Habeas corpus – Ajani & Kerguelen [Yurai si elle le souhaite]

Lestat

Il avait laissé s’écouler une nuit entière depuis son retour. Laissant les heures s’effriter aux rythmes de ses tribulations nocturnes sans parvenir à trouver le repos malgré la fatigue engendrée par les recherches de la veille. Son esprit était troublé par nombreux tourments nouvellement apparus dans sa pensée. Certains engendrés par des inquiétudes qu’il n’avait imaginé avant cette nuit et d’autre par son entrevue improvisée avec le mystérieux et impétueux fils de Yersine.

Forcé à se tourner et se retourner sur ce qui lui servait de lit, il finit par se rendre à l’évidence le sommeil, ne serait pas en sa compagnie, pas tant qu’il n’avait fait lever le doute dont l’ombre planait comme une épée de Damoclès au dessus de sa vie. Alors il s’était levé, avait étiré ses membres endoloris par le contact avec le sol et s’était remis au travail sans perdre plus de temps. Éclairé par la lueur de sa pierre lumineuse, il se mit alors à rédiger.

Alors que l’aube approchait, ils étaient dorénavant au nombre de quatre à siéger sur le bord de son bureau. Quatre copies de leur recherche de la veille, chacune possédant une couverture différente correspondant à la personne à laquelle elle était destinée. L’émeraude bien évidemment destinée à Mido, car il ne pouvait l’oublier ou le négliger dans ses recherches. La pourpre pour le peuple Nakhus, qu’il pensait confier à Kerguelen lors de leur prochaine rencontre afin qu’elle en face ce qu’elle en souhaite. L’ocre pour le peuple Etelkrus venu du sud afin qu’eux-aussi puissent trouver leur chemin par delà la brèche. Le livre blanc offrande pour Yurai, preuve que bien que porteur de vert, il pouvait participer aux grandes œuvres nécessaires à la vie de ses disciples. Les emportant dans sa besace, lourdement chargé de carnets, de fusains, mais aussi de sa pierre lumineuse. Sa cape sur son dos, il se préparait à un nouveau départ pour la grève après un détour par la vasque afin de partager ses découvertes avec le dieu vert si tant est que celui-ci accepte de lui accorder un peu de temps

Une fois paré, il jeta un dernier regard vers son abri de fortune avant d’en combler l’entrée d’un coup d’épaule contre les étagères qu’il laissa glisser contre le parquet. Un être attentif aurait pu en remarquer les lacérations laissés contre le plancher, mais il savait les autres trop distraits par les livres pour y prêter attention. Son dragon sur sa tête et son scolopendre sur son dos, il prit la route à la recherche du lion blanc.

Ses pas l’avaient conduit jusqu’au temple, après avoir fouillé une parti du sanctuaire, c’était le seul autre lieu qui lui semblait le plus susceptible d’accueillir leur oracle. Il avait alors stoppé net son avancée au pied de l’estrade immaculée qui symbolisait le seuil de l’église aux corneilles. Jamais, il n’en avait franchi l’entrée, jamais, il ne se l’était permis. Aujourd’hui encore sa crainte de n’être légitime aux yeux de la déesse l’arrêtait dans sa progression. Même si ce n’était elle qu’il venait chercher ici, il ne savait s’il était permis de pénétrer ainsi le domaine d’un dieu en étant porteur du glowstick d’un dieu autre.

Sous le regard des oiseaux de proie, il se faisait à la fois humble et fier. Modeste par sa présence sur les terres de la déesse et arborant dignement les couleurs de Mido par le glowstick scintillant de vert entre ses plumes ébènes. Humble devant les Dieux, fière d’être digne de porter le vert. Il finit par se décider à entrer se pensant seul, il s’adressa alors à la statue se tenant immobile au milieu de ses oracles de marbre. Alors se mit-il à parler seul, se sachant toujours entendu par quelqu’un.

«J’ai toujours eu conscience que la voie de Yurai ne serait pas la mienne. Sage, je ne l’ai jamais été pleinement. Mon manque de patience me fait défaut, j’en ai pleinement conscience et j’œuvre chaque jour pour ne pas commettre les mêmes erreurs que par le passé. »

Il ne savait s’il pourrait toujours revenir demain. Osant pour la première fois poser une patte au sein de l’église de la corneille. Il continua d’examiner la statue, la contournant tout en l’observant sans arrêter de parler calmement et distinctement. Il se savait forcément entendu, Mido lui avait prouvé que les Dieux savaient bien au-delà de leur temple.

« Je ne saurais dire si ma présence sur vos terres vous indisposes. Mais si tel est le cas, un mot et je prendrais congé. »

Sans réponse, il fouilla dans sa besace, sortit l’un des exemplaires et le déposa au pied de la statue. De toute évidence, il ne parviendrait pas à trouver Ajani avant son départ pour la vasque.

« Ceci est un cadeau. Kerguelen y a amplement participé, je n’ai fait qu’assister ses recherches et réaliser cet exemplaire que je vous remet.»

Lest n'avait pas eu tort de penser qu'il trouverait entre les hautes colonnes de pierre, dans les ombres que la lumière violacée de la fontaine divine jetait derrière elles, la haute silhouette de l'Oracle. Lorsqu'Eva n'était pas là, et elle n'était toujours pas revenue de son expédition, il passait souvent ses nuits d'insomnie à l'Eglise de la Corneille, tournant et retournant les pensées qui occupaient son esprit durant de longues heures, sentant parfois veiller sur lui la présence rassurante de la Déesse, comme une douce cape, ou le regard réconfortant d'une mère. Il se fondait dans les pierres, dans les ombres et les lumières, se faisait presque un morceau du lieu à part entière. Les Nakhus venaient rarement prier en plein coeur de la nuit, aussi fut-il surpris lorsque le cliquetis caractéristique des griffes résonna jusqu'à son oreille. Sa haute silhouette, étendue non loin derrière la statue, redressa la tête en silence, oreilles relevée et son regard de glace scrutant la demi-obscurité. Une silhouette se découpait à l'entrée du temple, qu'il mit un instant à reconnaître. L'odeur qui lui parvint l'y aida. Lestat.

C'était là un des disciples les plus discrets de leur meute, très peu présent au Sanctuaire. Le plus souvent, le lion blanc croisait sa trace dans les allées de la Bibliothèque, se mêlant à celle de Sobieski. Ce n'était pas quelque-chose qui le dérangeait, puisque les Nakhus laissaient à chacun le choix de vivre comme ils l'entendaient. S'il préférait la compagnie des livres à celle des loups, il ne lui en tenait pas rigueur. Cependant, un autre détail était venu rendre encore plus distinct ce Disciple-là : une lumière. Mais pas une lumière violette, comme en portaient nombre de leurs confrères... Mais une lumière émeraude. Comme celle que Nocera portait auparavant, comme celle du dôme gigantesque qui avait longtemps barré leur horizon. Le glowstick accordé par Mido.

L'aura verte qui l'entourait était particulièrement visible de nuit, et au milieu de toute la lumière de Yurai. Ajani ne se releva pas tout de suite, observant ce qui allait se passer. Il vit la silhouette demeurer un moment sur le pas de la porte du temple, comme s'il hésitait. Etait-ce sa nouvelle allégeance qui le rendait si peu sûr de lui ? Bien qu'à la réflexion, l'Oracle ne l'avait jamais croisé en ces lieu. Cependant il ne se hâta pas d'en déduire qu'il n'y était jamais venu, bien au contraire. Certains membres vivaient leur foi aux côtés de leurs camarades, d'autres préféraient vouer leur culte en solitaire. Tous les choix étaient respectés.

L'Oracle finit par se lever en un bruissement à peine perceptible, qui fut couvert par les mots qui brisèrent le silence régnant jusque là. Lestat, n'ayant visiblement pas détecté sa présence, s'adressait à la Déesse. Ses mots firent frémir les oreilles de l'Oracle, laissant l'ombre d'un sourire qui s'effaça bien vite sur ses babines. Re connaître ses faiblesses et les avouer, mettre des mots sur ce qu'elles représentaient, était l'un des nombreux pas qui menaient à la sagesse. Fort heureusement pour Lestat, elle n'était pas l'unique apanage des disciples de la Corneille, et il marchait doucement dans la bonne direction. Lorsque les mots s'interrompirent, il se décida à se montrer. Le loup au pelage sombre déposait quelque-chose au pied de la statue lorsque la voix grave d'Ajani résonna entre les murs :

"La voie de notre Déesse est plus vaste qu'il n'y paraît."

Il s'approcha d'un pas tranquille, la tête basse, le visage neutre, et s'arrêta lorsqu'il fut près de son congénère. Il remarqua alors combien ce dernier était chargé, sa besace paraissant peser très lourd à son côté. Mais son regard ne fit que s'arrêter sur le chargement pour revenir au regard du mâle en face de lui. Il finit par incliner légèrement la tête et ajouter :

"Il semblerait que des félicitations s'imposent. Tu as su passer l'épreuve de Mido. C'est une rareté, de nos jours."

La Colombe n'arrivait pas à trouver un bon sommeil réparateur. Ce qui s'était passé avec Lestat ne voulait pas laisser son esprit tranquille. La crainte de doucement sombrer dans la folie avait posé ses griffes sur elle, l'égratignant au passage. Elle ne voulait pas devenir folle. Elle ne voulait pas être dérangée par des voix dans sa tête pendant qu'elle s'occupait d'un blessé. Elle ne voulait pas faire un mauvais geste qui nuirait à ses patients. Elle avait besoin de toute sa tête pour faire son travail. Aucun trouble ne devait la gêner. Jamais. Elle le refusait !

Elle se leva de son couchage improvisé de coussins. Il lui était impossible de rester couchée à subir cette torture mentale. Elle devait occuper ses pensées avec autre chose. Elle décida de déambuler dans les rayons de la Bibliothèque. Elle se força à se remémorer les découvertes faites la veille. La carte, les lieux du passé, l'illustration... Les écrits tournaient dans son esprit, avant d'être chassés par le moment gênant qui avait clôturé l'entrevue avec son ami. Non, décidément, elle n'arrivait plus à penser librement.

Alors, elle attrapa le premier livre qui passait à sa portée. Elle découvrit grâce à sa couverture qu'il traitait de l'art des origamis. Une idée fusa, chassant brièvement l'obscurité. En voilà un cadeau pour Mido ! Elle allait essayer de faire un Raptor en papier ! Elle s'activa, profita de la pause offerte par ce nouvel objectif. Elle dénicha du papier de couleur émeraude et commença ses pliages. Méticuleusement, elle construisit son petit dinosaure. Elle usa de nombreuses feuilles avant d'arriver à un résultat qui lui plut. Elle en profita aussi pour faire une Corneille couleur améthyste. Cette activité avait eu un double bénéfice : avoir une offrande pour le Dieu Vert et la faire penser à être chose.

Maintenant que le travail manuel n'occupait plus ses pattes ni son esprit, l'inquiétude en profita pour étendre à nouveau son ombre. Folie. Démence. Maléfice. Fatiguée de cette guerre, Kerguelen décida de se réfugier dans le seul endroit où elle était sûre de retrouver une sérénité : l’Église de sa Déesse. Elle emporta ses deux origamis avec elle et quitta la Bibliothèque. Elle choisit le chemin le plus rapide : la voie des cieux.

Elle atterrit en douceur devant les portes de l'édifice. Une fois son corps de nouveau entier, elle franchit l'entrée. Déjà, elle sentit l'ambiance du lieu l'envahir. Elle s'arrêta devant les représentations des Oracles, ouvrant tout son être. Peu à peu, l'apaisement enveloppa son esprit comme si Papa la serrait contre lui. Chassant ses doutes. Lui redonnant foi en elle et en ses capacités. Elle se sentait mieux. Elle reprit sa marche, suivant le chemin qui la mènerait à la statue de Yurai. Elle y découvrit deux silhouettes. Lestat et Ajani. Deux loups aimés, chacun à leur manière. Ils semblaient en pleine discussion. Elle ne voulait pas les déranger. Alors, elle se fit discrète. Comme une ombre elle les contourna avec un doux sourire et s'approcha du bord opposé de la fontaine. Elle y déposa sa Corneille en papier. Simple petite attention chargée d'amour pour celle qui veillait sur eux.

Assit, les yeux rivés sur la statue de la déesse, attendant presque un signe, un mouvement de la part de celle-ci.

S’il n’avait eu de certitude de pouvoir confronter le regard de l’oracle en ce lieu, il n’avait eu d’autres pistes ou d’autres croyances, ayant traversé le jardin, les champs, le dédales avant que ses pas ne le conduisent au pied du temple., il savait à présent avec certitude que s’il n’était pas ici, il se devrait de partir sans avoir pu s’entretenir avec lui. Si il n’avait fait que très peu de détour entre la bibliothèque et l’église, il en avait fait suffisamment pour s’assurer de ne pas le manquer en terre Nakhus. Certes, il était des plus surprises de ne l’avoir trouvé sur ce territoire qui était sien, mais n’étant pas en position de juger de l’aspiration voyageuse de quiconque, il s’était contenter de passer à autre chose.

C’était sans compter sur l’apparition si soudaine qu’elle lui fit dresser les poils sur le dos et ébouriffer ses plumes. Le mouvement attira son attention tandis que telle une illusion ou un fantôme, la grande stature du lion blanc émergea des ombres dansantes de la fontaine. La surprise mit quelques secondes à se dissiper, diluée dans son regard bleuté dont la neutralité faisait souvent couvert sur ses émotions.

Il prit conscience alors que l’oracle était ici depuis son arrivée, qu’il l’avait entendu parler seul face au divin, des paroles intimes qui s’adressaient plus à lui-même que pour ceux-ci, mais se sachant parfaitement entendu où qu’il soit, il se permettait de dialoguer ainsi à voix haute. Ainsi éprouvait-il le plus grand respect pour ces Dieux, seuls capables d’entièrement sonder tout ce qu’il était et tout ce qu’il sera à l’avenir et la plus grande honte de s’être laissé surprendre et d’avoir confié ses faiblesses ainsi à son issu.

En signe de respect, le cadet incline la tête, tendant son museau vers le sol, tendit que celui dont la présence -bien que discrète - lui était antérieure prit la parole.

« Je ne saurais en juger, ce n’est pas mon rôle. Cette voie m’étant inconnue. Il serait bien présomptueux de prétendre avoir obtenu connaissance de toutes les voies, je ne me le permettrai pas, la seule certitude que j’ai, c’est que ce n’est pas la voie que j’ai choisi.»

Il restait libre d’agir en oubliant la sagesse s’il le souhaitait. Il se sentait engagé à respecter les principes de la déesse sur ses terres, mais en dehors de celle-ci, les consignes lui semblaient autre, il était libre d’agir, de se défendre ses idées avec véhémence, de commettre l’injuste, tant qu’il faisait usage de sa compréhension et de son raisonnement afin de trouver toujours des solutions aux problèmes qui se présentent.

« Il est vrai qu’il faut se montrer méritant pour obtenir un intérêt à ses yeux. J’ai du me repentir de mes torts pour qu’il accepte de me faire passer son épreuve. Porter sa couleur est un privilège offert qu’à de rare initié. Je suis fier d’être l’un des siens. »

Une pensée concernant ses déboires houleux s’envola. Mido l’avait tant poussé au changement et à l’étude, il se devait de se montrer reconnaissant pour cela. Si il fallait monter patte blanche pour y prétendre et bien plus encore pour le conserver, Lestat garda ce détail pour lui, mais il en avait conscience. Il n’avait perdu de vu les conseils du Raptor, ceux-ci restaient figé dans sa mémoire.

Une odeur douce d’aromate vint perturber le fil de sa pensée. Et se rependit parmi les colonnes. Il eut comme un flash lorsqu’il parvint à la reconnaître. Éprouvant un léger pincement au cœur, il serra les crocs s’en mordant la langue. la honte sûrement d’avoir failli partir sans elle, malgré la promesse, d’avoir voulu fuir une nouvelle fois. Et d’avoir agit en solitaire comme il l’avait toujours fait. Il la fuit alors du regard avant de continuer s’efforçant de maintenir son attention distraite vers l’oracle. Pourquoi éprouvait-il toujours cette sensation en sa présence ? Cette question passait et repassait dans sa tête.

Après cette courte pause durant laquelle il se montra distrait, il reprit son flot de parole en s’efforçant de rester calme.

« Je vais bientôt devoir m’absenter. Mes recherches sur les grèves ne doivent pas me tenir trop éloigné de la vasque, il est temps que j’aille présenter les conclusions auxquelles j’ai abouti à Mido. Par la suite, je pense reprendre la route vers la grève, la carte que nous avons découvert Kerguelen et moi devrait permettre d’avancer plus profondément dans les terres et peut-être trouver des explications ou une solution à ce problème. »

Il se relève, sans prendre congé roulant des yeux au sol comme un gamin s’apprêtant à se faire gronder pour une faute commise.

« Quand tout cela serait terminé, je reviendrais continuer mes recherches à la bibliothèque, si vous me le permettez. J’ai encore quelques projets botaniques en attente que j’ai du interrompre pour me concentrer sur le mystère de la grève.»

Une oreille qui pointe en direction de Kerguelen toujours un peu distrait. Quand il l’interroge, regardant par dessus son épaule.

« Est-ce que tu souhaites toujours m’accompagner jusqu’à la vasque ? »

Sa présence surprit visiblement son camarade, qui laissa percevoir son étonnement durant un bref instant, avant que son visage ne retrouve l'espèce de sérieux neutre qu'on y voyait souvent affiché. Il finit par le saluer d'un mouvement appuyé de la tête, avant de lui répondre. L'Oracle hocha une fois le museau, fermant brièvement les yeux, à ses paroles.

"Nul ne pourrait prétendre à cette connaissance." Admit-il sans animosité. "Mais en avoir conscience y est déjà un pas."

Il eut l'ombre d'un sourire lorsque Lestat parla ensuite de Mido, de son épreuve, et surtout de la fierté qu'il éprouvait à être parvenu à devenir un disciple du Raptor. Il y avait de quoi être fier, en effet. Les rumeurs quant au tempérament houleux du dieu émeraude couraient depuis la disparition du dôme, et rares étaient les loups qui pouvaient prétendre s'être vus accorder ses faveurs. L'Oracle capta en même temps que Lestat le parfum familier de Kerguelen, et son regard se décrocha un instant de celui du sombre loup pour aller se poser sur sa silhouette délicate. Il répondit à son sourire, lui souhaitant sans mots la bienvenue. Quel étrange hasard était-ce, que ces deux loups se retrouvent ici au même moment. Cela faisait quelques temps que, les concernant, il alimentait un certain nombre de réflexions. Son oreille droite frémit à la pensée que c'était peut-être là un signe de leur déesse, un signe qu'elle approuvait son choix. Ses deux choix.

Il tourna à nouveau le museau vers Lestat lorsque celui-ci reprit la parole, et il s'avéra que la présence des ces deux congénères n'était peut-être pas si hasardeuse que cela. Ils avaient visiblement travaillé ensemble, et le mâle invita même la fille de Volstein à se joindre à la fois à la conversation et à l'expédition qu'il comptait mener sur la Grève. Le regard d'Ajani s'était légèrement assombri à sa mention. Les événements qui frappaient le continent étaient devenus réellement préoccupants, et la bataille qu'ils avaient tous menée contre le monstre marin promettait de ne pas être la dernière. Les informations qu'ils échangeaient avec les Etelkrus leur avait fait savoir que d'autres monstres couraient par les terres, et que tout un chacun était potentiellement en danger. Trouver une solution à ce problème devenait une réelle priorité, talonnant celle de protéger comme il le pouvait le groupe qui était le sien. Dans quelques jours, il pourrait à nouveau consulter Yurai, et peut-être trouver de nouvelles réponses. D'autant qu'il avait bien plus à perdre aujourd'hui que par le passé.

"Tu seras toujours le bienvenu parmi nous." Répondit-il à la question de Lestat. "Puisque nous sommes ici, j'aimerais te poser une question. Peu m'importe tes origines ou la couleur de ton glowstick, mais es-tu un Nakhu ?"
Au fond de ton coeur.

Le regard de l'Oracle était bienveillant. Les disciples des autres dieux pouvaient, pour lui, faire partie de leur clan autant que ceux sans glowstick, ou que les enfants de la Corneille, car tous pouvaient trouver une place dans le groupe qu'ils formaient. Les Nakhus n'étaient pas liés par leur pouvoir, par leurs croyances, mais par quelque-chose de plus profond et de plus viscéral. Ils étaient une famille aspirant à une vie de paix, à un monde meilleur.

Ajani lui rendit son sourire. Lestat lui semblait ne pas l'avoir vue. Elle ne s'en offusqua pas. C'était un peu elle l'intruse dans leur rendez-vous. Elle reporta son attention sur la fontaine. C'était si apaisant de regarder le mouvement éternel de l'eau qui s'écoulait. Elle chercha à imprégner ses tympans de ce glougloutement. Pour ne pas entendre des mots qui pourraient être privés. Son esprit s'évada ailleurs, dans des paysages colorés et joyeux. Elle s'imagina faire la course avec son amie la Dame Libellule.

Son nom fut prononcé. Elle était si habituée à y répondre que sa méditation se brisa immédiatement pour la ramener à l'instant présent. Pile-poil pour entendre la question de son partenaire au pelage sombre. Finalement, il s'était bien rendu compte de sa présence. Elle s'avança doucement vers le duo, acceptant l'invitation de se joindre à eux. Elle attendit le moment idéal pour prendre la parole à son tour, d'une voix chargée de confiance.

"Bien sûr ! Je ne reviens jamais sur ma parole. Nous irons rendre visite au Raptor avant de reprendre la route pour le Monde Oublié. Nous savons maintenant qu'il vaut mieux éviter les animaux vivant dans ce patchwork de territoires des meutes du passé. Qu'ils sont bien trop féroces pour nous, simples loups. Mais l'existence du peuple portant certaines de nos valeurs divines pourrait nous être d'un grand secours. Ils parviennent bien à vivre aux côtés des Dinosaures et autres créatures préhistoriques. Ces Ancêtres sont sûrement l'une des clés permettant d'éclaircir ce mystère. J'y crois. Nous réussirons à préserver ce monde."

Par ses mots méticuleusement choisis, la Colombe offrait aussi à leur Oracle le résultat de leurs recherches. Car il lui paraissait tout à fait normal de partager ses connaissances avec les siens. Plusieurs cerveaux collaborant ensemble avançaient plus vite et plus loin. Et si par malheur, aucun de deux explorateurs ne revenaient... Leurs découvertes auront au moins été transmises à une personne de confiance.

Le reste de la discussion prenant une tournure plus personnelle, la Sans-Oreille détourna délicatement le regard. Ne cherchant pas à s’immiscer dans ce qui ne la regardait pas. Et ne souhaitant pas non plus mettre la pression à Lestat par sa présence. Chacun était libre d'être ce qu'il désirait être.

Ses oreilles s’étaient toutes deux orientées un instant sur la louve grise, toute son attention désormais concentrée vers elle et son discours. Il fut heureux de constater qu’elle n’avait pas changer d’avis et voulait toujours se rendre à la vasque avec lui. Le contraire l’aurait étonné, mais si elle avait pour une raison ou une autre changé d’avis, il n’aurait pu le lui reprocher, il y avait encore fort à faire ici et au près de la brèche. Puisqu’il n’avait rien à ajouter à la présentation de leur recherche qu’elle faisait à l’oracle, il se contenta de ponctuer son discours de quelques hochements de tête en signe de bien entendu.

Soulagement fut ressenti lorsque l’oracle répondu enfin à la question laissée en suspend. Le porteur du glowstick vert pourrait continuer ses allers et retours entre la vasque et la bibliothèque une fois le danger de la grève gelée écarté. Il l’écouta parler à nouveau tandis que la colombe se détourne de la conversation.

Alors ses yeux fixent le sol, se détourne de son interlocuteur, le temps d’un instant, il cherche ses mots. Question difficile qui lui était posée, à laquelle il s’était toujours attendu sans vraiment lui chercher de réponse, repoussant inlassablement cette instant où enfin, il devrait adresser une réponse claire. Il n’était pas courageux, pas à cette instant, parce avec tout ce qui avait été dit ou fait, pas après avoir voulu les quitter sans se retourner et sans même leur adresser un mot, la réponse restait compliquée à exprimer bien qu’aujourd’hui, sa volonté était toute autre.

Il est vrai que j’ai le cœur d’un vagabond, dans ma famille -ma famille de sang-, nous avons l’âme solitaire nous voyageons beaucoup. Si j’ai pensé pouvoir retrouver cette famille un jour, aujourd’hui, je ne me sens redevable qu’envers celle qui m’a élevé. Raison a été comme un père pour moi -même si je ne daignais pas le reconnaître -. Sa famille est la mienne. Je serais Nakhus tant que cela me sera permis.
Par Mido, par Yurai et par le peuple Nakhus.

Il n’avait actuellement aucune raison de le nier, car d’autre voie, il n’en avait aucune. S’il se devait de défendre un peuple au détriment d’un autre, la balance aurait toujours tendance à basculer en la faveur de ceux qui l’ont recueilli et élevé, personne d’autre.

Ajani écouta les paroles de Kerguelen en silence, les ponctuant d'un simple hochement de tête et d'un regard reconnaissant. Oui, ils avaient beaucoup à apprendre encore de ce nouveau monde, et les loups qui parvenaient à y survivre étaient sans doute leur meilleure piste. Dans l'hypothèse où ils soient ouverts à la conversation. La dénomination d'Ancêtres fit tiquer l'Oracle, réveillant en lui les souvenirs de lectures et de ses leçons auprès de Volstein sur l'histoire de leur continent. D'autres étaient déjà venus visiter les habitants du continent, plus forts, et armés d'une volonté d'asseoir sur ce monde leur domination. Les Precursors. Il était difficile de ne pas s'imaginer que ces loups bien plus forts qu'eux pourraient emprunter ce chemin également. Il fallait amener le contact avec eux sans attiser la moindre haine, prendre la température, voire ce qu'il en était.

"Je le crois également." Répondit-il doucement à la tirade de celle qui était comme sa filleule.

Puis vint le temps où ce fut à Lestat de parler. Ajani avait conscience que la question qu'il avait posée, même habillée dans le ton le plus doux qui fut, sonnait lourde de conséquences. Lui-même, alors qu'il était sur le chemin pour devenir Oracle, avait mis longtemps avant de pouvoir y répondre. Il comprenait les doutes que l'on pouvait éprouver à mettre des mots sur sa propre identité, des mots clairs, précis. Certains n'y parvenaient jamais. Pour d'autres, c'était une évidence depuis leur plus tendre enfance. Le loup sombre finit par répondre,de mots qui parurent d'abord bien négatifs. Mais ils changèrent rapidement de tournure, et il finit par affirmer que tant que cela lui serait permis, il demeurerait Nakhu. Cette fois-ci, ce fut un vrai sourire qui étira les babines d'Ajani. Un sourire chaleureux et bienveillant, rare sur ce museau trop souvent sérieux. Comme un sourire de bienvenue.

"Dans ce cas, je pense qu'il est temps que tu sois reconnu comme tel par tous." Lança-t-il, avant de tourner la tête vers Kerguelen. "Ainsi que notre nouvelle Couturière, afin de te donner une cape et une broche."

Personne necor en'avait succédé à Crystal depuis son départ, mais pour le lion blanc le choix était devenu une évidence. Kerguelen représentait tant pour la meute, et il savait que l'avoir à ses côtés serait toujours gage d'une voix sage et douce pour le conseiller. Il se savait plus sombre qu'elle, même si Yurai l'avait choisi.

"Si tu l'acceptes, bien entendu." Ajouta-t-il à la louve sans oreilles.

Son exposé de leurs découvertes sembla parfaitement clair pour ses deux amis. Nul ajout ne fut fait, aucune question posée. Ajani clôtura ce chapitre par quelques mots qui prouvèrent qu'il partageait son optimisme. Ce fut tout. Cela lui suffit amplement. Elle était contente de n'avoir fait aucun oubli et d'avoir pu partager ces connaissances.

Pendant l'introspection de Lestat, elle laissa son regard glisser sur la statue de Dame Yurai. Ses yeux la caressèrent de la pointe de la queue jusqu'au bout du museau. Avant de tomber sur l'écoulement continu de la fontaine. Elle se concentra sur le bruit du ruissellement, étouffant des mots qui ne lui étaient pas destinés.

Ce fut un changement dans l'aura d'Ajani qui la tira de sa sobre contemplation. L'ambiance semblait s'être allégée, devenant moins sérieuse. Kerguelen tourna à nouveau sa tête en direction des deux mâles. Son partenaire à l'âme vagabonde semblait avoir trouvé les bons mots. Nounou était souriant. Il prononça même quelques paroles qui lui firent chaud au cœur. Lestat allait officiellement devenir Nakhu ! Elle était heureuse pour lui. Il le méritait, après tout le travail qu'il faisait discrètement pour eux. Elle laissa ses babines naturellement remonter pour former un grand sourire. Elle s'apprêtait à le féliciter avec de grands cris de joie, mais la suite des mots de leur Oracle immobilisa son mouvement.

Ses yeux s'arrondirent et sa mâchoire inférieure s'affaissa. Instant de stupeur. Petit délai nécessaire à la compréhension de la demande de celui qui était comme un parrain pour elle. Mais il ne fallait pas seulement la comprendre, il fallait aussi accepter tout ce qui venait avec. La Colombe recula d'un unique pas, comme percutée par le tourbillon invisible qui la frappait en plein cœur. De légers tremblements d'émotion parcoururent son corps. Ses paupières se rejoignirent et elle les serra fort. Très fort.

Ajani souhaitait qu'elle devint la Couturière des Nakhus. Son bras droit. Avec toutes les responsabilités associées. Et il voulait que ce fut elle. Elle, Kerguelen, la louve sans oreille. Pas un autre de ses camarades plus âgé, plus expérimenté ou sans anormalité physique. Non, elle. Elle, toute entière avec ses qualités et ses défauts. Elle, la fille de feu Volstein et d'Hanna. Petite Colombe qui faisait tout pour sa famille. Qui cherchait sans cesse à s'améliorer, poussée par son ambition et son optimisme. Il n'y avait pas de plus belle preuve de confiance que cette nomination. Si Nounou croyait en elle, alors elle était capable d'endosser ce nouveau rôle. Oui, il n'y avait pas à en douter !

Ses paupières rendirent leur liberté à ses yeux. Une flamme nouvelle y brillait. Même l'humidité de ses larmes de joie ne parvenait pas à l'éteindre. Elle était bien trop forte, trop fougueuse. Alimentée par la détermination et l'amour des siens. Un combustible inépuisable. Elle avança résolument vers Ajani et vint placer son crâne contre son poitrail. Se fichant de décoller ses fausses oreilles. Boostée par la haute confiance que l'on avait en elle.

"J'accepte Nounou."

Gratitude et fierté se mêlaient. Elle avait encore du mal à réaliser et se montrait beaucoup plus solennelle que d'habitude. Mais il ne fallait pas douter qu'elle se montrerait bien plus exubérante après ! Toujours attentive aux autres, elle n'en oublia pas pour autant Lestat. A travers le rideau des cheveux blancs, elle chercha à croiser son regard. Heureuse d'avoir deux amis à ses côtés pour un évènement pareil.

"C'est amusant, je t'ai offert mon premier manteau et maintenant, c'est pour toi que je vais confectionner la première cape Nakhu ! Quelle étrange coïncidence ! Mais promis, tu ne ressembleras pas à un Renne avec !"

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