[Antidaté • Peu de temps après la réunion Etelkru de passation, avant le retour de Désastre & Narcisse]

Immobile dans l’ombre noueuse qui s’allongeait autour d’elle et l’avalait progressivement, projection du motif intriqué que créait les racines noueuses de l’Arbre aux Serpents, Anita patientait.

C’était seulement la deuxième fois dans sa vie qu’elle ne s’engouffrait pas en courant dans ce chemin cent fois parcouru.

La première, c’était lorsqu’encore si jeune enfant, elle avait décidé de pénétrer dans le temple de l’Anaconda de son propre chef. Pas en tant que bourgeon à peine formé logé bien au chaud dans un ventre rond, pas en tant que petit corps braillard trimballé par la figure maternelle.
De sa volonté à elle, elle avait attrapé un colibri dans les marais, et elle avait voulu l’offrir à l’Anaconda. Le rencontrer, pour de vrai.
Le début d’une belle et longue histoire qui continuait de s’écrire en arabesque, tant dans son esprit que sur son corps désormais marqué de ce tatouage reptilien.
Mais elle ne le savait pas encore, et malgré son attirance et son impatience qui la faisaient trépigner devant le tunnel de terre s’enfonçant entre les racines humides, elle appréhendait la rencontre.
Comme tout enfant, certainement, angoissait un peu avant pareille entrevue quand bien même l’excitation l’avait en premier lieu entraîné.

Et dire que ce jour-là, elle n’était même pas venue pour elle.

C’était l’époque de leur quête de réponses divines, à Axie et elle, pour trouver un moyen d’apporter à Dez un sourire de Pepper.

Un sourire naquit sur ses babines en même temps que ses griffes s’enfoncèrent un peu plus dans le sol meuble, et que les battements de son coeur lui parurent un peu plus irréguliers, un peu plus laborieux.
Cela faisait une éternité, non ?
Ce temps était bel et bien révolu.

Mais il brillait dans ses souvenirs d’une lumière dorée que rien ne parvenait à ternir.

Et la voilà aujourd’hui, tant d’années plus tard, tout aussi paralysée que lorsqu’elle n’était qu’un louveteau de quelques mois.

De quoi avait-elle peur, au juste ?

De rien. Ce n’était pas de le peur.
C’était une hésitation qu’elle avait bien du mal à qualifier.
Ou peut-être était-ce simplement une contemplation de ce long boyau obscur, ouvert à ses pattes et n’attendant que son passage, sachant qu’au bout de celui-ci se trouvait l’Anaconda qu’elle aimait tant.
Pour une rencontre qui serait plus solennelle que les autres. Plus encore que son épreuve de passage.
C’était peut-être ça.

La légère angoisse de l’officiel, elle si adaptable mais si libre, qui ne se sentait jamais tout à fait à sa place quand il s’agissait de se positionner par rapport aux autres.

Elle n’avait jamais rêvé d’être leur supérieure, aujourd’hui elle se trouvait Alpha et Prêtresse.

Kiro le lui avait pourtant dit.
Elle était promise à un grand destin.

L’hybride ferma un instant les yeux pour inspirer l’air de la Moere qui doucement se rafraîchissait, à mesure que l’astre couchant allait trouver son abri pour la nuit, loin, loin derrière l’horizon.

Puis elle rouvrit les paupières, et fit un pas en avant.

• • •

Dans le liquide doré qui emplissait la vasque de pierre, ses yeux se perdaient.

Avec des gestes lents et révérants, la louve s’approcha encore un peu - maintenant quelques mèches anthracites s’échappaient et fuyaient vers la lumière, comme happés, tombant sur sa surface pour y onduler pareils à de minuscules serpents noirs.

Elle s’assit, se pencha en avant jusqu’à laisser reposer sa mâchoire sur le rebord, sa gueule si proche du liquide sacré de la fontaine.

Etait-elle supposée en boire maintenant ? Ou bien devait-il d’abord officialiser son statut ?
Devrait-elle, juste après, laper le liquide pour l’accepter pleinement ?

Qu’est-ce que ça ferait, de le sentir entrer en elle ?

Est-ce qu’elle serait différente ?
… Est-ce que ça avait un goût ?

Les mots de Kiro revinrent encore tourner dans ses pensées, se mêlant au souvenir plus récent, plus vif du matin de la mort de sa tante. Elle se remémora de cette certitude qui avait émergé d’un océan de brume, s’emparant d’elle au milieu du tumulte des sentiments. Celle que son Dieu ne pouvait avoir qu’été au courant de son nom sur les lèvres d’Anette et Pepper, mais n’avais rien dit, préférant laisser le destin imbriquer les pièces à sa manière.
Parce qu’il croyait en elle, certainement.
La louve sourit doucement.

— Est-ce que tu savais ?

Un murmure qui se perdit dans la surface luminescente. Un murmure qu’elle n’avait pas besoin de prononcer pour que son Dieu entende ses interrogations - mais la parole lui était toujours venue si facilement et instinctivement, à elle.
En un sursaut elle se redressa un peu, se rappelant de quelque chose.
Extirpée de sa mitaine, une large écaille fut déposée sur le rebord, là où la lumière venait élégamment souligner ses imperfections et miroitait doucement sur sa surface luisante.

Kiro lui avait réclamé un cadeau du Nord.

— C’est une écaille du dinosaure qui a pris l’une des nôtres et a voulu aussi prendre ma soeur. Bien évidemment, on l’a pas laissé faire. Ce n’est pas le plus gros des présents, mais… J’imagine que c’est le plus significatif.

De sa volonté de ne jamais abandonner.
De cette union qui s’était jouée entre les membres de sa meute pour récupérer Solelio sans perdre une autre âme dans cet avide désert de glace.
Un fragment de mémoire de cet ami disparu, qui sous la forme dont l’avait béni Kiro avait distrait la créature au péril de sa vie.

Le regard améthyste finit par quitter l’or reluisant pour monter le long de la statue, la caressant du regard, avant de s’arrêter dans les yeux de pierre.

— Je suis prête. Je serai ta Prêtresse.

Je serai tienne.

Si elle n’était sûre de rien en ce qui concernait les vastes ficelles du reste du monde se jouant autour d’eux, de cela, au moins, elle était sûre.

Jusqu’à son dernier souffle, l’Anaconda et elle seraient liés.

Son Dieu avait fini par apparaître, se déliant souplement de sa statue dans un spectacle luminescent. Et si sa réponse à son interrogation se fit bien énigmatique, elle n’en était pas moins de lui - ou plutôt, pas davantage.
Ses lèvres n’avaient pu s’empêcher de former la question, mais elle n’avait pas vraiment attendu de réponse. Tout au plus choisit-elle de confirmer ce qu’elle avait déjà soupçonné.
Kiro savait, mais avait jugé bon que ce fil de son destin se déroule de lui-même.

L’Anaconda sembla satisfait de son cadeau, et Anita hocha doucement la tête, son sourire s’agrandissant à chaque minute supplémentaire passée en compagnie de l’immortel, comme chaque fois.

— Ils nous ont bien fait courir, oui.

Sa soeur tenait peut-être à accomplir ses voeux auprès d’Aka en allant leur foncer dans la chair, mais elle et d’autres avaient plutôt adopté la stratégie du Dieu de l’agilité, visiblement plus adaptée à ces créatures d’une taille un peu plus imposante que leurs adversaires habituels.
Les éviter tant qu’on le pouvait, n’en venir à la confrontation physique qu’en dernier recours.

Finalement venait le sujet important. Celui de sa présence ici en ce jour.
L’Anaconda renouvela son souhait de l’avoir à ses côtés, rallumant une flamme chaleureuse dans sa poitrine.
Kiro était et serait un astre même dans la plus sombre des nuits qu’elle aurait à traverser.

Elle fit mine de s’installer plus confortablement pendant que lui s’adonnait à ses habituelles mimiques et folies.
Il lui déclina ses tâches, elle se contenta de hocher distraitement la tête. La louve était attentive mais ces choses-là, elle les savait, les avait anticipées - et son esprit fuyait toujours plus avant pour en arriver aux morceaux dont elle n’aurait pas connaissance. Ceux qui renfermaient encore le mystère et l’attrait de la nouveauté.
Et elles arrivaient justement. Ses oreilles se redressèrent de toute leur hauteur quand l’Anaconda s’exclama et précisa le rôle des deux fontaines. Elle n’avait… Jamais remarqué qu’une source différente y coulait. Peut-être avait-elle été trop petite, ou peut-être que leur mère ne buvait pas sous leur regard. Peu importe. Elle porterait un regard nouveau sur cet endroit qu’elle foulerait bientôt, de nouveau.

Kiro finit par achever ses instructions et la louve releva les yeux vers lui, un sourire entendu sur les lèvres quant à ce dernier point.

— En effet, tu n’avais pas besoin de le préciser. Nous sommes liés depuis le début et le seront à jamais.

Si elle devait être sûre d’une seule chose dans sa vie, c’était bien de cela.

Si elle avait des questions ? Pas spécialement.
Donc… Ca y est ? Elle était sa Prêtresse, maintenant ? Elle s’était attendue à sentir quelque chose changer en elle, peut-être. Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle s’imaginait -être frappée par un éclair jaune ?- mais une petite partie de son esprit s’était amusé à construire différentes versions plus ou moins loufoques de ce moment.
L’hybride se releva et fit quelques pas, entraînée comme dans un songe vers la faille qu’elle percevait un peu plus loin, dans les parois du Temple.
Elle pénétra dans l’antre familial, cligna quelques fois des yeux pour s’habituer à l’obscurité.

Vide.
Avec un serrement au coeur, elle huma l’odeur profonde du lieu, parcourut des yeux chaque recoin comme si elle le redécouvrait, ce qui était un peu le cas, jusqu’à tomber sur la petite vasque discrète du liquide sacré.
Elle releva le museau vers Kiro.

— Je ne dois pas boire maintenant ? Pour… Officialiser, ou quelque chose comme ça ?

Elle ne savait pas quand était la prochaine pleine lune, mais ça lui paraissait déjà trop loin pour satisfaire son immédiate curiosité.

Au vu de l’expression qu’elle décela chez son Dieu, il n’y avait rien de particulier à prévoir pour qu’elle passe du stade de future prêtresse à prêtresse en fonction.
Il lui suffisait de lui affirmer qu’elle l’était - et sa volonté était ainsi exaucée. Bon, ceci dit, c’était une éventualité qu’elle avait aussi imaginé. Celle de la simplicité sincère qui s’exprimait à travers Kiro. A quoi s’attendre d’autre de la part du plus enfantin et malicieux des divins, qui vivait au beau milieu des marais ?
Pas forcément à quelque chose de très cérémonieux, c’était à prévoir.

Et cela lui convenait parfaitement.

Anita était déjà une louve très adaptable de nature, mais ici et pour lui, c’était d’autant plus vrai. Pour Kiro et ses yeux rieurs, elle serait bien tout ce qui l’amusait : guindée et solennelle, pompeuse et pleine de déférence, braillarde et enfantine, admirative et espiègle… Tout ce qu’il voulait. Dans chaque rôle elle saurait rentrer pour le divertir, et jamais aucun de ses caprices ne lui paraîtrait trop loufoque ou trop impossible à accomplir.
A partir d’aujourd’hui, elle ferait d’autant plus corps avec lui.

Ceci dit, Kiro saisit l’occasion et peut-être une idée avait-elle déjà éclos dans son insondable esprit, puisqu’il accéda malgré tout à sa demande et l’invita à le rejoindre.
A pas lents l’hybride s’approcha, foulant le sol familier sur lequel elle avait l’impression de revoir leurs cavalcades de jeunesse. Près de la vasque discrète, l’odeur de sa mère flottait encore, à la fois diffuse et ancrée à la roche humide.
Les souvenirs l’assaillirent, mais elle dirigea un visage souriant vers son Dieu entortillé dans l’antre, au-dessus de la fontaine.

Sans poser davantage de question, elle se pencha et ferma les yeux au moment où sa langue entra en contact avec le liquide pour le laper.