Rouge orage ✠ Justice

Dans le ciel vibraient les éclairs.

Les gouttes s'abattaient lourdement de part et d'autres, descendant en cascade le long des roches.

Dans la nuit résonnaient les coups de tonnerres.

Et leur écho roulant dans l'orage déferlait sur les montagnes, animant d'une respiration rauque les ravins escarpés.

Dans ses entrailles brûlait un Lien.

Qui sur sa corde tirait encore et encore, le menant droit devant.
Il ne savait réellement à quoi s'attendre, si ce n'est qu'il croyait au moins comprendre. Il avait ressenti une sensation similaire, ce jour-là, au fur et à mesure qu'il s'éloignait de cette plage. A l'issu de ces heures sombres passées dans l'Enfer rouge, il n'avait rien gagné de plus que davantage de perplexité sur le monde qui l'entourait, quelques balafres supplémentaires, des parasites teigneux et la satisfaction d'avoir mis à bas l'abomination qui avait tenté de faire d'eux des prisonniers.
Et il avait gagné ces Liens, également. Ce sixième sens qui jour et nuit le narguait, fourmillant au fond de lui comme une armée de ces parasites grouillant.
C'était dérangeant, pour lui qui ne s'était jamais senti lié à autre chose qu'à sa prison souterraine et qui avait eu la satisfaction de briser ses chaînes. Alors qu'il touchait de nouveau à un certain vent de liberté, voilà qu'il se retrouvait de nouveau concerné par le sort de quasi inconnus. Comme s'il ne pourrait plus jamais oublier ces loups et louves qui comme lui avaient foulé le sol malade de l'autre dimension.

Et il avait beau avoir passé le plus clair de son temps depuis les évènements retranché dans les montagnes, s'y étant réfugié pour une retraite isolée après que la route de l'autre loup noir et la sienne se soient séparées, il sentait qu'il ne pouvait plus ignorer à jamais ce qui se tramait.
Un éclair brisant la nuit l'avait arraché à un sommeil teinté d'un rouge sanglant. Dehors, les nuages crachaient leur haine sur les mortels, déversant la lourde pluie diluvienne qui s'était accumulée depuis tant de jours.
C'était le pire temps pour s'aventurer dehors, sur les parois glissantes.
Pourtant, Justice se retrouvait à bondir de rochers en rochers, ses yeux crépusculaires verrouillés vers l'avant sur un but invisible.

Car l'un d'Eux était proche.

La foudre striait régulièrement le ciel nocturne de zébrures agressives, illuminant sa course dans un rythme stroboscopique.
N'avait-il pas accompli son but ? N'avait-il pas fait sa part en abattant cette créature ?
N'avait-il pas rendu justice ?
Son esprit aspirant au repos et à une tranquillité méritée lui avaient crié que oui.
Son corps agité et tiraillé de toute part lui avait crié que non.

Quelque part la présence de tous ces êtres se rappelait à lui, incrustée à lui comme une tumeur et si l'ignorer ne fonctionnait pas, il lui faudrait alors y trouver un sens et s'il le pouvait, un moyen de couper ces Liens. Car Justice tenait à sa liberté sauvagement gagnée, et Justice ne devait plus rien à aucun d'entre eux.

Le sol était traître sous ses pattes, détrempé et glissant sous les griffes d'argent. Mais prudemment et avec l'expertise des lieux qu'il avait gagné en s'y établissant depuis tant de mois, il joua avec le vide des ravines qu'il franchissait et les rafales de vent qui résistaient face à lui. Le souvenir de sa chute lors d'une tempête ayant déclenché un éboulement restait frais. Il avait été insouciant et imprudent.
Il ne ferait pas la même erreur deux fois.

Le ciel tonna à nouveau, lançant un avertissement sonore à toute âme se trouvant en-dehors. Il n'était pas le seul, puisqu'en même temps qu'il se rapprochait d'un plateau à découvert, proche des sommets, il sentait qu'il se rapprochait.
Un éclair cingla, et d'un seul coup le Lien ne fut plus.

Justice s'immobilisa, haletant sous la pluie, ses oreilles dressées vers l'avant. Écoutant à travers le concert des gouttes et des roulements. Il leva lentement la tête vers le ciel, laissant l'air humide et froid emplir sa truffe. L'eau gorgeant son pelage court le fit frissonner. L'hiver s'installait, glacial et prenant. Il n'aurait pas du être ici. Et la raison qui l'avait mené en ce lieu venait de disparaître, soulevant en une fraction de seconde une vague de questions supplémentaires.
Pourtant, il ne rebroussa pas chemin pour recouvrer la sécurité rudimentaire de sa grotte. Car mêlée à l'humidité ambiante, aux effluves de la roche délavée et à la lourdeur de l'air, l'odeur du sang flottait, reconnaissable entre toutes. Ses paupières se plissèrent, et d'une impulsion sur ses postérieurs il repartit de l'avant.

Quand il sut qu'il était proche, le ciel nocturne se teintait déjà d'un rouge violacé annonciateur de l'aube. La pluie ne s'était pas tarie et seule la fréquence des éclairs avait diminué, les détonations restantes ne perdant pas pour autant en puissance. Le fumet métallique de l'hémoglobine s'amplifiait. La pente était raide mais il devinait déjà le plateau qui en débouchait à son apogée.
Et comme un écho qui se réverbéra dans ses os, un pincement indolore qui caressa ses entrailles, le souvenir s'effaçant déjà d'un Lien qui fut brisé récemment remua en lui. Le spectre fantomatique de sa présence disparaîtrait bientôt, non sans s'être une dernière fois rappelé à lui, et il sut que c'était ici qu'il découvrirait la raison de cette brusque coupure.
Bien qu'au fond, il sache déjà.

Il n'eut à longer le bord de la falaise que sur quelques pas avant que ses yeux ne tombent finalement sur ce qu'il cherchait.
Immobile et brisé, sa fourrure sombre gorgée d'eau et de sang, le cadavre mutilé de la louve qui s'était tant acharnée sur la Bête gisait en contre-bas des falaises, sa chevelure écarlate tombant en cascade dans une harmonie macabre avec la scène teintée de rouge et de noir. Penché par-dessus le rebord, Justice observa sans ciller et sans se détourner de longues secondes durant celle qui fut la porteuse d'un Lien, et celle qui désormais n'était plus rien. Et si certains se seraient reculés pour échapper au triste spectacle, ses yeux froids bien trop habitués à la banalité de la Mort restaient délicatement posés sur la louve déchue, oiseau de proie s'étant laissée frapper par les éclairs. Elle n'était qu'un corps de plus s'ajoutant à la pile de ceux qu'il avait pu contempler depuis l'âge le plus tendre. Il ne la connaissait pas. Il ne lui devait rien, et son existence en premier lieu lui importait peu.

Pourtant elle n'était pas tombée seule. Sans qu'il ne sache réellement pourquoi, un sentiment de questionnement prit forme en son cœur, naissant d'une vie passée à accepter sous silence que les autres autour de lui tombent sous les crocs des autres, des plus puissants, des oppresseurs. Ici pourtant, cela avait semblé différent; d'une certaine manière. Alors pourquoi elle ?
Sans un mot, Justice se détourna de la louve et de ses plumes éparpillées. Silencieusement, la truffe au ras du sol, il inspira l'odeur d'un autre sang, une autre louve ayant livré bataille contre celle-ci sur ce plateau livré aux vents et à la tempêtes. Une arène sous le regard des Dieux.
Silencieusement toujours et sans un regard en arrière, il s'élança sur la trace sanglante et odorante qu'avait laissée l'adversaire victorieuse.

Elle ne fut pas longue à retrouver.

Elle titubait presque, à devoir porter sur sa carrure si étrangement petite le poids de l'eau et de ses blessure. Sa chevelure bleue collait à un visage que le sang envahissait, les traits du visage étaient durs et tirés. Elle marchait de l'avant, déterminée; mais sa trajectoire ne faisait aucun sens.
Elle n'avait pas besoin de porter d'artefact lumineux pour que Justice comprenne d'où elle venait, aux nombreux fumets qui s'accrochaient encore à son poil pourtant trempé. La petite louve était venue accomplir sa besogne, mais ne trouvait plus le chemin pour rentrer chez elle.
Serpentant comme une ombre, Justice suivait dans son sillage, observant chaque geste qu'elle faisait, chaque mouvement de son corps, analysant cette inattendue guerrière -si petite, qui avait pourtant vaincu une louve dont il avait pu être témoin de l'agressivité.

Et c'était avant tout de la curiosité, qui motivait ses gestes à lui et le poussait à silencieusement épauler la louve de clan.

Mais le cliquetis de ses griffes métalliques ne faisait pas de lui la plus discrète des ombres.

Elle s'immobilisa, se dressa, laissa un grondement belliqueux franchir la muraille de ses crocs. C'était d'un œil surpris et presque admiratif qu'il la contemplait désormais, cette louve si petite, si bleue, mais si vigoureuse. Elle était sans le moindre doute d'un intérêt certain.
De quelques bonds souples, il passa sur son côté à bonne distance de ses crocs, ne désirant pas tout de suite la voir fondre vers lui mais ne se souciant plus de dévoiler sa position. Il vint se placer en travers de son chemin, plusieurs mètres en avant.
Droit et immobile, lui aussi. Mais là où elle montrait ses crocs encore ruisselant du sang de son ennemie, il restait parfaitement inébranlable.

Elle était aussi électrique que l'air qui les enveloppait.

Plusieurs instants passèrent dans un silence seulement brisé par le déluge toujours cinglant avant que seuls deux mots ne franchissent ses lèvres.

— Pourquoi elle ?

La voix grave était froide et acérée comme la tranche de ses griffes. Lisse et impitoyable, mais dénuée de jugement.
Si la Petite Reine avait pu le voir, elle aurait pu distinguer l'inclinaison de sa tête légèrement penchée sur le côté, pareil à celle d'un jeune chiot ne demandant qu'à comprendre.

Il y avait quelque chose d’étrange avec ses pupilles.
Dans la façon dont la lumière semblait s’y refléter avec une anormale pâleur. Dans les mouvements erratiques de ses pupilles qui cherchaient mais ne s’arrêtaient jamais sur la cible. Dans le voile qui en couvrait d’ailleurs la noirceur, la rendant légèrement... Laiteuse.
En revanche ses oreilles évidées pivotaient avec une rare justesse, traquant le moindre des sons. Si la louve ne semblait pas correctement voir le monde qui l’entourait, elle n’en était pas pour autant déroutée. Elle se tenait droite, sans faillir -pourtant il voyait bien ses efforts pour paraître plus grande, elle qui était si anormalement petite. Car Justice voyait les moindres détails. Il aurait pu compter chacun de ses crocs, tous découverts à son égard.

Elle laissa flotter ses mots dans l’air vibrant d’orage, ne lui répondant pas d’emblée. Et bien qu’elle ne puisse voir il se sentit scruté, lui aussi -de cette même façon qu’il avait de parcourir chaque centimètre du corps de ceux dont il croisait le chemin.
Lui aussi restait droit, immobile, statique face à la guerrière, la meurtrière. Son souffle régulier décorait l’atmosphère glaciale de volutes délicates, se frayant un chemin pour se déployer dans l’air même si le temps lui paraissait suspendu.

— Parce que ça n’était que justice.

Les mots qu’elle prononça eurent l’effet d’un électrochoc, remontant de ses membres tendus jusqu’à sa nuque et courant tout le long de sa colonne vertébrale.
Imperceptiblement, sa mâchoire se serra et sa respiration devint plus rauque. Une odeur le prit à la gorge, suffocante, comme devenant d’un seul coup bien plus présente alors que pourtant rien n’avait changé autour d’eux.
La sienne.

Chargée de cendres, de suie et poussière.

Il en eut presque envie de tousser, mais il se contint. Autour de lui pourtant, le monde semblait changer -se peignant de couleurs plus sombres encore, occultant les rayons du matin qui se dessinait. Il secoua vivement la tête -d’un côté, puis de l’autre ; chassant la vision. Mais des milliers de doigts enserraient son coeur et ses tripes et semblaient le tirer en arrière et vers le centre de la Terre - là d’où il venait. Le ramener sous terre. L’étouffer.
Ne plus le laisser sortir et s’envoler.
Ses muscles faiblirent sous le poids qui l’accabla. Sur son dos, des morsures se ravivèrent en une flamme brûlante.

Ils surgissent autour de lui, silhouettes sombres et longilignes. Leurs yeux vides sont braqués sur lui, lames qui le poignardent. Ils l’encerclent et sont impitoyables, oh, si impitoyables avec ceux qui ne se conforment pas, loup.
Mais que vas-tu faire ? Vas-tu te dresser contre leurs crocs et contre leurs griffes d’argent ? Car elles brillent et elles te menacent.
Mais tu baisses les yeux, loup, et ce sont les mêmes griffes que tu vois protruder de tes doigts, des doigts tâchés de sang, du même sang qui coule sur ceux que tu abhorres.

Autour de toi, ils rient, et ce monde gris prend une vive teinte carmin.

Il se courba en avant, s’affaissant presque. Mais ne céda pas.

C’est une voix dans les ténèbres qui s’élève. Elle semble être partout autour de lui, elle résonne en échos et rebondit entre les montagnes - pourtant elle vient aussi de l’intérieur et remonte le long de sa gorge.
C’est une voix gutturale et ancestrale, qui vient du coeur en fusion du volcan. C’est une voix sans appel, une voix que l’on ne peut contester.

Et elle clame un nom.

Tu n’étais alors qu’une vierge créature, loup, faible et recroquevillée, un hasard arrivé dans cette vie comme tant d’autres y étaient arrivés, comme tant d’autres en repartiraient.

Mais la voix clame et elle te donne un but.
La voix clame et elle te donne un sens.
La voix clame et du néant qu’est la raison de ton existence elle créé matière.
La voix te donne un nom.

Justice.

Et ce nom résonne dans tes os et intègre chacune de tes fibres, loup, non- Justice.
Tu n’es plus Rien.

Tu es Justice.

• • •

Il haletait quand la voix de la louve le sortit de sa torpeur.
Ses yeux, allés se perdre quelque part dans la roche mouillée à ses pattes, remontèrent lentement vers elle. Il eut l’impression que cela faisait une éternité qu’il était là, que la phrase précédente de la louve avait été prononcée des heures de cela. Pourtant il sut sans ambiguïté que cela ne faisait que quelques secondes en réalité et que le monde autour d’eux n’avait pas changé.

Il était toujours là, et elle aussi -à se toiser mutuellement.

Justice se redressa, un sang redevenu chaud coulant dans ses muscles rigides. Il retrouva sa droite stature, ses hautes oreilles se pointant lui aussi sur la petite louve bleue.
Son regard froid tomba sur une tâche écarlate. Le trophée. La dague de la guerrière noire, qui sous ses yeux avait été récupérée à même les entrailles fumantes de la Bête.
Bête qu’il avait tuée car cela aussi, ce n’était que justice.
Un frisson hérissa son échine. Tous deux restaient immobiles et le temps s’étirait en un long fil, tangible et fragile. Il pouvait voir à la tension de ses muscles qu’elle attendait de lui qu’il vienne d’un bond tenter de l’attraper entre ses crocs.
Il se contenta de contracter les articulations de ses doigts, les griffes métalliques crissant sur la roche en un hurlement douloureux. De la vague puissante qui l’avait submergé comme c’était parfois le cas -mais jamais de cette puissance- ne ressortait plus qu’une froide évidence.
On lui avait donné un sens, on lui avait donné un nom.

Ses babines se froncèrent légèrement dans une saccade sous l’impulsion de sa gueule qui s’ouvrit pour enfin répondre à la louve d’une voix rauque, basse, vibrante.

— Je suis Justice.

Sa langue laissa un goût étrange dans le sillon de ce nom prononcé de lui-même pour la première fois depuis bien trop de temps. Un nom qui fusa, libéré, après tant d’années emprisonné. Un goût cuivré et métallique qui lui rappela celui du sang.
Il fit un pas en avant, un pas incomplet et court -seule une patte s’était avancée pour retomber sur une pierre en contrebas dans le tintement de l’argent, balançant le poids de son corps vers l’avant, vers la louve. Il la fixa de plus près encore, s’approchant sans peur de ce corps blessé qui n’était qu’un ressort prêt à lui bondir au museau.
Pourtant ce n’était plus sa préoccupation première, et si la louve avait pu voir ses yeux si étranges, si contrastés, elle aurait constaté que bien que ce soit sur elle qu’ils soient posés, ils semblaient la transpercer et voir plus loin, bien plus loin.

— Devrais-tu mourir aussi ?

Le ton demeurait aussi neutre, aussi froid, les syllabes coupantes comme une lame.
La question était réelle. Serait-ce juste ?
Ses pupilles ne quittaient plus la femelle striée du sang rouge qui collait à ses poils, du sang mort et lourd mais qui refusait de la quitter. La tête du solitaire pivota encore un peu, l’étudiant sans gêne. Ses yeux se plissèrent.

— ...ou faut-il prendre une autre vie ?

Les mots sortaient bel et bien de sa gueule mais une partie de lui ne reconnaissait pas ces paroles s’échappant d’une voix rauque et sèche.
Etait-ce là réellement son rôle ?
Il ne s’était pourtant jamais mêlé des affaires des autres.

Non, bien au contraire. Tu les laissais mourir en silence, te contentant de regarder, flanc contre flanc avec tes geôliers.

Pourtant la sensation pressante contre ses poumons était bien réelle. Un réel poids qui semblait le faire glisser vers l’avant, vers la louve.
Mais il ne fit pas un pas de plus dans ce moment suspendu, flottant dans l’air électrique qui retenait son souffle pour un instant, n’envoyant plus aucun éclair pour illuminer la scène. Lui dévorait la femelle du regard, ne laissant aucun détail lui échapper, mais ce n’était pas une avidité de la nature de celle qui occupait l’esprit de celle qui était Alpha bien qu’il n’en ait aucune idée, non. Justice était bien loin de ces considérations terrestres qui n’auraient pas effleuré le moindre recoin de son esprit.

Sa seule avidité était d’attendre ses mots suivants, ces mots irréels qui l’avaient plongé dans un état autre.
Il avait été si proche de le toucher, de le trouver peut-être.

Le Sens.

La tempête d’émotions était mutuelle.

Les yeux pâles de la louve suivaient des mouvements invisibles, s’orientant sans justesse dans l’espace. Il n’y avait pas eu le moindre fléchissement dans sa première réponse. Elle embrassait la menace de la mort sans crainte.
Sans doute venait-elle justement de danser à ses côtés, à en voir les plaies qui mutilaient ce corps qui tenait pourtant toujours debout. Elle l’intrigue, car sur ces terres-ci il n’avait pas encore vu le visage de la Mort. Chez lui, elle était anonyme et impartiale au début. Ses longs doigts s’étendaient aux individus les plus tendres, cueillis tôt et encore frais de préférence.
Puis par la suite, la Mort avait tendance à se laisser amadouer. Elle s’achetait, elle devenait souple. Si l’on avait su résister à ses assauts juvéniles elle s’éloignait alors de jour en jour, et la Mort finissait par marcher à leurs côtés plutôt que contre eux.

Ils la portaient au bout de leurs crocs et de leurs griffes. Ils l’érigeaient en Maîtresse. On ne la quittait plus jamais, jusqu’à ce qu’elle décide de prendre une pause dans cette cohabitation dangereuse pour se retourner contre l’un de ses alliés.
Malgré ses traitrises, les autres ne lui tournaient jamais le dos pour autant et continuaient à suivre dans son sillon comme si de rien n’était.

Et ici... Ici, comment s’était passée la valse ?

Ses yeux se plissèrent légèrement pour tenter d’en percer la présence. La petite louve avait décidé de ne pas renier la certitude de cette mort. La petite louve avait décidé de la regarder dans les yeux et de ne pas reculer. Pour le moment, elle avait gagné ses faveurs - et la Mort avait servi à ses côtés.
Mais le rapport de force serait éternellement violent, car la Mort ne se laissait jamais dompter pour toujours.
Mais il voyait dans les traits tirés que la petite louve, la vainqueur, le savait. Elle restait sur ses gardes et ne lui faisait pas confiance tout en acceptant sa présence. La petite louve respectait la Mort.

Et en cela, elle différait d’Eux.
Les ombres noires autour de lui, toujours présentes mais diffuses dans le ciel d’orage, ricanèrent un court instant à ses seules oreilles.

— Je n’en avais qu’une à prendre. Elle.

Et en cela aussi, elle n’était pas comme Eux.
S’ils n’avaient pas de limite, elle s’en était mise. C’était peut-être pour cela que la Mort avait été clémente, cette fois-ci. Car elle n’était pas trop gourmande, et qu’elle savait rester raisonnable.
Il pencha de nouveau la tête, légèrement, cherchant toujours à la voir sous un nouvel angle. Il y avait toujours les battements de son coeur, rapides malgré le calme de son corps, qui semblaient vouloir emporter le myocarde bien au-delà des limites de son torse. Il y avait cette sensation de devoir se porter en avant, toujours ce Sens à poursuivre, celui qui peut-être lui dirait pourquoi Lui avait été affublé de ce nom. Car il restait convaincu que rien n’était laissé au hasard. Il sentait qu’il y avait un rôle à jouer.
Mais lequel ?
Il sentait chez la petite louve bleue une forme d’hésitation. De ses yeux crépusculaires qui ne la lâchaient pas il soulevait le moindre pli et tressaillement, car Justice avait toujours su lire les autres, et bien qu’un vaste spectre d’émotions lui soit encore inconnu il y avait quelque chose de primitif et d’universel dans les signaux que l’un et l’autre déployaient, face à face, en confrontation physique sans pourtant se toucher. Probablement était-ce de la même façon qu’une petite louve comme elle s’en sortait si bien, même sans voir.
Ces choses là se sentaient. Ce langage était multi sensoriel et universel.

Alors l’hésitation, il la devinait malgré la certitude apparente des gestes de la louve, malgré l’agressivité de ses babines retroussées, malgré l’éclat intransigeant dans ces yeux autrement vides de fonction, malgré l’hostilité claire et sans détour envers ceux de son espèce.
Il y avait pourtant cette ouverture, cette défaillance. A cette pensée le monde sembla devenir rouge vif un très court instant - un flash éphémère lorsqu’il cligna des yeux. Le monde rouge revenait encore parfois à lui, lui rappelant qu’une fois de plus, il n’était pas réellement libre de marcher sur sa propre voie. Finalement aucun d’eux ne le pouvait réellement.
Il vit ses babines frémir de l’anticipation de parler, entendit presque les rouages s’enclencher dans son esprit pour s’avancer dans la direction incertaine qu’était une conversation avec (i)lui(/i), celui qu’elle n’avait aucune raison de vouloir écouter, celui que pourtant elle laissait se tenir maintenant si proche une fois que chacun d’eux eut fait un pas en avant. Il était merveilleux de constater comme cette communication silencieuse les amenait doucement, naturellement, sur des accords tacites dont ils avaient à peine conscience.
Celui de ne pas se sauter dessus, bien qu’aucun de leurs muscles ne relâche la tension qui les raidissait.

— Comprends-tu la vengeance, toi qui te dis Justice ? Comprendrais-tu si je t'expliquais la mienne ? Contre la voleuse d'enfant. Contre la meurtrière. Contre celle qui profanait les frontières pour agir contre mon peuple.

Les battements de son corps semblaient jouer leur mélodie sur chaque note apportée par ses paroles, tantôt affolés et pressant, tantôt lents et presque flottant.
Il la laissait parler, laissait les mots s’engouffrer en lui, dans ses oreilles droites et abimées. Et il attendait. Attendait cette réaction automatique, cette inspiration venue d’ailleurs, ce souffle qu’il avait senti. Ce souffle qui lui dicterait comment agir, cette Voix qui viendrait résonner en ses tympans pour lui indiquer la marche à suivre, les mots à prononcer.
Mais cela ne venait pas, cela ne venait plus.
C’est donc lui-même qui se répondit, prenant la relève.
Est-ce que tu comprends la vengeance, Justice ?

Son regard se porta un instant vers les cieux qui grondaient, les entourant d’une noirceur menaçante qui retenait néanmoins son souffle pour le moment. Aucun éclair ne semblait décidé à venir interrompre le moment.
Dans son esprit revenaient pêle-mêle les sentiments qui l’animaient parfois dans les heures les plus sombres, les images qui dansaient alors derrière ses paupières closes, imprimées dans sa rétine.
Celles du moment où ses crocs se refermaient sur la jugulaire des oppresseurs quand il ne fuyait plus mais leur faisait face, comme il avait fait face à cette abomination et l’avait abattue. C’était peut-être ainsi, qu’il se voyait faire sa propre justice. Ce qu’elle appelait vengeance. Pourtant ce n’était pas tellement personnel, car lui au moins était vivant.
C’était pour ceux qui avaient été trop jeunes pour grandir. Pour ceux qui avaient été trop faibles pour s’enfuir. Pour ceux que de ses propres crocs il avait tué, portant le poids de leur mort jusqu’à la fin de ses jours.

La tête du solitaire se pencha à nouveau en cette manie régulière qu’il avait d’observer les autres avec la gestuelle d’un jeune chiot, chiot qui portait pourtant le regard lourd et froid d’un assassin. Il fixa le sang lourd qui collait son poil bleu en paquets, continuant de s’écouler des plaies sévères qui striaient son visage. Les mots qu’elle avait prononcé résonnaient dans son esprit durant de longues secondes. Au coeur de ces montagnes, le temps semblait s’étirer bien trop fréquemment en des filaments insaisissables.
Si la louve disait vrai, elle n’avait pas non plus agi pour sa propre personne. Ou du moins, pas seulement. Il y avait du sang d’innocent chez la solitaire noire aux cheveux écarlates. Oh, la petite louve bleue n’était probablement pas sans tâche non plus - mais qui serait-il pour la juger ?
Elle n’avait aucune raison de lui mentir. Certains l’auraient peut-être fait par peur, par tentative de réchapper à une issue incertaine. Mais elle... Elle, elle n’aurait pas peur de se jeter à corps perdu dans la bataille, encore, pour ses convictions et sa dignité.

Un léger soupir s’échappa de sa gueule, se dessinant en une arabesque blanche dans l’air glacial. Pour la première fois depuis de longues minutes il sentit un frisson le saisir, mordant le corps qui s’était senti presque brûlant et maintenant s’apaisait. Autour d’eux la tempête semblait être en train de passer, les nuages se déchirant en plusieurs endroits pour laisser apparaître les couleurs saturées de l’aube.

— Ta vengeance était probablement juste, louve. Mais elle en apportera d’autres.

Quittant le ciel d’orage, ses yeux revinrent se poser sur la vaillante femelle avec lassitude et une certaine mélancolie qu’elle ne pourrait déceler de ses yeux qui ne voyaient plus.

— Tu as choisi de marcher avec la Mort.

Un millier de phrases se pressèrent contre ses crocs, désirant prendre la suite de celle-ci en d’innombrables formulations. Il y aurait eu tant à dire -et rien en même temps, car il voyait qu’au fond, elle savait.
Un rayon de jour vint toucher le sol qui les séparait, diffusant une lueur orangée dans la brume en éclairant d’une nouvelle lueur le sang qui tâchait la louve.

Il avait vu son chemin erratique, remarqué son itinéraire qui n’allait nul part, serpentant d’une manière bien trop hasardeuse pour une louve aux émotions si directes. Pour une louve blessée qui devait vouloir rentrer, qui plus est. Elle hésitait bien trop sur le chemin du retour. L’idée l’avait effleuré avant de se dissiper bien vite - celle de tenter de lui apporter un petit brin d’aide avec ses plaies qui la drainaient de son énergie. Mais Justice avait été élevé pour tuer, et non pas pour soigner. Ses connaissances étaient rudimentaires, seul fruit de ses propres expérimentations. De toute manière, la louve se voulait fière; il pariait qu’elle aurait su mettre la menace de ses crocs à exécution s’il avait seulement tenté de la toucher.
Et comme la louve se voulait fière, elle se voulait aussi forte : elle tiendrait jusqu’à rentrer chez elle.
Et si elle ne tenait pas, et bien... Encore une fois, elle avait choisi de marcher avec la Mort.

Sa voix rauque s’éleva de nouveau.

— L’aube se lève.

Il marqua une pause -juste le temps de laisser sa langue effleurer rapidement ses lèvres et de se décider sur les cartes à jouer.

— Mais tu ne suis pas ses rayons dans la bonne direction.

Les griffes de la patte qu’il souleva raclèrent le sol en un léger crissement. Quant au sourcil qui s’arqua et au léger sourire qui souleva ses babines, c’était encore des détails qui resteraient sans témoin face à elle.
La louve avait beau devoir affronter les conséquences de ses choix, il ne serait pas juste de simplement la laisser disparaître et s’évaporer dans ces montagnes sans fin comme le givre fondait sous l’attaque du soleil.

La voix qui lui répondait était sèche.
La louve était chargée de la même électricité qui secouait ciel et terre. Instable, féroce, imprévisible. Il pouvait presque voir les éclairs qui parcouraient son esprit et son coeur, derrière ces prunelles pâles et abîmées. Et elle semblait hésiter, tout comme l'orage hésitait à poursuivre la course de son ire sur ce monde, se délitant en milles pelotons de nuages dans le ciel mais pourtant grondant toujours faiblement. Comme elle. Elle était un orage, elle aussi. Elle avait beau tomber en morceaux et faiblir, elle restait menaçante, et malgré l'aube qui chassait les ténèbres on savait qu'un jour ou l'autre on en goûterait de nouveau la fureur, quand le roi des nuits et des airs reviendrait secouer la terre de ses foudres.

Alors il l'observait se questionner, il lui laissait le temps. Il ne laissait aucun détail filer hors de sa vue perçante. Le corps droit et toujours vaillant qui s'était retourné après ses mots, comme si elle n'avait d'autre choix que de lui accorder raison. Et l'oreille vide qui s'était retournée, se prêtant à lui quand elle aurait souhaité ne rien lui accorder.
Mais elle ne pouvait pas rentrer chez elle sans la vue, la voilà confrontée à une des rares situations où elle ne pourrait sortir de son handicap. Cela devait être dur, pour elle. D’admettre que pour une fois l’on pouvait être faible. Qu’être une guerrière qui trompait la mort ne faisait pourtant pas d’elle un être invincible. Son regard prit le temps de parcourir le paysage qui se révélait sous de nouvelles teintes moins moroses, des teintes qui échappaient à la petite louve, de la lumière qui venait frapper le sol et la matière pour en dessiner les formes et en éclairer la présence. Il s’amusait à suivre le mouvement de ses oreilles pour tenter de voir ce qu’elle entendait, tous ces sons qui accumulés les uns contre les autres ne pouvaient que d’avantage l’égarer tant ils étaient sauvages, car elle n’appartenait pas à ces terres vastes et libres.
Lui non plus.
Mais il avait eu de nombreux mois pour les parcourir, et il en aura de nombreux autres encore. Il en venait presque à effleurer l’idée qu’aussi désagréable puisse être cette situation, il commençait à suffisamment connaître ces monts et ces sentiers pour que si la lumière décida de quitter ses rétines il puisse tout de même y circuler et s’y repérer.

Toujours s’écoulait le temps et toujours elle semblait renâcler. Lui avait tout son temps, appréciant le frémissement qui venait réchauffer sa peau quand les rayons du jour naissant grignotaient quelques centimètres sur lui.
Enfin un son sortit de sa gorge, et il sut qu’elle avait pris la seule décision qu’elle pouvait prendre. Son regard bicolore revint alors la fixer, quittant le ciel tâché de nuages pour guetter chaque mouvement qui allait l’agiter.

— Peut-être est-il temps pour moi de laisser ma marche avec la Mort, pour la partager avec la Justice. Pour un bout du chemin.

Il pouvait sentir aux aspérités presque palpables de sa voix que faire émerger de tels mots hors de son corps tenu si haut et si défiant était une épreuve. Un autre combat plus discret et moins sanglant qu’elle menait à la suite de l’autre. La phrase lui arrache un rictus qui relève un coin de ses lèvres sur le soupçon d’un croc, sachant qu’une fois encore seul le soleil serait témoin de ses expressions.
Il avait beau se douter de ce qu’elle allait demander, il prit quand même un peu le temps de réfléchir – de la faire un peu languir, à son tour, car lui n’était pas l’un des exécutants de sa meute. D’une certaine manière elle était davantage chez lui que l’inverse, s’étant aventurée en un terrain incertain et traitre sur lequel elle ne pouvait danser seule. Ils se battaient un peu pour avoir chacun un bout de la couronne, finalement ; entre la petite reine bleue qui ne ploierait pas devant le noir solitaire, et celui-ci qui ne prêterait pas allégeance à une meneuse en divagation et resterait prince libre des montagnes. Pour le moment, il avait tout de même le pouvoir… Celui de laisser jouer le destin qui s’amuserait ou non à la ramener chez elle ou à la laisser choir dans un fossé.
Ou celui d’endosser ce rôle à la place d’un maître du jeu invisible et quelque peu joueur.

Cela voudrait dire que la louve devrait lui faudrait lui faire confiance, à lui, une ombre indésirable qu’elle ne pouvait qu’entendre et sentir.

Quelques secondes qu’il laissa encore filer entre ses griffes, avant que finalement émane le son de son corps qui se mettait au mouvement. Tournant le dos au soleil et sautant souplement vers un escalier de roches qui se formait naturellement plus bas et semblait s’enfoncer vers une pente glissante et humide, encore intouchée par la douceur de l’aube, toujours détrempée par la fureur de l’orage.
Au début il ne dit rien, se contentant de marcher d’un pas qui n’était ni vraiment rapide, mais certainement pas lent ; simplement soutenu et rythmé. La louve suivrait. Il ne s’inquiétait pas outre-mesure pour elle. C’était simplement à elle de décider si oui ou non, elle lui accorderait ce morceau de route vers une destination incertaine.

Il savait où la mener, il connaissait leur frontière mieux que celles des autres. Il les côtoyait plus… intimement, et eux les défendait avec une jalousie maladive. Mais les mots de la guerrière aveugle flottaient toujours dans son esprit, les mots qui voulaient épingler leur ressentiment, les mots qui avaient en partie répondu au pourquoi de ce cadavre rouge et noir qui gisait quelque part au bas de l’une de ces innombrables falaises.
Sa voix brisa finalement la monotonie du concert de griffes qui frappaient la roche en cadence.

— Peut-être faut-il lier les deux. Tu disais que ton pacte avec la Mort n’était que Justice, après tout.

La voix était toujours rauque et basse, mais aussi douce et pensive – d’une certaine façon. Une fois encore il lui semblait que des mots et des concepts se pressent dans sa gorge, mais il les retenait, ne savait pas quoi en faire, les laissait se bousculer et se presser pour retomber en arrière dans les profondeurs de son torse et de son esprit.
Un jour viendrait où il trouverait les questions à poser et le chemin menant aux réponses qui y faisaient écho.
En attendant, bribe par bribe, il était condamné à tenter de démêler le sens même de son existence qui en ce moment même était de ramener sur le bon chemin celle qui haïssait ceux comme lui et qui peut-être un jour voudrait pour de bon enfoncer dans sa gorge les crocs dont elle menaçait tant le monde alentour.

Tous deux appréciaient ce silence si rarement brisé sur le chemin du retour.
La guerrière avait vu juste en se laissant aller à un unique sourire ; tout comme lui s'en permettait en sachant qu'elle ne les verrait pas. Il ne se retourna pas une seule fois vers celle qui de meneuse devenait suiveuse, ne serait-ce que pour un court instant caché aux yeux de tous. Il se contentait d'écouter le son régulier de ses pas qui rarement fautaient sur la roche, se contentant de se calquer si impeccablement sur le chemin qu'il ouvrait.
Seule une phrase en réponse à la sienne fut finalement entendue de sa gueule avant que le silence n'étende à nouveau ses ailes feutrées sur l'improbable duo.

Au fur et à mesure qu'ils perdaient en altitude les odeurs qui permettraient à la louve de se retrouver parmi les siens revenaient chatouiller leurs narines, les frontières seraient bientôt proches, la séparation ne tarderait plus. Et chacun pourrait repartir de son côté comme si rien de tout cela avait eu lieu, comme si cette rencontre avait été illusoire, une étrange dérive de l'esprit qui n'aurait du exister.
Mais pas tout à fait.
A en voir le sang qui tâchait le poil bleu elle garderait des cicatrices profondes de l'entrevue avec la sauvage aux cheveux écarlates, et il sera impossible de tirer un trait sur ce que tous deux partageaient désormais. Leur brève mais bénéfique entrevue resterait gravé au fond de leurs mémoires.
Le sol était désormais presque plat. Facile et praticable. Il en voyait presque les frontières invisibles tant elles étaient proches d'eux désormais. La brise matinale, fraîche et porteuse des odeurs humides et électriques de l'orage passé, se leva dans son dos et envoya un frisson dans son dos. Même au bas des montagnes l'hiver restait mordant.

Il sut qu'ils avaient raccroché les deux morceaux de chemin lorsqu'elle cessa d'emboîter ses pas et leva une nouvelle fois la voix.

— Je te devrais quelque chose, tu le sais.

Il continua sa route de quelques pas - mais en amorçant déjà le demi-tour de sorte à se retrouver face à la louve, le corps pointant de nouveau dans la direction des montagnes qu'il regagnerait quand elle disparaîtrait derrière les rocs de la vallée.
Il prit alors le temps de l'observer sous cette nouvelle lumière en ce nouveau lieu durant quelques secondes tandis que tous deux étaient immobiles. Les lumières de l'aube dessinaient un contour vif sur sa silhouette et la proximité de son territoire ici-bas lui rendait davantage de sa prestance. Elle n'avait jamais cessé de se tenir droite mais ici on la sentait davantage sereine.
Lui n'avait pas idée qu'il s'agissait de nulle autre que de l'Alpha elle-même, il pressentait seulement son importance et le rôle que plus tard elle aurait à jouer. Il ne pouvait voir de couronne sur sa tête mais la devinait presque.
Car peu de loups lambdas auraient eu l'arrogance d'aller dénicher une autre guerrière en terre inconnue et sans posséder la vue, peu s'en seraient sortis vivants en ayant l'audace de regarder l'ennemi qui avait suivi droit dans les yeux tous crocs dehors, et moins encore seraient parvenus à revenir ensuite.
Il tourna la tête brièvement pour brosser du regard les frontières qui n'étaient plus qu'à quelques mètres, ces lignes invisibles qu'il frôlait si souvent. Ils étaient si proches. Si des patrouilles étaient déjà proches et éveillées, ils pourraient peut-être déjà sentir leur odeur.
Il ne se pressa pas pour autant.

— Seul le temps nous dira ce dont il s'agira.

Ses yeux mordorés revinrent sur la petite louve bleue.
Puis il repartit dans la direction par laquelle tous deux étaient venus -il serait seul, cette fois. Il la frôla lorsqu'il passa près d'elle, les poils de leurs flancs s'effleurant sans que leurs corps eux-mêmes ne rentrent en contact.

Un jour leurs pas les mèneront à nouveau l'un à l'autre. Il ne pourrait en être autrement.