était venu à se demander si c'était cela que les autres nommaient... l'amitié. Un lien qui n'était ni de sang ni d'adoption, un simple chemin dessiné entre deux êtres destinés à s'entendre. Il avait ressenti une telle connexion, une telle similitude chez cet adolescent d'alors, que cela ne lui paraissait pas si absurde.
Il devait aller voir.

Il avait donc organisé une petite expédition, ouvertement déclarée comme une patrouille près du dôme pour essayer de comprendre ce qui s'y tramait, et s'étaient joints à lui Moineau et le Couturier Raison. C'était d'ailleurs pour Ajani l'occasion d'entraîner celle qui était plus ou moins son apprentie à quelque-chose de plus original que ce qu'ils faisaient au quotidien. C'est ainsi qu'ils avaient quitté l'Eglise aux Corneilles d'un pas tranquille - les mouvements brusques tiraient encore le corps du lion blanc, qui avait été bien amoché lors du combat contre la créature qui avait tué Hannah. Le seul détail étonnant était le bandeau que portait la jeune louve ailée sur les yeux. En effet, l'entraînement du jour était le suivant : elle devait les emmener les yeux bandés jusqu'à la frontière des Lazulis, usant de ses autres sens que la vue pour cela. Il ne savait trop si c'était là un exercice très académique, ni s'il était un bon mentor, mais au moins ce ne serait peut-être pas complètement inutile.

Rhaegar

Angoisse, colère, nervosité. Son cœur battait fort dans sa poitrine épaisse, lui qui avait pourtant réussi à calmer sa colère ces dernières lunes. Comme un lion en cage, il trottait d'un pas rythmé le long du dôme sans interruption, faisant des vas et viens agaçant pour quiconque l'observait. S'il avait le malheur de s'arrêter pour prendre du répit, il se déchaînerait probablement une fois de plus sur cette barrière divine. En réalité, il était terriblement inquiet et ce sentiment le rongeait chaque jour un peu plus. Il se sentait impuissant, démuni et cette course soutenue lui permettait d'évacuer ses tourments. Ses yeux vairons fixaient inlassablement ce paysage inaccessible à la recherche d'un visage familier, un doux minois innocent encadré par quelques mèches carmin et des grands yeux ambrés : Mildred.

Sa petite sœur avait réussi à franchir le dôme dans des circonstances totalement mystérieuses et avait disparu avec des Etelkrus. Lorsqu'il l'avait annoncé à Anianka, la prêtresse avait hurlé de colère et s'était déchaînée sur un pauvre tronc mort. Depuis ce jour, il ne l'avait plus revu et avait consacré ses journées à surveiller le dôme. D'abord Akira, Méridor qui s'était révolté contre elle, puis maintenant Mildred qui était prisonnière de la meute qu'elle haïssait le plus. Et le pire dans cette tragédie c'est qu'ils étaient dans l'incapacité d'agir, ils étaient enchaînés et condamnés à regarder cette enfant disparaître.

Quelque chose bougea et il ralentit le pas pour mieux observer. Les yeux plissés, il n'y voyait pas grand chose à cette distance. Il s'agita de droite à gauche avec impatience, jusqu'à ce qu'une silhouette se démarqua et il se figea, oreilles et échine dressées. Plus ils avançaient et plus ses soupçons étaient vérifiés.
Ajani.

Leur expédition commença calmement. Les yeux bandés, Moineau avançait à un train de sénateur qui allait parfaitement à l'apprenti Oracle encore en semi-convalescence. Ses muscles s'échauffaient progressivement alors qu'il progressaient à petits pas, la jeune louve en tête, suivie par son mentor et le Couturier, qui marchaient quasiment côtes à côtes. Ce dernier exprima à voix haute les pensées qui avaient plus ou moins traversé l'esprit d'Ajani lorsqu'il avait organisé cette patrouille, aussi ne put-il qu'acquiescer et répondre de son timbre grave :

"Peut-être Yurai nous aidera-t-elle à résoudre ce mystère. On dit que ce dôme a la couleur d'un dieu. Cela ne saurait être de bon augure pour les Lazulis."

C'était Volstein qui lui avait donné cette dernière information. Le vert était la couleur du dieu appelé le Raptor, dieu de la vivacité d'esprit et de l'intelligence. Cela n'avait peut-être aucun lien, bien-sûr, mais dans une réflexion complète il ne fallait écarter aucune piste. De fil en aiguille, il lui avait révélé que leur famille avait une sorte de lien avec cette divinité-là, puisque nombre de ses ancêtres avaient prétendu avec succès au glowstick émeraude. Ajani ne savait pas trop si l'Oracle aimait lui parler de leur famille, aussi n'osait-il poser que peu de questions à la fois. Beaucoup d'entre eux étaient morts ou avaient disparu, et si le jeune lion n'avait connu d'eux que des noms, c'était bien loin d'être le cas de son congénère plus âgé.

La vois de Moineau résonna au-devant et le tira de ses pensées. De quelques pas lourds, il revint à sa hauteur, les oreilles redressées. Sa question le surprit. Généralement, les autres loups demandaient plutôt - en une question réthorique qui servait à en amener d'autres - s'il venait de chez les pirates, pas de chez les Lazulis. Comment pouvait-elle le savoir ? Il ne se souvenait pas le lui avoir dit. Ni l'avoir dit à quiconque ici, en vérité, à l'exception de Volstein, qui connaissait mieux que lui ses origines et ascendants.

"Ta mère portait en effet l'odeur de la meute Lazuli." Répondit-il doucement. "Il serait sans doute hâtif de notre part d'en déduire qu'elle faisait partie de leur groupe. Les histoires sont parfois plus complexes que ce que leur surface nous laisse supposer..."

Sa voix se suspendit, alors que ses yeux s'accrochaient en apparence au dôme vert duquel ils approchaient maintenant à grands pas. Encore quelques foulées, et ils seraient à même de le toucher, de découvrir enfin quelle était cette étrange barrière lumineuse qui isolait l'un des clans des autres. Mais ce n'était pas cela que le lion blanc regardait, pas exactement. Ses prunelles avaient traversé cette paroi magique pour attraper une silhouette qui se trouvait de l'autre côté, et dont la vision lui fit manquer un battement de coeur. Une part de lui-même voulait l'exhorter à la raison, attendre qu'ils soient plus près pour s'assurer qu'il s'agissait bien de lui, mais une autre lui criait qu'il s'agissait d'une évidence, qu'il était bel et bien là, bien vivant.
Rhaegar.

Sa silhouette légèrement boiteuse et surtout ornée de bien plus nombreuses cicatrices qu'à leur dernière rencontre se redressa inconsciemment, alors qu'il s'avançait vers le dôme, les yeux vissé sur l'épaisse silhouette qui se trouvait de l'autre côté. Chacun de ses pas lui confirmait un peu plus ce dont il était certain. Il ne savait trop quoi exprimer comme émotion, incapable de lire sur le visage de son ancien camarade de fugue à la distance à laquelle il se trouvait. Il s'arrêta, la truffe frôlant la paroi magique. Il ne pouvait pas sentir son odeur, mais sa vue lui suffisait. L'Ours Noir était là.

Rhaegar

Immobiles de part et d'autre de cette gigantesque barrière, les deux bêtes se dévisageaient avec intensité, comme deux gros lions près à se bondir dessus. Sa poitrine gonflait à vue d'oeil tant il sentait la pression bouillir en lui. Droit comme un pic sur ses quatre pattes, les muscles tendus et la tête basse, seuls ses yeux nouvellement vairons étaient relevés vers le lion blanc. Lui et rien que lui, il était la cible de son regard foudroyant, de son souffle long, des grondements qui s'intensifiaient dans sa gorge. Les secondes passèrent, puis les minutes, comme si à travers ce long échange de regard un combat sanglant éclatait entre ces deux êtres opposés.
Il était le responsable de tout ce désordre, il était le traître qui avait osé le poignarder dans le dos.

Un sourire carnassier se dessina cruellement sur son large visage dont les cicatrices marquaient la souffrance et l'acharnement. C'est avec inquiétude qu'on pouvait observer la ressemblance sinistre et malveillante de son père biologique se dessiner sur ses traits. Il n'était plus l'adolescent naïf à l'humeur instable, il avait grandi, il était devenu la bête dans toute sa splendeur. Son imposante dentition mise à nue, il attendait avec une patience presque effrayante derrière le dôme. Il était pris au piège, fort heureusement pour le lion blanc, mais le moment venu il n'y aurait plus rien pour retarder l'inévitable.
Il était si absorbé par le pirate qu'il n'avait même remarqué le passage d'un bout à l'autre de la jeune gamine qui l'accompagnait. Son odeur étrangère n'échappa pas au Lazuli qui lâcha difficilement le lion des yeux pour poser son œil maudit sur elle avec stupéfaction.

Comment tu as fait ça ? Tu peux recommencer ? Interrogea-t-il un peu brusquement avec sa grosse voix, s'approchant d'elle pour l'observer comme une chose mystérieuse.

Il était si nerveux qu'il en avait oublié les bonnes marnières. Gloriel serait vraiment furieux si il voyait ça.. Lui qui avait travaillé longtemps pour lui apprendre la politesse et l'éloquence.

Durant de longs instants, les deux fauves se dévisagèrent. Le regard froid du blanc nota cette étrange couleur, difficile à distinguer à travers la barrière de lumière, qui s'était emparée de l'oeil gauche de l'ours. Mais son autre prunelle, flamboyante, était telle qu'il s'en rappelait. Tout comme lui, Rhaegar avait grandi, grossi, était devenu un monstre de fourrure et de muscles qui paraissait presque trop lourd à porter pour un corps de mortel. Tout comme lui, sa silhouette avait été usée par des coups dont il ignorait l'origine, qui avaient dessiné des traces indélébiles sur son pelage sombre. Tout comme lui, il avait laissé l'enfance très loin derrière lui.
Mais contrairement à lui, il ne paraissait pas du tout être heureux de le revoir.

Durant un instant, très bref, il y eut comme une lueur dans les yeux d'Ajani. Mais celle lumière fut étouffée aussitôt qu'il distingua l'expression du visage de Rhaegar, son expression, le grondement qui faisait vibrer l'épais pelage de sa gorge et ses babines. Il n'y lu pas la surprise, il n'y lu pas de joie. Seulement de la colère. Seulement de la haine. Il plissa légèrement les yeux, son échine se hérissant imperceptiblement par réflexe tandis qu'il redressait la queue, comme s'il sentait même à travers ce dôme la tension qui régnait, les éclairs que lui envoyaient le regard de l'ours noir. Cela faisait deux ans, deux ans qu'ils s'étaient vus pour la dernière fois, au sommet de Morne-Oeil. Il avait précieusement gardé ce souvenir, sachant qu'il ne pouvait sortir des terres Nakhus durant son apprentissage sans prendre de trop gros risques, en espérant voir arriver ce jour. Mais maintenant qu'il était devant lui, les retrouvailles avaient un goût amer. Que s'était-il passé ? Pourquoi brûlait dans le coeur de Rhaegar et dans ses yeux ce brasier impossible à contenir ? Un éclair interrogateur passa dans les prunelles du blanc.

Deux choses eurent alors lieu simultanément, ramenant Ajani à la réalité. Il vit les yeux de Rhaegar se détourner, et Raison s'exclamer quelque-chose qu'il dut voir pour le croire. Moineau avait traversé la dôme. La petite silhouette ailée, auprès d'eux un instant auparavant, était désormais de l'autre côté de la barrière. Interloqué, il resta immobile un instant. Comment était-ce possible ? Le dôme était infranchissable, c'était bien la seule chose dont l'on était vraiment sûrs à son propos. Alors de quelle manière sa protégée était-elle parvenue à le franchir ? Il s'en voulut d'avoir détourné le regard un instant, car il ignorait complèment ce qui s'était passé. Raison lui posa l'absurde question de savoir s'il s'agissait de leur entraînement - ce qui n'avait pas vraiment de sens - mais il ne répondit pas. Comme les deux autres mâles, il bondit à l'endroit le plus proche de celui où elle était visiblement passée et donna un coup d'épaule dans le voile de lumière.

La douleur lui arracha un grondement, tout comme la frustration. Il vit Rhaegar s'approcha d'elle, moins prédateur qu'habité par la surprise. Visiblement, lui non plus n'était pas au courant qu'il était possible de franchir cete barrière.

"Comment a-t-elle fait ?" Souffla-t-il, puis en se tournant vers Raison. "Est-ce que tu as vu quelque-chose ? A-t-elle utilisé une magie ? La force ?"

Il tourna à nouveau la tête vers les terres lazulis, où se trouvaient les silhouettes de Moineau et de l'Ours Noir. Un frémissement parcourut son échine, sans qu'il ne puisse en identifier la cause exacte. Il se maudit pour cet instant d'inattention, et cette idée bizare de faire un entraînement au pistage les yeux bandés. Maintenant il était piégé, il ne pouvait chercher le regard de la petite louve avant qu'il ne soit trop tard, lui indiquer de refaire le chemin inverse. Est-ce qu'il était condamné à prendre toujours les mauvaises décisions ?

Rhaegar

Il releva un peu plus la tête pour toiser la femelle d'un regard qui se voulait inquisiteur. Elle se débarrassa de son bandeau et il put croiser ses prunelles violacées avec surprise. Elle ressemblait pas aux loups qu'il avait l'habitude de voir, elle avait des ailes et.. Il plissa les yeux un court instant, analysant les marquages qui luisaient sur sa poitrine. Un sentiment étrange de déjà vu le laissa silencieux et méfiant. Elle l'intriguait plus qu'il ne l'admettait.

Ses yeux vairons se tournèrent sur la barrière avec plus de sévérité. Le lion blanc s'acharnait dessus, comme lui l'avait fait lorsque sa petite sœur avait disparu derrière.. Un sourire moqueur habilla les babines du loup sombre. Elle était de son côté maintenant, il pouvait faire ce qu'il voulait d'elle et le lion blanc serait condamné à regarder, impuissant. Cette idée lui procura une joie un peu trop sadique, qu'il enterra bien au fond de ses pensées.

Le jappement de l'hybride le fit dresser l'échine et il tourna d'un coup sec le museau vers elle. Il s'approcha de quelques pas, ses yeux luisant de désir d'en savoir plus.

Une porte ? Tu peux l'ouvrir ? Questionna-t-il en essayant de toucher le dôme à son tour, ses yeux intrigués allant de la barrière à l'étrangère ailée.

Mildred aurait donc vu cette porte elle aussi ? Pourquoi ne pouvait-il pas la voir lui ? Il fallait qu'il garde son calme. Cette hybride semblait avoir un don, il fallait surtout pas qu'il l'effraie ou qu'elle s'échappe, elle pouvait être d'une aide précieuse.

Ses yeux fins se plissèrent davantage encore lorsqu'elle lui posa des questions. Pourquoi voudraient-ils les aider ? Qui était-elle au juste ? Une pirate ? Son père, c'était le loup à côté du lion blanc ? Il souffla par le nez, reculant d'un pas pour prendre une certaine distance. Son regard devint plus hostile. Ils étaient des amis du traître, du parjure qui avait causé ce désastre. Si il y a bien une chose qu'il avait appris à l'extérieur de ce dôme, c'est de ne faire confiance à personne.

Cette barrière a été créée par Mido, le dieu Raptor.  Répondit-il simplement sans en dire trop, son regard alla brièvement sur le lion blanc et son ami.

Qui es-tu et d'où viens-tu ?

Ajani s'efforça d'inspirer profondément pour s'exhorter au calme, alors que ses prunelles allaient de Raison aux silhouettes derrière le voile magique. Le Couturier était visiblement aussi désemparé que lui - et l'exprimait d'ailleurs avec de bien plus nombreux mots - et il tenta lui aussi de toucher de la patte pour trouver une faille, en vain. Ce n'était pas pour rien si cette barrière avait été désignée infranchissable. Aucun loup de leur connaissance n'avait en effet réussi à la passer, par quelque moyen que ce soit. Et Moineau n'avait même pas encore de glowstick qui lui aurait éventuellement accordé un tel don - mais alors Yurai aurait été extrêmement généreuse... ou malicieuse.

"Peut-être qu'il suffisait de ne rien y voir, de fermer les yeux ?" Suggéra un peu au hasard l'apprenti Oracle

C'était bien trop simple, bien-sûr, mais c'était la seule piste qu'il avait pour le moment. Ses yeux revinrent sur Rhaegar et sa protégée, et il lut sur le museau de l'Ours l'ombre d'un sourire moqueur. Sa vision n'était pas très nette à travers le mur qui floutait ses traits, mais il fut persuadé que l'autre dardait sur lui un regard qui n'avait rien de bienveillant. Quelle frustration c'était pour lui d'être ainsi si proche mais complètement séparé. Il ne pouvait pas comprendre ce que voulait dire ce sourire, cette expression qui lui aurait presque donné un frisson tant elle semblai dépourvue de la moindre bonne intention. Dans un élan désespéré, Ajani ferma les yeux, et tenta de s'avancer vers le dôme à son tour.

Mais avant qu'il n'atteigne la paroi, un flash. Sur ses rétines s'imprime une image rouge sang. Un vaste paysage bien trop familier, surgi de jours qu'il aurait mieux aimé complètement oublier. Avec un sursaut, il recula d'un pas et ouvrit le syeux. Mais l'image ne disparut pas. Il n'y avait devant lui qu'une vaste étendue glacée, un ciel sans soleil. Son coeur accéléra alors que ses pupilles se dilataient, tandis que la peur terrible de voir surgir d'un coin la Bête tordait ses pensées. Figé, il resta ainsi tétanisé, jusqu'à ce que cette vision ne disparaisse. Il lui semblait que cela avait duré de longues minutes, mais il ne s'était écoulé qu'un court instant. Devant lui, Raison s'approchait du dôme et lui posait une question. Il mit un instant avant de reprendre complètement pied dans la réalité pour répondre :

"Oui... Oui je le connais. Il s'appelle Rhaegar." Souffla-t-il d'une voix blanche. "Aux dernières nouvelles il n'était pas de leur haute hiérarchie... Mais ce sont de vieilles nouvelles."

Il déglutit, tâchant de reprendre contenance. Ce n'était pas la première fois, depuis l'accident avec Moineau, Kerguelen et Daez, qu'il revivait des passages brefs dans cet endroit terrifiant. Cela le prenait parfois, sans qu'il ne puisse le prédire, et il se trouvait à chaque fois empli d'une panique impossible à maîtriser. Il haïssait ces moments-là, surtout car il ne savait pas comment les combattre. Il ne savait pas quand les attendre, et était toujours pris par surprise.
Comme maintenant.

Il chercha le regard de Moineau, sans oser répondre à son signe d'affection immédiatement. Le souvenir du Rhaegar qu'il avait rencontré deux années auparavant résistait face au doute qui s'instillait lentement dans son esprit. Avait-il tant changé ? Etait-ce ce dôme, qui les rendait fou ? Il passa à nouveau la langue sur ses babines, les oreilles rabattues, et répondit à son camarade :

"Oui, peut-être qu'elle pourrait... faire la même chose pour revenir. Peut-être est-ce un signe de Yurai, pour que nous puissions aider les Lazulis."

Il était bon de se raccrocher à cette idée, parce qu'il était complètement perdu. Si ce n'était pas cela, quel sens pouvait-ce avoir ? On avait décrété le dôme infranchissable, mais sur la parole de combien de loups ? Etait-ce parce que Moineauportait en elle du sang lazuli ? Non, sinon lui aussi aurait pu passer, puisque sa mère était lazuli. Il s'approcha du dôme, aussi proche que possible sans s'écraser la truffe contre sa paroi infranchissable, et articula pour Rhaegar :

"Nous venons aider ! Qui a fait ça ?"

Il caressait l'espoir d'une collaboration pour comprendre ce qui se passait et faire ressortir Moineau. Peut-être même pouvaient-ils libérer l'Ours Noir avec elle ? L'image de son sourire moqueur fut balayée de l'esprit du lion blanc par une vague d'espoir et de détermination. Peut-être qu'ne conjuguant leurs forces, ils parviendraient à quelque-chose. Il lança un regard qui se voulait rassurant à sa protégée, avec un hochement de tête. Ils trouveraient une solution. Puis il se tourna vers Raison et lança :

"Si tes ailes te permettent de voler, peut-être peux-tu... traverser avec, comme Moineau ? Ou voler au-dessus de cette barrière ?"