Serait tu un coeur libre? (Joaquin)

Les choses éclatèrent, et sable et pierre se répandirent dans sa gueule au lieu du sang auquel il s’était attendu.
Donc, quelque part, elles n’étaient même pas vivantes.
Etait-ce encore pire qu’avant ? Que ce monde puisse receler de créatures toutes plus horrifiques les unes que les autres, il avait fini par l’accepter et s’y habituer, en quelque sorte. Mais elles étaient faites de chair, elles étaient des créations dégénérées du monde qui toutefois répondaient aux normes du vivant.
Et maintenant, voilà que des choses non vivantes étaient capables de s’animer pour former encore plus de parasites, encore plus de nuisances autour d’eux.
Il s’immobilisa un instant, alors que les grains de sable dévalaient le long de son encolure en un discret chuintement, les yeux braqués sur les petits gravats qui s’étaient accumulés à ses pattes.

S’attendant à ce que les choses se reconstituent d’un instant à l’autre pour se relever et revenir les harceler.

Mais rien ne se passa.
Et ce furent les claquements de crocs des deux autres qui le tirèrent de sa torpeur, attirant son attention sur les derniers misérables qui s’acharnèrent de leurs dernières forces sur le loup blanc.
… Duquel sortit une gerbe de flammes, dissipant l’une des choses.
Ses poils se hérissèrent le long de son dos un court instant et le grondement qu’il fit naître se dirigea soudainement davantage sur le mâle inconnu qu’envers le tout dernier des moustiques de sable.
Voir cette flamme s’échapper de sa gueule, aussi fugace et petite soit-elle, avait ravivé le souvenir de la brûlure vive qui avait marqué l’une de ses épaules. Les nerfs se souvenaient.
La blessure était depuis longtemps refermée mais jamais cette cicatrice ne disparaîtrait.
Jamais non plus le souvenir de cette journée et de ce loup fatigué aux yeux fous, seul être qu’il eut un jour vu cracher des flammes.

Celui-ci n’avait pourtant pas de tube lumineux.

… Mais il lui ressemblait, quand bien même cela ne l’avait pas frappé avant.
Justice était néanmoins suffisamment lucide pour accepter que son esprit puisse lui jouer des tours, à se focaliser ainsi, et qu’il créait peut-être des liens là où il n’y en avait pas ; agité par la vue du feu.
Suffisamment lucide également pour savoir qu’il y avait tout de même autre chose sur lequel il devait se concentrer, là, à l’instant.

Cette dernière nuisance qui voletait pitoyablement autour d’eux.

Ses yeux virèrent brusquement de cible pour retourner sur la chose, et d’une détente des postérieurs il s’éleva en l’air pour achever d’un dernier coup de crocs le bourdonnement des ailes de l’élémentaire.

Et le silence revint quand il retomba au sol, les restes minéraux tapissant sa langue.

Il souffla quelques instants, passant son regard de l’un à l’autre.
Roakine, mal en point mais toujours debout et exalté - comme il avait l’habitude de le voir dans les combats, comme s’ils étaient une sorte de fioul qui permettaient à son sang de bouillir.
Puis le pâle inconnu. Sur lui son regard bleu et or s’arrêta plus longtemps.
Pour le décrypter et l’analyser, hors du prisme de la réactivité.
Il ne parvenait pas à effacer la ressemblance.
En tout cas, il semblait encore plus affaibli.

Peut-être que Justice aurait tenté de le soigner, du peu qu’il savait faire, s’il n’y avait pas eu cette tension sous-jacente qui faisait vibrer sa peau et refusait de relâcher ses muscles, quand bien même le combat était terminé.
Comme si la menace était toujours là.

— Qui es-tu ?

Sans être agressive, sa voix grondait d’une intransigeance qu’il ne masqua pas et les mots tranchaient autant le métal fixé à ses griffes.

Presque accusatrice.

Lorsque toutes les créatures eurent enfin disparu, lorsque la poussière acheva de retourner à la terre, et lorsqu'il n'y eut plus que leurs souffles haletants pour venir briser le silence, Joaquín s'accorda le luxe d'un petit tour d'horizon.

Autour d'eux, c'était comme si rien de tout cela n'était arrivé. Il n'y avait bien que les traces de sang — leur sang – qui maculaient la pierre de manière éparse pour venir témoigner du combat qui venait de se dérouler : du reste, l'eau de la flaque demeurait dormante, à l'image de tout le canyon autour d'eux. C'était une nuit paisible. Les créatures avaient disparu. Emportant avec elle sa propre quiétude pour les quelques jours à venir — il était évident qu'il allait commencer à se méfier des alentours, s'il était ainsi possible de tomber sur une meute de diablotins de sable de manière totalement inattendue, mais il était hors de question qu'il mette les voiles comme il l'avait fait suite à sa rencontre avec le scorpion géant, il était ici chez lui –, laissant derrière elles une vague amertume. C'était comme si tous ces efforts avaient été vains. Comme si ce combat, gagné de justesse certes et grâce à l'intervention inopinée mais bienvenue de Justice — une fois de plus –, n'avait servi à rien.
Joaquín était frustré.

Mais intrigué, aussi. Car entre toutes ces mouchetures d'hémoglobine, tâches sombres sur un sol presque mauve sous la pale lueur de la lune, il y avait une autre trace anormale. Vague témoignage de leur bataille qui détonnerait probablement bien plus une fois le soleil levé. Là, par terre à quelques mètres, des traces de brûlures sur la roche.
Il n'avait pas rêvé. Vanhir avait craché des flammes.
Mais Vanhir était solitaire, Vanhir n'avait pas de glowstick. Vanhir semblait être un loup tout ce qu'il y avait de plus normal, pour une fois. Alors comment avait-il pu cracher du feu ? Accessoirement, pourquoi ne l'avait-il pas fait plus tôt ?
Les sourcils de Joaquín se froncèrent, ses yeux jaunes observant l'autre mâle avec suspicion, lorsque la voix de Justice s'éleva, dure, impartiale.
Il tourna la tête vers son comparse, qui observait l'autre avec une allure peut-être un peu trop rigide pour un allié supposé, et, ravalant ses propres incertitudes, s'avança d'un pas qui se voulait tranquille vers Vanhir, se plaçant à ses côtés, avant de répondre avec nonchalance :

— C'est Vanhir. Il... Comment s'était-il présenté, déjà ? Ah oui. ... voyage.

Agrémentant ses paroles d'un petit haussement d'épaules, espérant alléger la tension chez son camarade et lui signifiait que ça allait, à priori, il tourna ensuite la tête vers Vanhir. D'eux trois, il était le plus mal en point.
Au moins, sa chauve-souris aurait de quoi s'en mettre plein la panse, songea-t-il en silence.

Des deux loups ici présents, ce fut son noir comparse qui réagit le premier.
Portant sur lui un regard quelque peu étonné qu’il surprit du coin de l’oeil, Roakine se déplaça pour aller du côté du pâle inconnu. Les yeux crépusculaires du solitaire ne dévièrent pas de leur cible ; restant fixement ancrés dans les prunelles de glace du mâle en face de lui.
Vanhir, tel était le nom qu’il pouvait désormais poser sur sa tête. Il n’évoquait rien de particulier en lui - même en allant racler dans les tréfonds de sa mémoire, rien de bon ni de mauvais n’était prompt à s’extraire.
En même temps, il n’était pas tout à fait le loup de ces contrées le plus prompt à avoir collectionné beaucoup de noms parmi ces comparses. Premièrement car il obéissait plutôt bien à la définition de solitaire et n’avait finalement que peu croisé les âmes de ce bout de continent, et deuxièmement car il n’était pas le plus attaché à l’idée de donner son nom ; et recevait rarement celui des autres en retour.
Ceux qu’il avait fini par apprendre n’étaient en général pas même donnés par ceux qui les portaient, il se contentait de se les accaparer en étant attentif aux détails et aux paroles, pour pouvoir mieux les ranger parmi les données utiles à retenir.

Pour la survie, toujours et encore.

En tout cas, son ami noir - pouvait-il réellement l’appeler ainsi ? Il n’avait jamais connu le concept d’amitié et n’y accordait au final que bien peu de pensées, aussi ne se posait-il même pas la question de savoir qui pouvait l’être - semblait prendre parti pour ce fameux Vanhir.
La façon qu’il avait eu de rejoindre son flanc signifiait apaisement, il est de notre côté.

Les yeux de Justice se plissèrent.
L’intéressé principal choisit cet instant pour prendre la parole et se défendre de lui-même, ce qui arrivait à point nommé pour imposer une halte à cette tension qui montait en lui sans qu’il ne puisse réellement l’expliquer.
Il expia un souffle par la truffe, grogna d’une voix sombre une demie-réponse immédiate sans cesser de le détailler du regard.

— J’ai un mauvais souvenir des loups qui crachent du feu, c’est tout.

Son épaule tressauta d’un sursaut involontaire - celle qui portait la large trace de la brûlure.
Puis, après quelques secondes supplémentaires à lorgner sur Vanhir, Justice finit par accepter l’idée que si danger il y avait, il n’était pas immédiat, et que peut-être se fourvoyait-il simplement à ainsi le traiter.
Après tout, ne détestait-il pas lui même cette fâcheuse manie de ce qu’il avait pu voir dans l’une des meutes du coin à vouloir faire endosser à tout étranger la responsabilité de leurs mauvaises expériences du passé ?

C’est sur cette dernière pensée qu’il acheva de relâcher -pour le moment- sa méfiance, et qu’avec un dernier soupir il abandonna sa posture droite et rigide pour faire un pas dans leur direction et s’allonger.

Ils avaient tous deux besoin d’un repos - autant partager ce moment, tout en veillant ensemble que rien d’autre ne viendrait à leur trousse.

Après tout, ce ne serait que la millième fois.

[ Déso, en ma qualité de petit génie j'avais pas capté que c'était à moi de répondre, ça aurait pu durer longtemps comme ça
PS j'aime voir que Joaquín est l'alibi anti racisme de Justice, aka son "ami noir", la bise à Nadine ]

On ne pouvait pas dire que Joaquín s'était attendu à ce que la tension monte après le combat fini. Ses yeux allaient de l'un à l'autre des deux solitaires, l'adrénaline pas tout à fait prête à redescendre en raison de l'ambiance pas forcément sereine ; juste assez fluctuante pour laisser un sentiment de profonde lassitude monter en lui. Il était trop rincé pour ces conneries. Sous son — très – épais poil, le sang commençait peu à peu à coaguler mais les innombrables estafilades lui donnaient la sensation d'un tiraillement constant, comme si les petites saloperies étaient toujours là, à revenir inlassablement à la charge.
Pouvait-il se chopper quelque chose, avec ces conneries ?
Elles n'avaient parues constituées que de sable, mais généralement le sable n'était pas animé. Difficile d'être sûr de quoi que ce soit. A part de la probable présence de sable dans ses plaies. Ce qui était une belle tuile. Il allait devoir passer du temps à les nettoyer : cette seule perspective acheva le peu d'entrain qu'il lui restait.

Fort heureusement pour lui, la situation se calma rapidement. Les yeux de Joaquín se plissèrent à leur tour lorsque Justice fit part d'une rencontre passée avec un loup lui aussi capable de cracher du feu, et allèrent immédiatement se poser sur la cicatrice que ce dernier arborait à l'épaule. Son nez se plissa, et l'envie de questionner Vanhir pointa sur le bout de sa langue, mais il ne pipa mot.
Pas franchement envie de niquer l'ambiance, plus qu'elle ne l'était déjà.

Il balaya de nouveau du regard les alentours, attristé de voir ce petit point d'eau supposément calme qu'il appréciait fort bien d'ordinaire désormais souillé par les vestiges d'un combat quand même sacrément absurde, et inspira une grande goulée d'air frais. S'humecta les lèvres, la gorge sèche. Et jeta un regard dédaigneux à la flaque d'eau à laquelle ils s'étaient abreuvés un peu plus tôt.

— Chez moi, une victoire, ça se fête au bar, normalement.

Cracher du feu, il connaissait, enfin, de manière imagée.
Ce qu'il aurait pas donné pour une bouteille de téquila. Face à l'incongruité de cette soirée, ils auraient pu célébrer la quasi-dérouillée qu'ils s'étaient prises avec quelques shots. Au moins, le mal de crâne du lendemain aurait été mérité.

Il manquait vraiment un bar, sur ce continent pourri.

Dépité, il se résigna à retourner d'un pas lent vers la petite berge, avant de se baisser pour laper quelques gorgées d'eau.
La sensation sur sa langue était âpre.
Eh merde, il avait du sable sur la langue.

L’instant de flottement qui avait saisi le loup pâle ne lui avait pas échappé.

Cette habitude qu’avait le regard de se détourner avec subtilité quand confronté à un souvenir ou à une réflexion particulièrement laborieuse. C’était généralement bref et dur à saisir, mais lorsque ses yeux se fixaient sur un visage, il ne manquait jamais ce rapide décrochage.
Par le passé, cela lui avait permis de gagner l’avantage sur des adversaires peu concentrés, ou pas encore assez rongés par la folie pour ne plus faire face qu’à la vide et sombre caverne que deviendrait bientôt leur esprit.

Un souvenir, voilà ce qui avait effleuré Vanhir. Bien évidemment, il ne saurait dire lequel. Seulement qu’il devait avoir un rapport avec cette histoire de flammes et d’Etelkru cinglé. Cela n’aida pas le mâle noir à se détendre, qui depuis sa position couchée ne quittait toujours pas le loup gris des yeux. S’il avait su forcer son corps à relâcher une grande partie de la pression, son esprit, lui, n’arrivait pas à se détourner totalement de ce qui titillait son sens d’alerte.
Ainsi avait-il été formaté.
Un instinct affuté qu’il n’avait pas désiré, qu’on avait taillé sans son aval, mais sur lequel il savait désormais pouvoir se reposer pour assurer sa survie.
Alors si son instinct lui soufflait de garder l’inconnu à l’œil, il ne l’ignorerait pas.

Des questions se pressaient derrière ses crocs mais aucune n’avait des angles polis.
Il voulait élucider ce regard vague, cette coïncidence qui n’en était sûrement pas une.

Mais aucun des mots qui ne tournait dans sa gueule ne semblait prêt à se formuler d’une manière amicale, et il avait résolu à laisser tomber la pression. Pour le moment.
Son regard fit un aller-retour vers la source d’eau dans laquelle le mâle noir était parti se désaltérer, ne s’attardant pas sur sa remarque et les mots étranges qui s’y enchaînaient – comme d’habitude.

Ce fragment de familiarité l’aida à lâcher prise, quand bien même ses iris ne se faisaient pas plus doux lorsqu’ils se posaient sur Vanhir, et il souffla bruyamment par le nez.

— Pourquoi vous ont-ils attaqués ?

La question était banale, du genre qu’il s’abstenait en général de poser. Surtout pour un loup comme lui que les longs silences ne dérangeaient pas, épargné qu’il était de tout sentiment de gêne sociale.

Mais il avait remarqué que d’eux trois, Joaquin semblait vouloir tirer de ce moment quelque chose d’un minimum de positif, bien qu’il ne puisse pas vraiment dire quoi.
D’autant que l’étranger aux flammes n’avait pas l’air très à l’aise et ne s’était pas installé, lui. Comme s’il était prêt à prendre la poudre d’escampette à la moindre alerte. Et ça n’arrangerait pas Justice qui, quelque part, escomptait le garder à proximité pour le moment – car peut-être qu’alors, la conversation s’acheminerait naturellement vers leur… différend.

Etant donnés tous ces éléments, Justice était donc prêt à faire un effort pour entamer une conversation.

On ne pouvait pas franchement dire que l'ambiance était détendue. Comme bien souvent, un soupir désabusé s'échappa de la truffe de Joaquín. Il avait le désagréable sentiment que le reste de cette soirée ne serait ni spécialement festif, ce qui était prévisible au vu du profond balais dans le cul que semblaient développer les locaux assez tôt lors de leur croissance, ni spécialement agréable.

Il n'avait guère envie d'observer les deux autres solitaires pendant que tous deux se regardaient en chien de faïence. S'ils avaient tous deux sa sympathie, il aurait probablement préféré se coltiner une messe entière à l'Eglise plutôt que de passer une telle nuit en leur compagnie. Autant retourner se terrer dans son trou pour lécher ses blessures et finir sa nuit : au vu de l'exercice physique dont il sortait, dormir se serait peut-être avéré un peu moins laborieux qu'auparavant.

Entendre soudain la question de Justice le prit à revers : il s'était franchement attendu à ce qu'aucun des deux ne daigne prendre la parole, encore moins pour tenter de faire la conversation. Toujours accroupi à côté de sa flaque, il regarda par-dessus son épaule :

— Aucune idée. Je viens des fois ici et c'est la première fois que je les voyais. Peut-être ils ont construit un nid depuis ma dernière visite. Ils ressemblaient à avispas quand elles défendent le leur.

Cette idée ne le ravissait pas vraiment : si ces étranges créatures avaient en effet décidé de s'installer ici depuis son dernier passage — qui datait de quelques semaines –, rien n'indiquait que d'autres n'en avaient pas fait de même ailleurs. Bordel de Dieu, voilà que ça recommençait. Quand ce n'étaient pas les scorpions-cactus, c'étaient les chauve-souris-poussière. Qu'on. Lui. Foute. La. Paix.

— Vous en aviez déjà vu ?

Parce que lui non. Et ça ne ressemblait pas à des animaux qu'il aurait été susceptible de voir ailleurs qu'ici. Peut-être les connaissaient-ils, peut-être étaient-ils familiers, peut-être étaient-ils facilement évitables, identifiables, tuables. Parce qu'il n'avait pas follement envie de recroiser un essaim de ces saloperies tout seul pendant sa petite morning routine. Con comme il était, il savait pertinemment que même dépassé par la situation, il ne s'enfuirait pas, et serait capable de se faire rétamer juste par abus de fierté.
Comme ça avait presque été le cas ce soir.
Certaines choses paraissaient décidément immuables. La profonde et puérile bêtise dont il pouvait faire preuve par simple orgueil en était un bel exemple.

Oreilles dressées mais pas franchement passionné, Justice écouta la réponse de son camarade au pelage sombre.
Finalement, la situation n’avait pas grand-chose de différent à celles qu’ils avaient tous deux souvent traversé – et il n’en était absolument pas surpris.
Ces choses débarquaient sans prévenir, sans raison et sans qu’on ne s’attende à leur présence, et attaquaient. Le concept de nid n’était pas sans lui rappeler le territoire souterrain des étranges scorpions qu’ils avaient débusqué lorsque c’était cette fois-ci dans un désert qu’ils avaient été amenés à en découdre avec la faune locale, et il releva brièvement une babine à ce souvenir.
Et ne put pas s’empêcher de lever les yeux vers le ciel de pierre au-dessus de leurs têtes pour y sonder les sombres aspérités à la recherche du moindre battement d’ailes ou de quelque chose qui révélerait que ces nuisibles se tapissaient encore dans la zone.

Il finit par abandonner avec un soupir, son regard reprenant la direction de Joaquin bientôt rejoint par Vanhir qui répondit à sa question – et à celle que l’autre solitaire avait posé à la suite.
Justice se retint de rouler des yeux à la première partie de la phrase. Si le mâle blanc était un natif d’ici, il était soit très chanceux de n’avoir que peu croisé la route de pareilles créatures soit très peu observateur pour penser qu’il y avait quoi que ce soit de logique aux agissements d’une grande partie de ces monstres.
La Bête du Monde Rouge qui avait surgi de nulle part n’avait eu besoin d’aucune raison pour marcher vers eux et l’avaler en le projetant dans une autre dimension. Il aurait été bien trop simple que même les choses les plus bizarres de ces terres soient toutes aptes à répondre à un genre de code universel, auquel cas il aurait été bien plus simple d’éviter de les confronter.

Enfin, ça ne devait tout de même pas être la première fois qu’il y faisait face puisqu’il mentionna la possibilité de tomber sur tout et n’importe quoi.
Un nouveau silence s’installa, et il en conclut que c’était à son tour de s’exprimer étant donné que la question avait été ouverte et adressée à eux deux.

— Pas vu non plus.

…
Voilà.
Le solitaire n’avait tout bonnement rien d’autre à dire de plus et ça ne le gênait nullement.

Mais il n’en perdait pas de vue l’objectif initial qui était né dans un recoin de son esprit lorsqu’il avait tenté de lancer la conversation, et ses yeux hétérochromes étaient retournés se perdre sur le corps de Vanhir pour le détailler, l’ausculter, l’analyser.

— T’as vu quoi d’autre ?

Peut-être quelque chose qui expliquerait sa capacité à cracher des flammes sans pour autant porter de tube lumineux des dieux locaux ?

Imitant Vanhir, Joaquín était à son tour allé s'allonger — un peu à l'écart de l'eau quand même, car même avec les poils collés par l'hémoglobine et le corps constellé d'une poussière qui s'avérait être le reste de trucs qu'il venait de combattre, la perspective de prendre un bain ne l'enchantait guère. Ecoutant pensivement la maigre ébauche de conversation qui s'établissait entre eux tout en léchant ses plaies les plus accessibles. En l'occurrence les entailles sur ses pattes.

Ces choses avaient en effet plus cherché à défendre une position qu'à les attaquer pour le principe. Usant de leurs étranges nez allongés pour les couper. Les affaiblir, sans jamais boire leur sang.
Son nez se fronça légèrement tandis que ses yeux jaunes fixaient les plaies qui coagulaient rapidement à ses pattes. Quelles qu'elles soient, il espérait juste que ces choses ne refilaient pas des maladies.
Combien de fois lui avait-on dit, alors qu'il était gosse et allait jouer dehors avec ses sœurs, de ne surtout pas s'approcher des grottes isolées qui bordaient les falaises du Canyon ? La mise en garde était toujours la même, de génération en génération, quelle que soit la famille, et le désir enfantin d'enfreindre la loi tacite qu'elle impliquait pour aller flirter avec le danger et se sentir comme les grands rapidement maîtrisé par la menace de se prendre la rouste de sa vie si l'on passait à exécution.
Menace d'autant plus grande qu'en sa capacité de seul mâle de sa portée, il était par défaut responsable de ses soeurs et de leur sécurité. Et que ce faisant, il risquait de sévèrement dérouiller à leur place, si jamais elles s'aventuraient là où elles n'auraient pas dû.
Aucun d'eux ne s'était au final jamais approchés des endroits interdits, malgré le mystère, et aucun drame n'en avait découlé. Mais il se souvenait parfaitement du cadet de l'une des familles voisines, qui était un jour tombé dans un trou, non loin du champs de son père, et en était revenu avec les larmes aux yeux, une peur ineffable du noir, et ce qui lui avait alors paru comme étant d'étranges égratignures sur le visage.
On lui avait dit de ne surtout plus s'approcher d'eux, après ça.
Quelques jours plus tard, le gamin était mort. Abattu par son propre père. Son corps avait été brûlé à l'écart, ses restes pas même disposés aux côtés de ceux de ses ancêtres, et à partir de ce jour-là, Joaquín avait été particulièrement vigilant quant à où il mettait les pattes.
Quelle n'était alors pas sa perplexité en voyant le solitaire gris se trimballer joyeusement avec une chauve-souris sur le dos. Chauve-souris pour laquelle il faisait également office de bar, de toute évidence.

Ses yeux filèrent instinctivement vers Vanhir, cherchant son familier. S'assurant qu'il était bien resté à sa place. Dans les cheveux de l'autre.
Loin.

Il attendit au passage que ce dernier ne réponde à Justice, curieux de savoir sur quoi l'autre mâle avait pu tomber depuis qu'il arpentait ces terres.

Par chance, Justice n'était pas le plus clairvoyant au sujet des sous-entendus et des jeux d'esprit qui prenaient la forme de phrases habilement tournées pour leur faire dire autre chose que le sens immédiat des mots la composant.
S'il comprenait assez bien l'ironie car elle avait tendance à s'accompagner d'un langage non verbal concordant, le sarcasme débité par Vanhir le sourire aux lèvres et la queue battante lui échappa complètement. Et sans doute était-ce mieux ainsi.
Il écouta donc sans arrières pensées l'énumération que fit le mâle clair, notant malgré tout qu'il avait finalement des souvenirs plutôt clairs et variés pour quelqu'un qui venait d'annoncer qu'il avait mauvaise mémoire à force d'essayer de les oublier.

Ses sourcils se froncèrent à mesure qu'il réalisait qu'il n'avait pas forcé le trait en parlant de tout et n'importe quoi. Ce solitaire avait lui aussi eu son lot de mésaventures avec la faune locale et il ne reconnaissait même pas dans ses paroles des créatures similaires à ses expériences vécues avec Joaquin.
Il coula vers lui un regard un peu dépité et se demanda si lui aussi en arrivait à la sombre conclusion que c'était autant de nouvelles monstruosités différentes qu'ils pouvaient trouver sur leur chemin un beau jour.
Ses oreilles tiquèrent sur les derniers mots de Vanhir et ses yeux repartirent en sens inverse pour se confronter aux prunelles pâles du loup gris, cherchant sur son visage une trace de plaisanterie qui expliquerait son étrange proposition.
Pourquoi voudrait-il aller voir ? Avait-il l'air de vouloir collectionner les rencontres avec ces choses ?

Justice haussa les épaules après être arrivé à la conclusion que le loup clair avait peut-être des hobbies étranges, tout simplement.

— Pas besoin. J'ai vu assez de monstres et j'aime mieux éviter les autres.

Fussent-ils de réels monstres qui ne pouvaient cacher leur nature ou des loups dont l'âme n'était pas plus belle.
Le solitaire étira ses doigts et relâcha un soupir, les yeux dans le vague. La liste qu'il dressa de ses rencontres l'amena à se demander si ça n'était pas l'explication la plus probable - dans un monde qui brouillait les frontières entre la logique et les possibles - à ses capacités pyrotechniques. Lui et Joaquin avaient bien gagné un genre de sixième sens après la brève mais marquante incursion qu'avait fait le Monde Rouge dans leurs vies.

— Les flammes que tu fais, c'est à cause d'un des monstres ?

Un genre d'avantage glané par mégarde, peut-être. Un pouvoir surnaturel passé dans une morsure - comme un poison devenu allié.

C'était toujours en silence que Joaquín écoutait attentivement la discussion. Regrettant avec amertume de ne pas avoir de bouteille d'alcool pour égayer un peu plus la soirée, car, à mesure que l'échange se poursuivait, une impression de déjà vu s'insinuait en lui. Ou en tout cas, une version déviante.

Car cette étrange prise de bec presque unilatérale n'était pas sans lui rappeler celles qu'il avait maintes fois eu l'occasion de voir, dans un bar ou un autre, chez lui. Si la tension initiale l'avait crispé, il observait désormais les deux mâles se renvoyer la balle avec un discret sourire en coin.
La scène était assez surréelle.
Absurde, comique. Après s'être évertués à abattre tous ces lutins volants sans se faire trucider, ils se retrouvaient à s'engueuler comme des ados autour d'un verre. D'eau. Enfin, d'une flaque.
Ca lui rappelait franchement le pays.

Son sourire ne manqua pas de s'élargir lorsque Justice, qui s'évertuait visiblement à mener son existence dans le premier degré le plus total, ne parut pas cerner une seule seconde l'agacement de Vanhir. Allant même jusqu'à lui adresser un regard presque penaud suite à l'énumération de ce dernier des nombreuses abominations sur pattes qu'il disait avoir croisé. Bien incapable de laisser cette liste monstrueuse lui miner le moral, il se contenta de pouffer discrètement de rire en voyant son collègue aussi alarmé par les propos de l'autre solitaire — enfin, alarmé était sans doute un bien grand mot, mais il l'avait rarement vu aussi expressif.
Peut-être que ce type était juste autiste. Il n'en avait bien rencontré un qu'une seule fois, très brièvement lors d'un sale coup fait avec sa bande d'antan, mais le gars en question lui avait fait une sacrée impression.
Peut-être avait-il bénéficié d'une éducation particulièrement exécrable. Dispensée par des autistes.
Peut-être souffrait-il simplement de terribles lacunes en termes de compréhension de l'autre, et que ça contrebalançait ses prouesses au combat.

Et Justice de revenir à l'assaut comme une mouche particulièrement tenace — ou ma tortue –, continuant inlassablement son interrogatoire malgré les mises en garde de Vanhir. A ce moment-là, Joaquín fut partagé : il avait à peu près autant envie d'éclater de rire face à l'inaptitude sociale évidente du poil ras que d'intervenir plus ou moins subtilement dans l'espoir de faire un peu diminuer la pression. Mais Joaquín était bien curieux de savoir d'où venait cette capacité à cracher des flammes sans glowstick, aussi s'abstint-il de dire quoi que ce soit.
Eh puis, il aimait ça, écouter. C'était son passe-temps préféré à l'époque où il n'était pas seul.
Une douce chaleur commença à s'infiltrer en lui, et il se détendit un peu plus. Une forme de contentement qu'il n'avait plus connue depuis bien longtemps. Qu'il avait cru définitivement perdue.
Mais qui était bien là.

Un sentiment de camaraderie qui lui avait foutrement manqué.

Le loup noir demeura attentif aux réactions de Vanhir dans l'attente de sa réponse, mais plus par habitude que par réelle méfiance maintenant.
Il y eut de nouveau un signe d'agacement de sa part, dans ces oreilles qui se plaquèrent. Mais la tension qu'il avait de lui-même contribuer à instaurer redescendit un peu quand le loup clair prit quelques secondes pour lisser son attitude avant de lui répondre. Les oreilles droites, Justice écouta chaque mot et demeura impassible.
Et finalement, quand Vanhir eut fini et que quelques secondes s'étaient écoulées... Il hocha la tête, simplement. Pas vraiment satisfait de la conclusion tant cette première impression de menace qui l'avait dérangé restait enterrée quelque part dans ses entrailles sous la forme d'une alarme qu'il serait difficile de faire taire pour de bon, mais assez rassuré néanmoins sur l'honnêteté de l'autre solitaire.
Et sur la plausibilité que tout ceci puisse n'être que le fruit du hasard.
Sa tête était retombée sur ses pattes et alors qu'il se demandait quelle direction prendrait la suite, le mâle blanc reprit la parole.

Il voulait se reposer.
Encore une fois plus par réflexe que par volonté, Justice le suivit des yeux quand il se leva pour aller s'allonger contre une paroi après quelques mots de remerciement. Malgré le... conflit qui les avait quelque peu opposé, il eut tout de même quelques paroles à son égard et le mâle noir les accueilla d'un léger signe de tête.
Quelques secondes passèrent dans le silence, puis il porta son regard vers Joaquin.

— Autant nous reposer aussi. Restons ensemble pour cette nuit, au cas où les... choses reviennent.

Tous les trois, ils seraient aptes à repousser une nouvelle invasion de ces étranges et agaçantes créatures.
Sans bouger de sa position Justice laissa à son tour tomber sa tête sur ses antérieurs joints, ses paupières battant quelques temps avant de se clore.

S'il ne se saurait sans doute pas assoupi en la seule présence du mâle blanc, la présence de Joaquin lui était elle suffisamment familière pour qu'il se sente en sécurité.
C'était la première fois depuis très longtemps qu'il prenait un véritable repos non pas en solitaire dans son antre reculé, mais en compagnie d'autres loups. De là où il venait, il n'avait pu qu'assimiler la présence de corps se côtoyant et de souffles se mêlant à des souvenirs désagréables - et jamais à un repos serein et complet.
Mais là, ici...

Il réalisa que cela pouvait être également apaisant.