Fire meet gasoline | Lymphalème

La nuit était tombée depuis quelques heures déjà, mais il demeurait une ombre affairée dans la tanière des guérisseurs. L'expédition que Rowena allait mener aux côtés de Perrine était imminente, elles avaient préparé leurs affaires, et la louve grise avait fait quelques menus rangements de dernière minute. L'ambiance était tranquille dans la petite grotte où les plantes séchées embaumaient l'air. Bientôt, le parfum de celles nouvellement cueillie viendrait s'y ajouter, le rendu plus fort, plus intense. Le parfum d'une saison nouvelle, après la longue hibernation du monde. Elle était seule dans la pièce silencieuse, assise face aux petits replis de roches qui servaient à ranger soigneusement triés tous les remèdes, toutes les récoltes. Les réserves n'étaient pas vides, mais l'arrivée des beaux jours n'était pas de refus non plus. Certains endroits n'étaient plus garnis que de poussières et de fragments de feuilles. Seule l'odeur étouffée qui y persistait indiquait ce qui y avait été stocké.

Elle ne bougeait pas. Presque pas. De temps en temps une oreille frémissait à la perception d'un bruit extérieur. Mais jusque là, ça n'avait pas été celui qu'elle attendait. Elle n'avait pas fait d'efforts particuliers pour le chercher encore, mais elle n'avait bien-sûr pas manqué de remarquer cette silhouette décolorée, à la réunion de la meute. En vérité, elle avait même perçu son retour, telle une fleur qui s'extirpe de la herbe après un long hiver, un peu avant qu'il vienne de lui-même lui adresser la parole. Elle avait senti des traces infimes de son passage d'abord, lointaines, puis une piste plus franche ensuite. Il n'était pas venu la voir à la tanière, mais elle n'en attendait pas tant. L'odeur était identifiable, mais elle avait beaucoup changé. Il ne faisait aucun doute qu'il en était de même pour le loup. La vision qu'elle avait eu de lui dans la Salle des Trônes n'avait fait que confirmer cette certitude.

Elle avait décidé de rester ici parce qu'elle avait une autre certitude : celle qu'il finirait par revenir vers elle. Après tout, ils étaient supposés avoir créé une sorte de... lien durant les lunes où il s'était occupé de sa formation de panseuse. Cela faisait quelques jours, avec le bon prétexte de ses préparatifs, qu'elle passait la nuit dans la tanière. Il n'y avait pas de patients, elle était donc baignée dans une agréable solitude dans laquelle elle ne portait aucun masque. Ce soir était le dernier pour qu'il vienne confirmer son intuition, elle partirait sans doute le lendemain. Ou le surlendemain, si le temps ne jouait pas en leur faveur.

A la faveur du silence de la nuit, le bruissement de son pelage le trahit avant qu'il n'élève la voix. Le cliquetis délicat de ses pattes sur le sol de roche. Il se déplaçait avec prudence, elle l'avait déjà vu en l'apercevant de loin. Quelque-chose dans son attitude avait changé. Cette rencontre serait l'occasion d'analyser avec un peu plus de minutie lesdits changements, d'en déduire les hypothèses sur ce qui lui était arrivé. Elle riva sur lui son regard clair lorsqu'il s'approcha, accrochant ses prunelles désormais à la même hauteur. Ils étaient tous les deux des adultes à présent. Cela pouvait changer bien des choses. Il s'approcha d'elle avec une nonchalance inhabituelle, mais l'habitude n'était sans doute plus ce qu'elle était. Il l'appela "Dame" avec politesse et se tourna vers elle. Durant ces quelques instants, les prunelles claires notèrent myriades de nouvelles choses. Elle avait tout loisir d'observer ce à quoi il ressemblait sans détour et sans impolitesse - puisqu'il était venu vers elle, avec l'intention évidente d'attirer son attention.

Il paraissait amaigri, mais surtout en moins bonne santé. Il avait perdu une grande partie de son pelage épais d'antan pour ne laisser qu'un pelage plus court, plus rêche d'apparence, le vieillissant autant que cette décoloration étrange de son pelage. Elle avait déjà entendu parler d'une maladie qui blanchissait l'apparence des loups, mais elle était supposée les toucher dès la naissance. Peut-être était-ce une autre maladie, ou une substance corrosive. Cette deuxième hypothèse expliquerait pourquoi il n'avait plus de cheveux ornant son crâne, allongeant un peu étrangement sa tête qui avait perdu en beaucoup en hauteur avec sa tignasse. Son regard avait changé aussi. Il paraissait plus intense, plus attentif. Et bien-sûr, un détail ne manquait pas d'attirer son attention autant que les autres : il n'avait plus de glowstick. Pourtant, il était à nouveau là, dans cette tanière où ils avaient passé de longues heures, elle enregistrant soigneusement ce qu'il lui apprenait, lui encore inchangé. Innocent. C'était cela qu'il n'y avait plus dans son regard. Cette espèce d'innocence un peu béate qui lui avait fait prendre sous son aile une enfant que l'on supposait désespérée. C'était à se deander lequel des deux était encore dans l'enfance, à cette époque. Cela ne faisait pas si longtemps, mais la louve grise avait l'impression que des années s'étaient écoulées. Peut-être était-ce simplement un tour de son cerveau, qui voyait ce loup prématurément vieilli et se projetait en un temps où elle aussi aurait pris de l'âge.

"Lymphalème." Le salua-t-elle sobrement, mais en dessinant l'ombre d'un sourire sur ses babines.

Il demeurait un Etelkru, il demeurait celui devant lequel elle avait porté un masque bien plus chaleureux que ce qu'elle était réellement - et pourtant, qui ne l'était pas tant, il l'avait connue comme une élève studieuse et silencieuse. Elle redressa légèrement le museau, accentuant son expression, et sa queue battit l'air dans un bruit léger. Joie factice. Feinte détectable tant elle était ordinaire pour elle.

"J'aurais cru que nos chemins se croiseraient plus tôt." Ajouta-t-elle sans répondre à sa question.

Son regard se fit un peu plus intense, couvrant les pensées qui couvaient dans son encéphale. Elle n'était plus une enfant maintenant, mais une louve. Elle avait appris bien des choses depuis son départ. Elle l'observait sans le quitter des yeux, et vit le sourire se dessiner dans ses yeux puis sur ses babines. Pour bien des loups, il aurait paru étrange, mais pour Rowena bien des actes et comportements de ses congénères étaient incompréhensibles. Celui-ci ne rentrait pas dans les choses normales, mais elle y fit face comme elle avait fait face à quantité de réactions qu'elle ne parvenait pas à expliquer : imperturbable et observatrice. Elle garda ce masque à demi-chaleureux, un peu distant. Celui de retrouvailles avec une élève avec qui un lien se serait créé, mais que le temps avait éloigné. Restait à voir s'il lui restait un peu de sa candeur.

Les paroles qui suivirent furent étranges, inattendues plus encore que le sourire. Plusieurs choses étaient étranges, presque incohérentes dans ce qui se dit alors. Tout d'abord, les mots en eux-mêmes. Elle n'ignorait pas que sur elle pesait le regard d'Annette et de Pepper, la première car elle le faisait depuis leur première conversation à son accueil, la seconde parce qu'elle était la fille de l'ennemie qu'elle avait tuée. En revanche, elle était certaine d'avoir cousu au fil des lunes une couverture des plus subtiles, des plus parfaites. Sa dernière rencontre avec la grande cheffe lui avait paru aller dans le bon sens, elle avait joué le jeu de la guérisseuse modèle et Annette n'avait pas paru montrer de soupçons. Pourquoi en avoir, après tout ? Cela faisait une année qu'elle avait un comportement irréprochable, qu'elle avait appris consciencieusement - et en partie seule - l'art délicat de la guérison. Elle aidait la meute à chasser, à trouver des plantes médicinales, à guérir les blessures que les brutes qui la composaient étaient fort douées pour s'infliger. Cette toile doucement tissée petit à petit se retournait presque en un piège contre ceux qui pourraient douter d'elle.

Ensuite, ces mots dans la bouche de cet interlocuteur. Si ce dont elle se doutait était vrai, seuls quelques loups auraient pu avoir à son égard des mots suffisamment forts pour qu'il la juge démasquée. Et il ne fallait pas beaucoup de temps pour en conclure que le plus probable était qu'il s'agissât de Pepper. Après tout, il était de notoriété publique que son ancien mentor éprouvait autrefois une très forte affection pour leur alpha. A vrai dire, le regard observateur de la petite louve d'alors était même persuadé maintenant qu'il y avait là un peu plus. C'était un pari risqué, que de supposer tout de go qu'il s'agissât de cela... Mais les chances de se tromper lui parurent minces. Si tous les petits détails de l'existence qu'elle mémorisait pouvaient avoir l'inconvénient d'encombrer parfois sa mémoire de choses inutiles, cachant le véritable enjeu, ils apportaient en revanche beaucoup en ce qui concernait la compréhension de ses congénères. Elle inclina légèrement la tête sur le côté, et peignit sur son museau une expression légèrement surprise, puis amusée.

"Je ne sais quel masque tu penses que l'on m'a retiré, mais celui qui t'aveugle est toujours présent."

Il avait choisi l'offensive, malgré son ton doux, et elle lui rendait la pareille. Elle lui lança un regard entendu, et secoua la tête. Il le savait pourtant, il avait vu la décadence subie par Pepper, ce qu'elle était devenue durant un temps. Lorsqu'elle était arrivée dans la meute, Rowena avait été accueillie par Annette justement parce que l'alpha bleue se trouvait prostrée dans sa grotte, victime de sa paranoïa, sans glowstick. Faible. Elle ne l'avait pas vraiment vécu, on le lui avait raconté ensuite. Mais d'elles deux, si l'on en jugeait par leurs simples actes, Rowena n'était probablement pas la plus à craindre.