Elle n'était pas encore tout à fait adolescente, Anita, mais elle s'en approchait à grands pas.
Le temps passe si vite, disaient leurs mamans en les regardant de leurs yeux doux et déjà teintés d'une forme de mélancolie. Déjà leurs enfants n'étaient plus de minuscules êtres, mais des adultes en devenir. Déjà les prémices de l'entraînement commençaient pour certains, les premiers émois, les premières difficultés à surmonter.
Elle-même pensait bientôt se présenter à Tante Pepper pour lui demander son apprentissage. Ses six mois passés, son corps s'allongeait et s'étirait, ses épaules prenaient en muscle et en largeur tandis que le reste de son corps semblait continuer à s'affiner - de plus en plus, elle changeait pour prendre sa future forme d'adulte. Mais il y avait encore du chemin à parcourir. Elle restait une enfant en pleine croissance.

Qui ne passait pas une journée sans prendre de la hauteur sur le monde en grimpant aux arbres ou aux rochers.

Et c'était souvent à la Moere qu'elle se rendait, avec de plus en plus d'autonomie - elle n'avait plus toujours besoin d'être strictement accompagnée, seulement de préciser où elle allait tant qu'il y avait une patrouille dans les parages et d'être de retour pour des heures précises.
Elle était allongée sur une large branche à profiter de la chaleur qui traversait la canopée, ses pattes se balançant au-dessus du vide, quand elle entendit l'écho lointain de pas dans les marécages. Elle se redressa alors - son corps vif passant aux aguets, les oreilles pointant au plus haut et la longue queue se raidissant pour venir rejoindre la branche et ne plus dépasser de la cachette que lui offraient les feuilles de l'arbre. Ses yeux mauves fouillèrent le paysage et son nez se mit à remuer pour localiser le nouvel arrivant.
Quand elle le trouva, un sourire fin se dessina sur ses babines et elle se hissa en position debout, en équilibre sur son promontoir.

De là elle le suivit en silence durant quelques instants, drôle de chauve-souris dissimulée par les arbres, passant délicatement d'une branche à l'autre quand deux arbres se tenaient la main d'un bras étendu, prenant garde à ne pas trop en agiter la parure pour ne pas se révéler. Où allait-il ?
Elle pouvait distinguer sa démarche un peu plus difficile qu'auparavant, le bandage autour de sa patte. Elle aussi avait entendu les rumeurs. Il serait revenu en sale état des Monts Célestes, où il était allé avec Mint et sa mère Bamboo. Sans Bamboo.
Pas grand monde parlait de ce qu'il s'était passé. Quand Anita avait demandé à des adultes, l'un avait détourné le regard et s'était éloigné, l'autre de ses yeux désolés lui avait laissé comprendre qu'elle était trop jeune pour ces choses-là, et le troisième enfin avait marmonné quelque chose qu'elle n'avait pas compris.

Elle arriva au bout de sa branche et se retrouva sans moyen de continuer son chemin aérien. Rassemblant alors ses pattes sous son corps elle sauta à bas de sa cachette en hauteur, atterrissant à côté de Dez.

— Salut, Dez ! Qu'est-ce que tu viens faire ?

Elle s'approcha de lui en étirant ses longues pattes, semblant agrandir à l'infini les courbes de son corps - sans pour autant venir trop près pour le moment. Elle se souvenait qu'il n'avait pas été si à l'aise que ça la première fois -même si quelques temps plus tard dans la même journée ils s'étaient alors trouvés si proche pour confronter ensemble le cauchemar vivant.
Elle remarqua le paquet dans sa gueule et tendit doucement le cou pour approcher sa truffe et le renifler, intriguée -incapable pour autant d'analyser l'odeur de ce qu'il s'y trouvait. Les ultrasons sortaient toujours par réflexe et par intermittence mais elles ne lui apprirent rien de plus, ces ondes qu'elle commençait à peine à apprivoiser et à comprendre. Elle s'entraînait à s'empêcher de les émettre quand elle n'en avait pas besoin mais celles-ci avaient tendance à s'échapper d'elles-mêmes de sa gorge, comme liées à ses autres sens. Ce qui était un peu le cas, finalement. Depuis toute petite elle s'en aidait pour analyser son environnement, mais au fur et à mesure elle réalisait qu'elles ne servaient pas en toutes situations.

Ses yeux curieux firent quelques allers-retours entre le paquet soigneusement tenu et son ami et sa longue queue se mit à se balancer à rythme régulier en de lents allers-retour.

— Qu'est-ce que c'est ?

Sa voix claire s'était réduite à un filet discret qui glissait sur le vent, adoptant le ton du secret. Si tout le monde ne devait pas être au courant -elle était bien placée pour connaître ce genre de situations avec cette fête secrète qui se préparait en partie pour lui, après tout- il pourrait alors porter une voix du même ton pour que les mots ne quittent pas l'enclos qu'ils avaient dessinés.

Son sourire s'agrandit quand il mentionna la raison de sa venue dans les Marais.
Ainsi, Dez aussi s'intéressait à Kiro ? Peut-être avait-il des questions à lui poser, lui aussi ! L'idée lui vint une seconde qu'au rouge de son pelage et en tant que fils de Pepper entraîné dès son plus jeune âge, elle aurait cru le voir se diriger naturellement vers Aka, qui fascinait tant un certain nombre de jeunes de la meute. Axie et Floyd n'avaient déjà d'yeux que pour lui quand Narcy et elle avaient eux choisi de suivre les pas de l'Anaconda - si la recherche d'un Dieu à suivre était pour certains un long chemin tortueux, elle était pour d'autres une évidence, une ligne droite directe qui s'était imposée depuis la naissance.
Peu importait cependant. Dez pouvait bien s'intéresser à la divinité de son choix - c'était même une bonne nouvelle que de se poser la question de sa propre orientation, et l'idée que son ami se mette à réfléchir pour lui-même plutôt que pour suivre un modèle l'enchantait parfaitement.

— Oh, je peux t'emmener ! J'y suis déjà allée ! Il est super, tu verras.

Un bref clin d’œil à son attention - puis d'une souple torsion du corps elle bondit vers la bonne direction et commença à marcher d'une longue et souple foulée, ses pattes s'enfonçant à un rythme tranquille dans le sol spongieux du marais. Dez avait rangé son paquet et la mue qu'il contenait - qu'elle aurait bien aimé voir mais que ça l'embêterait peut-être de déballer, par risque de l'abimer- et museau vers le ciel détaillait les branches hautes qui couvraient une partie du ciel de tous leurs longs doigts tordus.

— Tu t'entrainais dans les arbres ?

Un bref haussement d'épaules secoua son corps. Elle adorait passer du temps dans les hauteurs, est-ce qu'elle s'entraînait pour autant ? L'activité était pour elle toute aussi naturelle que chasser des insectes, jouer avec Alexandrine, s'amuser à marcher en silence en ondulant comme un reptile - tout était un jeu avant d'être entraînement.
L'entraînement, c'était les leçons qu'elle mènerait pour apprendre à se battre selon des règles strictes. L'entraînement, c'était de la compétition.

— Je crois pas. J'adore simplement la sensation du vide sous mes pattes ! Et j'essaye de ne pas faire du bruit pour surprendre les autres.

Comme toi !
Le sourire devint taquin, ses yeux se plissèrent d'un air rieur et sa queue accentua brièvement ses ondulations.

— Je savais pas, que les serpents muaient ! Il est pas avec toi, Serpent ?

Elle tordit son encolure vers l'arrière pour fouiller rapidement les alentours d'un regard curieux mais elle n'aperçut aucune forme souple et noire dans le sillon de l'adolescent.
A moins qu'il ne se cache ?

Tu le fais bien.
Un bref rire ravi résonna autour d'eux en réponse à ce qui ressemblait tant à un compliment de sa part. Elle exécuta une petite pirouette sur elle-même qui souleva une éclaboussure, comme pour souligner qu'il s'agissait bel et bien d'un jeu pour elle, et pour laisser éclater de ce souple mouvement du corps la joie passagère que lui conférait ces simples petits mots.
Elle était entière dans ses émotions, Anita - et elle n'avait pas honte de les exprimer ni ne voyait aucun raison de camoufler sa joie de l'instant présent.
Dez enchaîna alors sur le sujet des serpents et elle l'écouta attentivement, le sourire figé sur les lèvres et une oreille tendue en sa direction tandis que l'autre pivotait pour capter les nombreux sons des marécages - les stridulations des insectes, les clapotis de l'eau trouble et calme, le bruissements des lianes et des larges feuilles, qui tous réunis sonnaient comme une mélodie pour elle.

— J'espère qu'il viendra nous voir alors ! Il doit avoir grandi !

La dernière fois qu'elle avait pu voir le reptile il n'était qu'une petite créature juvénile qui se camouflait dans une fente entre les rochers. Que ça lui plairait de le voir s'épanouir en grand jour dans toute la splendeur de son environnement naturel !

— Tu vois souvent Kiro ?

Elle agita doucement la tête en signe de négation, quelques mèches noires flottant autour de sa tête.

— Oh, non, juste une fois. J'avais une question à lui poser. Il a été très gentil !

Elle ne s'étala pas sur la question dont il s'agissait, elle qui habituellement aurait probablement détaillé le sujet sans même qu'on le lui demande - mais il s'agissait là d'une question qui l'avait concerné, un secret pour le moment encore, tant qu'Alexandrine et elle n'avaient pas encore entièrement décidé quoi faire. Seulement alors serait-il mis au courant.
Elle se dit un instant que la réponse le décevrait peut-être s'il s'était imaginé qu'elle pourrait tout lui dire sur l'Anaconda, à ses yeux pourtant elle s'en sentait déjà si proche - ne l'avoir vu qu'une seule fois quelques temps auparavant n'avait pas diminué en son esprit la marque vive laissée par son souvenir. Elle renchérit alors en se retournant brièvement pour visser son regard dans les yeux rubis de l'adolescent, un rictus taquin sur ses lèvres noires.

— Et il te plaira tu verras ! Il change toujours de forme et il bouge beaucoup.

Pliant soudainement coudes et genoux la jeune louve se mit alors à onduler, encore plus que d'habitude ; s'amusant à marcher en imitant les flexions courbes d'un serpent, s'avançant vers son ami à pas lents et précis. Elle était alors aussi souple qu'une rivière et légère comme l'onde, maîtrisant le poids qu'elle posait sur chaque patte - avec toujours cet éternel éclat rieur dans les yeux et ce frétillement à peine contenu du bout de la queue, trahissant l'excitation joueuse qui motivait ses pas.
Elle acheva sa théâtrale impression de l'Anaconda en quelques pas grotesques et soudainement bien moins délicats qui s'enfoncèrent dans le sol spongieux en un bruit de succion rehaussé d'un soupçon de gouttes de boue et de vase, l'agile serpent devenant lourd crocodile. Si en cet instant le loup devant elle aurait été autre - Narcy, Axie, Floyd ou tant d'autres- Anita aurait probablement bondi sans prévenir, mais Dez, c'était... Dez.
Alors elle fit volte-face et l'effleura à peine de l'un de ses longs poils de queue et reparti sur la route comme si de rien n'était, allant se faufiler sous une épaisse racine qui en éventrant le sol formait une arche d'une drôle d'allure - un raccourci vers l'arbre du Dieu Kiro, qui permettait de s'épargner de longues minutes à slalomer entre les arbres tordus mais impliquait en contrepartie de se mouiller dans une eau trouble et quelque peu odorante.

A peine sortie du tunnel végétal la petite louve se figea, tombant en arrêt, le regard vissé sur un point à la surface de l’eau.
Immobile sur un rocher à peine émergé dans la mare stagnante, une salamandre juvénile au corps tacheté reluisait dans la lumière dorée qui filtrait à travers l’épaisse canopée. Qu’il était rare de les voir ainsi immobiles et de pouvoir les observer !
Anita se plaqua un peu plus au sol, son ventre rasant les berges humides et elle invita Dez à en faire de même d’un léger geste du museau pour ne pas effrayer la petite créature.

— Regarde ! C’est un uron- un urodèle.

Sa voix s’était réduite à un murmure émerveillé, troublant à peine le souffle du vent qui venait rider la surface verdâtre de l’eau.
Elle hésitait parfois encore un peu sur le mot, mais elle l’avait lu dans les livres à images qu’elle empruntait parfois de manière plus ou moins illégale dans l’antre des panseurs, dans lesquels tant d’espèces de plantes et d’animaux étaient répertoriées.
Et désormais la petite louve d’habitude si active ne bougeait plus d’un poil, entièrement captivée par sa découverte.

Et il la rejoignit comme une ombre s'étirant dans le couchant, l'adolescent gris et blanc.
Tous deux se perdirent dans la contemplation active mais silencieuse de la petite créature dont les branchies rouges s'agitaient doucement. La jeune salamandre était encore principalement aquatique à ce stade et ne tarderait probablement pas à se laisser de nouveau couler dans l'eau, aussi était-il important de ne pas perdre une miette du spectacle.
Elle tourna un regard étonné vers Dez quand celui-ci ajouta dans un murmure une information supplémentaire sur l'urodèle, lui qu'elle n'entendait presque jamais parler de lui-même à moins d'y être sollicité, lui dont elle aurait presque oublié la présence en cet instant rare ; et cela lui arracha un sourire.
Ainsi, son intérêt pour les reptiles n'était pas que de façade. Serpent, Kiro, ses mouvements fluides qu'il avait trouvé jolis, le tatouage qui cerclait son oreille - et maintenant l'amphibien, duquel il n'osait plus détacher son regard rubis.
Elle s'attarda quelques instants de plus sur son visage concentré, l'observant sous la lumière nouvelle de cette vie qui semblait soudain percer sous le masque blanc strié de noir.

Puis elle se reporta à son tour sur la source de leur attention entière et admirative - la salamandre, baignée de la lumière d'or qui gouttait à travers l'épaisse végétation et décorait le lac de paillettes scintillantes.
Il y avait une beauté rare et exquise aux marais, adulée par Anita, ignorée par beaucoup d'autres. Une mélodie extraordinaire de vie et de mystère que l'on ne trouvait nul part ailleurs.
Elle n'aurait su dire combien de temps les deux adolescents restèrent ainsi figés à partager le silence complice de cette drôle de passion, celle de savoir se perdre à la contemplation là où d'autres enfants de leur âge n'auraient trouvé que l'ennui au bout de quelques instants, se désintéressant du spectacle de la nature.
Et toujours la larve de salamandre restait postée sur son rocher, sans se dérober à leurs regards avides, motivant Anita à se laisser aller à quelques chuchotements supplémentaires.

— J'en ai jamais vu rester si longtemps hors de l'eau. C'est bizarre.

Les mots furent délicatement soufflés, sortant à peine de sa gueule, peu propices à voyager plus loin que les oreilles de Dez - par crainte que la moindre vibration fasse disparaître leur sujet.
Et de voir une créature si discrète et rare habituellement s'offrir à leurs yeux lui inspira milles idées qui auraient battre sa queue de grands cercles si elle n'en avait pas contenu les mouvements qui auraient pu trahir leur position.

— Si on avait eu du papier, on aurait eu le temps de le dessiner. Ce serait génial, non ?

Elle imaginait déjà leurs croquis venant rejoindre les esquisses souvent imprécises des livres des panseurs et des savants.

Le soleil, oui, peut-être.
Elle en avait vu par dizaines -ou centaines ?, ces différentes créatures des marais qui aimaient se prélasser dans la lumière qui réchauffait leurs corps froids. Dez avait dû lui aussi faire pareille observation pour ainsi le suggérer, et comme il mentionnait également l'attente d'une libellule pour se nourrir elle hocha la tête d'un mouvement si léger qu'il en était pratiquement imperceptible. Dans cette concentration qui n'en finissait pas et le halo doré qui les nimbait déjà, elle ne remarqua pas les légères lueurs rougeâtres venues illuminer le bord de l'eau de quelques discrètes touches écarlates.
Puis il répondit simplement à sa proposition, marqua une pause, et détailla davantage.
Elle ne décrocha toujours pas son regard de l'urodèle de peur que le simple fait de cligner des yeux puisse faire s'évaporer ce si beau mirage et elle resta à son tour très discrète dans sa réponse, elle qui en d'autres circonstances aurait probablement accueilli sa remarque d'un rire léger et d'un haussement d'épaules pour la balayer, pour dire ce n'est pas grave, avec plaisir.

— Oh, je suis pas très forte non plus, tu sais. On pourra apprendre ensemble.

Ses expériences à elle se limitaient à de maladroites tentatives lors de ces nombreuses nuits sans sommeil, quand la lune brillait trop fort dans le ciel nocturne pour qu'elle ne parvienne à fermer l’œil. Trop jeune pour quitter le Castel à pareille heure, elle s'était parfois saisie d'un morceau de charbon dans le foyer mourant des grands feux chauffant les grottes - traçant ensuite d'un geste malhabile des formes sur les parois rocheuses en maintenant fermement son crayon improvisé entre ses crocs, représentant parfois sa famille sous des traits plus ou moins abstraits - mais sa préférence allant nettement aux dessins d'insectes et de bestioles en tous genres.
Mais elle ne considérait pas savoir dessiner pour autant - cela demander tellement de temps et d'expérience pour enfin devenir précis...

Puis c'est un mouvement qui capta son regard en même temps que celui de son ami. Sans en douter, la juvénile petite bête avait enfin accompli sa mission, ce qui apporta un sourire sur les lèvres de la petite louve.
Quelques secondes plus tard, rassasié, l'urodèle avait finalement bondi de la roche pour se laisser tomber dans l'eau, se soustrayant bien vite à leurs regards avides et mettant fin à ce moment hors du temps.
Anita se redressa pour enfin étirer ses muscles quelque peu crispés.

— C'était super ! Faudrait-

Elle s'interrompit brusquement quand elle tourna la tête pour poser ses yeux sur l'adolescent.
Ses yeux se firent ronds et sa mâchoire resta légèrement ouverte, d'abord sans expression si ce n'était celle d'une surprise muette, puis remontant ensuite en un large sourire ravi.

— Dez ! T'es tout rouge !

Rien de plus subtil ne s’était imposé à elle en le voyant ainsi baigner dans une lumière sanguine qu’il semblait émettre de lui-même. Quant aux ailes dont la forme étirait l’ombre du fils de Pepper… elles furent perdues à ses yeux, mêlées dans le jeu complexe d’ombres et de lumières qui ponctuait le sol du marais de si nombreuses tâches. Ses yeux violet ne décrochaient pas de son pelage rendu brillant.
Fascinée, la petite louve s’approcha à petits pas souple, adoptant la même démarche que pour s’approcher de l’urodèle – par peur de faire disparaître ce nouveau miracle, cette nouvelle illusion vacillante qui semblait prête à s’éteindre au moindre coup de vent, au moindre souffle un peu trop fort.

Dans son regard brillait simplement une question muette, côtoyant l’envoûtement.

Comment t’as fait ça ?

Des ailes ?
Elle pencha la tête, rien qu'un peu, une ombre perplexe froissant ses traits l'espace d'un court instant. Elle ne savait pas que ça pouvait venir comme ça, des ailes, à part peut-être avec un glowstick. Elle pensait que l'on naissait avec et qu'elles étaient physiques. Mais pas chez Dez, non, lui il se mettait carrément à briller de rouge et apparemment il pouvait même y avoir des ailes.
Elle se demanda si elle aussi elle ne pouvait pas avoir des ailes cachées, dans un coin, qui ne demandaient qu'à se dévoiler à un moment ou un autre. La folle idée de se jeter dans le vide pour les force à apparaître fleurit même pendant une demie-seconde avant qu'elle ne la remise dans un coin refoulé de son esprit - ce n'était probablement pas la bonne manière, et rien ne garantissait qu'elle possédait en elle cette lumière qui avait enveloppé l'adolescent.
Elle accepta son explication d'un hochement du museau et d'un sourire silencieux, pour lui laisser le temps, pour ne pas l'interrompre au risque de le fêler. Comme avec la salamandre il lui paraissait parfois si fragile malgré ces muscles, ce loup teinté de rouge jusqu'au plus profond de son âme. Cette lumière qu'elle voyait parfois dans ses yeux et qui avait brièvement teinté son pelage était vacillante comme la flamme d'une bougie - et il ne fallait pas la brouiller pour qu'elle puisse perdurer.

Et elle était heureuse si il ne pensait plus à tout, quand tout semblait signifier qu'une épaisse couche de nuages étouffait sa lumière et empêchait ses rayons de transparaître.

— Peut-être que tu les verras un jour...

A cela son sourire s'agrandit encore un peu, car l'idée lui plaisait bien - quand sa curiosité était piquée, Anita finissait toujours par trouver un moyen de la satisfaire. D'une manière ou d'une autre.
Il lui faudrait donc, un jour, faire surgir les ailes rubis.
Le moment hors du temps qu'ils avaient vécu acheva de s'éteindre doucement quand Dez lui rappela pourquoi ils étaient là, elle qui dans cet univers pouvait parfois perdre de longues heures en oubliant pourquoi elle s'y était rendue de prime abord - Kiro, il venait voir Kiro.
Son visage rompit avec la joie plus sereine et tranquille qui l'avait envahie pour se barrer à nouveau d'un plus grand sourire, sa queue se remit à décrire d'amples arcs de cercle dans les airs et elle mit les quatre pattes dans la mare qu'ils avaient pris tant de temps à observer.

— Non, on y est presque ! Mais on va avoir les pattes dans l'eau, fais attention à pas mouiller ton paquet !

C'était en partie ce qui poussait tant de loups à éviter cette route - elle se résumait désormais à marcher quelques minutes supplémentaires dans l'une des dernières grandes étendues d'eau du marais, et sentir la vase, la boue et tant d'autres textures s'incruster aux pattes et aux coussinets dans le secret d'une eau peu profonde mais si boueuse qu'on n'en voyait pas le fond n'était pas du goût de tout le monde.

— Enfin, je pense qu'il s'en moque un peu, si la mue n'est pas propre. Il faut pas avoir peur de se salir les pattes, ici. Si il voulait qu'on soit propres, il aurait pas mis sa maison au fond d'un tunnel boueux dans lequel il faut ramper ! Mais ce serait dommage d'abimer la mue de Serpent.

Elle ne savait pas vraiment s'il était anxieux de voir l'Anaconda. Probablement pas, mais dans le doute, occuper son esprit de quelques paroles le temps que s'achève leur pèlerinage lui donnerait peut-être quelque chose pour s'accrocher. Elle se souvenait de l'émotion qui l'avait saisie, quand seule elle s'était rendue d'elle-même à l'Arbre - elle s'était immobilisée de longues minutes durant devant les racines, hésitante et angoissée, sans personne pour la rassurer.
Mais cela n'avait pas été la peine. Kiro était bon et entier. Il acceptait tout loup comme il était, il n'aimait pas les artifices -sauf quand ils étaient amusants- et ne voulait que pleine honnêteté.

Anita se tut néanmoins à l'approche du temple, pour les dernières minutes, respirant à pleins poumons les odeurs qui flottaient vers yeux et fermant un instant pour se gorger de la plénitude qu'offrait ce lieu où silence complet n'existait pas. On n'était jamais vraiment seul, dans cet endroit qui regorgeait de vie.

— On y est.

Sa voix s'était faite douce, proche du murmure, avec le timbre presque soulagé et empli de contentement de ceux qui retrouvaient un lieu aimé et rêvé après un long périple.
L'Arbre se dressait non loin, baigné de la lumière dorée, sa forme torturée se découpant comme nulle autre sur le paysage.
Anita alla se poster sur un rocher mousseux faisant face à l'ouverture sombre qui indiquait la descente dans les entrailles de la terre, vers le temple de Kiro, adressant un clin d’œil facétieux à son ami et mimant le geste de le pousser d'un coup d'épaule, même si elle était à plus d'un mètre de lui.

— Tu veux que je t'accompagne ou je t'attends là ?

Une dernière petite plaisanterie pour le lancer de l'avant et l'encourager à faire face à un tout autre type de reptile.

D'accord. Tu peux m'accompagner.
Elle ne masqua pas la surprise qui agrandit un petit peu ses yeux à sa réponse. Elle ne s'était pas attendue à ce qu'il prenne la plaisanterie de manière si littérale. Elle pensait qu'il voulait ce moment pour lui seul. Ce n'était cependant pas entièrement pour lui déplaire - loin de là, même. Si elle aurait joyeusement patienté le temps que son ami revienne, elle se sentait tout autant enjouée qu'il aille jusqu'à l'inclure dans sa découverte du temple et que ce moment partagé se prolonge encore.
Elle ne pouvait nier que la compagnie si particulière de Dez, si différente de ce à quoi elle était habituée, lui plaisait - encore plus depuis cette découverte de leur passion mutuelle pour les observations sans fin des créatures du marais.

L'adolescent s'était lui déjà tourné vers l'entrée du Temple, passant les racines pour s'engouffrer dans le tunnel de bois mort et de terre humide, et elle sauta à bas de son rocher pour le suivre en silence sans se départir de son sourire.

Elle ne le rejoignit pas jusqu'au bout pour autant, s'allongeant dans le passage avant que celui-ci ne débouche sur la salle et la fontaine. D'ici, le museau tout juste baigné des reflets jaunes, elle pourrait assister à la scène et revoir Kiro danser devant ses yeux sans interférer avec Dez et son offrande à l'Anaconda.

Après tout, c'était son moment.

Elle suivit l’échange sans jamais intervenir, plaquée dans l’ombre humide du tunnel, admiration pour l’Anaconda au fond du regard et un éternel sourire ne mourant pas au creux des lèvres.
Même quand le Dieu la mentionna et que son ami se tourna un peu vers elle en conséquence elle ne réagit pas, offrant tout un plus un très vague mouvement du museau, mais restant fondue dans l’obscurité sans bouger.
Il y eut juste un bref sursaut de sa longue queue quand Dez mentionna ses peurs. Des peurs qu’elle n’aurait pas soupçonnées, des peurs pourtant normales – n’en avaient-ils pas tous, à leur âge ?
Des peurs peut-être un peu particulières, pour qu’il les mentionne à un divin. La curiosité l’avait piquée un instant mais elle se dit qu’elle ne chercherait pas à pousser plus loin, du moins pas pour le moment. S’il ne s’était pas confié, c’était aussi que c’était un combat qu’il espérait peut-être mener seul. Mais elle était honorée d’une certaine manière qu’en ce jour spécial il les avoue sans crainte à portée de ses oreilles.

N’était-ce pas signe de confiance et d’amitié, que de laisser entrevoir des faiblesses ?

Le Dieu offrit conseil, l’entrevue approchait de sa fin. La petite louve frémit en sentant un mouvement froid et sinueux effleurer son corps puis suivit d’un regard amusé et éveillé Serpent qui ondula vers son maître, s’enroulant souplement autour de lui. Il avait effectivement bien changé et bien grandi – ses motifs resplendissaient, maintenant.
Après une dernière révérence conjointe et un salut de la tête de sa part depuis son poste reculé, Kiro disparut, ne laissant derrière lui qu’une éphémère nuée de poussière solaire.

Quand il revint auprès d’elle et que déjà ils prenaient le chemin du retour, c’était un petit mais bien présent sourire qui accompagna ses paroles.


— Tu avais raison.

Elle souffla l’esquisse d’un rire, laissa son propre sourire s’agrandir et sa queue se redresser puis s’enrouler. La courbure qui s’était imprimée sur les babines de l’adolescent était un carburant supplémentaire pour le sien, une petite victoire obtenue avec l’aide de son futur Dieu. Elle ne l’aurait jamais forcé, s’il n’avait jamais voulu sourire et qu’il était ainsi, mais cela lui allait si bien !

— Je sais !

Les quelques mots claironnés d’une voix vive n’avaient rien d’une prétention, ils étaient simplement francs. Comment aurait-elle pu se tromper, comment aurait-il pu ne pas aimer Kiro, lui qui aimait les reptiles ?
Le jour tombant et se teintant de plus en plus d’orange réchauffa de nouveau leurs pelages désormais qu’ils étaient dehors, Anita fit quelques longs pas pour délier ses muscles et brossa des yeux le paysage, puis revint vers l’adolescent d’un air curieux.

— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?

Elle, elle avait encore plein d’idées pour occuper le reste de sa journée. Mais peut-être que lui il avait d’autres obligations. Il était un peu plus âgé qu’elle, après tout ; était déjà l’apprenti de quelqu’un et menait une vie bien remplie.
Rien qui selon Anita justifiait de ne pouvoir profiter de la beauté des marécages pour quelques minutes supplémentaires, mais sans doute aurait-il prévu autre chose, sans doute ne pourrait-il s’attarder davantage.

Une réponse si directe la surprit autant qu’elle lui plut.
Sa longue queue frémit d’une souple ondulation, son sourire demeura sans faiblir ni s’agrandir, simplement ancré dans le moment tout comme leurs regards l’étaient l’un dans l’autre.
Sans doute pouvait-on y lire la promesse de nouvelles aventures à mener, la sérénité partagée de cet instant un peu hors du temps, le plaisir de pouvoir continuer à oublier tout le reste, juste encore un peu ! Lui serait bientôt adulte. Oh, elle suivrait peu de temps après bien-sûr, leur écart n’étant que de quelques semaines – pourtant bien plus que pour le mâle gris l’enfance semblait encore l’étreindre de ses liens, refusant de la laisser partir, et peut-être en serait-il ainsi pour un long moment encore. Chaque fil d’innocence se détacherait à mesure de temps et d’expérience mais d’autres resteraient noués autour de sa silhouette, souples mais indestructibles, elle le ressentait déjà en son cœur.

Pour Dez, on avait cherché bien trop tôt à le couper de tous ces liens jugés futiles et encombrants. Pepper n’avait pas voulu d’un enfant – alors Pepper n’avait pas eu d’enfant.
Elle avait juste eu une ombre couleur rubis.

Ce n’était pourtant pas sur ces pensées qu’Anita s’attarda – pas maintenant, pas face à lui. On ne pouvait revenir sur les choses passées, l’adolescent était tel qu’il était et elle ne s’était jamais posé la question de comment il aurait pu être, car cela n’avait aucune importance. Il était son ami comme il était actuellement, il n’avait pas besoin d’être quelqu’un d’autre ou de changer – elle composerait ainsi avec lui, ne chercherait à le faire reculer. Seulement avancer pour voir ce que l’avenir réserverait à leurs jeunes âmes.
Et dans l’immédiat, ce n’était pas leurs devoirs de futurs adultes qui les attendait, ni les interrogations sur leur place, leur vie, leur parcours.
Les marécages les attendaient avec tous leurs secrets pour les absorber jusqu’au soir. Qui sait combien d’autres créatures ils trouveraient sous les larges feuilles, combien d’images viendraient marquer leurs jeunes esprits ?

Un fragment du soleil couchant frappa sa rétine et l’alluma d’un éclat d’or. Une flamme qui trahit son excitation et son impatience de s’adonner à leur exploration, vite ; avant qu’il ne faille rentrer…

Elle fit volte-face et le sut sur ses talons quand elle disparut sans un bruit dans le cœur de la jungle complice.