Hurlement lointain (Ajani)

Lewis était morte.
La nouvelle aussi fraîche que terrible avait été un coup de lance dans le coeur du lion blanc. Une nouvelle qu'il n'avait pas vraiment entendue encore, mais qui avait résonné dans sa tête aussi clairement que si Nocera le lui avait annoncé de front. Il avait dû encore une fois se faire violence pour que dans le lien mental qui l'unissait aux autres ne déborde pas la peine qui l'avait enserré. Parce qu'ils étaient dans l'action, parce qu'il fallait rester concentré sur ce qu'ils feraient des jours et des heures à venir. Mais pour cette occasion, l'Oracle s'était accordé un moment. Il savait qu'au retour de ceux partis traquer Heinly, les choses s'enchaîneraient. Il leur restait aussi le dinosaure à déplacer. Il n'aurait pas de temps, n'aurait pas le droit d'en prendre en tout cas, pour pleurer cette étrange amie qu'avait été la pirate mauve.

Pleurer était une manière de parler, bien-sûr. Il avait récemment à deux reprises laissé son pouvoir prendre complètement possession de lui, le noyer lui et tous ceux qui l'entouraient d'émotions trop intenses, et ne se permettait pas de le refaire. Ses propres ressentis lui avaient paru presque instables, plus difficiles à brider à chaque fois. Il avait suffisamment partagé avec le monde, il était temps de se réfugier dans son temple intérieur. Alors il marchait en silence, gardant soigneusement sa peine à l'intérieur des murailles de son esprit, en songeant avec mélancolie à l'époque où la louve les avait rejoints chez les Nakhus. Aux moments qu'ils avaient partagés, qu'elle avait partagé avec lui, avec la meute. A son départ aussi, dont le souvenir lui pinçait le coeur. C'état sa manière à lui de faire son deuil, puisqu'il ne se permettait pas de l'exprimer complètement.

Un hurlement le tira de ses pensées, alors que ses lourdes pattes l'avaient mené jusqu'aux Champs Mystiques. La voix qui l'avait poussée ne lui disait rien. Il parcourut les alentours du regard et le vent lui porta finalement une odeur inconnue. Celle d'un solitaire qui se trouvait sans doute non loin. Il eut la satisfaction de constater en s'approchant que ce dernier s'était arrêté à la frontière. Le bruit de leur fermeture avait donc correctement couru parmi les terres et les clans. L'Oracle s'approcha de sa démarche tranquille, et lorsqu'il fut à portée de voix lui lança :

"Bonjour. Vous cherchez quelqu'un ?"

Ses prunelles claires détaillèrent le loup qui se trouvait-là, alors que celui-ci lui adressait la parole et peignait un air avenant sur son visage. Il avait un pelage gris aux marques un peu délavées grises et turquoises. Elles semblaient dessiner sur son arrière-train un vague motif de toile d'araignée qui attira l'attention de l'Oracle pendant un instant. Au fil des ans, il en avait appris d'avantage sur sa famille, et savait que l'une de ses membres portait de semblables marques. Mais il n'était pas certain que ce fut le même - bien que l'inconnu eût également la pelisse claire et peu ou proue les mêmes prunelles de glace que lui. Il se présenta sous le nom de Vanhir, un nom qui ne disait rien à Ajani mais qu'il nota dans un coin de son esprit. Il était bien solitaire, et cherchait à rencontrer l'Oracle. D'aucuns auraient pensé que c'était un heureux hasard qu'il tombât précisément sur lui à ce moment-là.

Visiblement, il s'était renseigné à son sujet car avant que le lion blanc prononce le moindre mot, il renchérit et lui demanda s'il s'agisssait bien de lui. Il connaissait de toute évident sa description et même son nom. Ajani n'avait pas la prétention de penser qu'au delà des frontières Nakhus, son nom était connu. Il était bien plus l'Oracle qu'Ajani pour ceux extérieurs aux nakhus, son rang occultant le loup qu'il était derrière. Il n'en prenait pas ombrage - il avait accepté de consacrer sa vie à Yurai et à son clan, il était normal qu'on le retint et qu'on le connaisse pour cela. Il redressa sdonc légèrement les oreilles de surprise, et cette entrée en la matière eut au moins le mérite de chasser temporairement la peine qui l'assaillait de ses pensées pour se concentrer exclusivement sur l'individu face à lui.

"C'est bien moi." Répondit-il avec un hochement de tête, et l'ombre d'un sourire sur les babines. "En quoi puis-je vous être utile ?"

Il s'était suffisamment approché pour s'arrêter à côté du solitaire. Désormais, seule la ligne invisible les séparait, ligne que celui en face de lui respectait scrupuleusement. Ce qui le faisait partir sur le bon pied face à l'Oracle.

L'Oracle ne quitta pas le solitaire des yeux alors qu'il l'écoutait avec attention. La curiosité naquit dans ses prunelles claires, alors que ce loup lui parlait de ce que lui aurait rapporté sa fille. Sans plus d'informations, Ajani devait bien avouer qu'il n'avait pas la moindr eidée de qui elle pût être, cette mystérieuse fille qui paraissait se perdre dans les remords. Sans doute pas une Nakhu - dans le cas contraire elle avait eu ces derniers jours pour réparer sa peine en leur donnant un coup de patte. Il y avait tant à déblayer pour ne serait-ce que nettoyer la Bibliothèque et mesurer l'étendue des dégâts. Plus étrange encore, elle avait envoyé son solitaire de père pour leur donner un coup de main, visiblement tout en étant au courant de leurs frontières fermées. Etrange décision. Qui soudain prit tout son sens lorsque le gris laissa tomber un nom.
Sakura.
Oh.

Ce nom-là, il le connaissait, et il fallait bien avouer qu'il ne lui inspirait pas la plus grande des sympathie à l'heure actuelle. Elle faisait partei de ces Etelkrus venus sur leurs terres. De ces Etelkrus qui s'étaient enfuis. Il avait confié sa déception à Yurai déjà, et s'était de cette manière délesté d'une partie de cette rancoeur qu'il n'appréciait pas de voir envahir son esprit. Cependant il pouvait s'empêcher d'éprouver une légère amertume à l'écoute de ce nom. Il n'avait pas de griefs envers la louve en particulier. Mais ce groupe de loups-là avait décidé de ne pas les aider alors même qu'un instant plus tôt ils profiatient de leur hospitalité et de leur savoir. Et le lion blanc les blâmait pour cela. Il resta cependant de marbre - cacher ses émotions négatives était devenu une seconde nature pour lui, d'autant plus qu'il avait déjà masqué sa peine d'avoir perdu Lewis derrière de hautes murailles.

"Je vous remercie pour votre sollicitude." Répondit-il poliment avec un signe de la tête. "Pour le moment il nous faut réfléchir à l'abris du tumulte extérieur. Panser nos blessures."
Nous sommes blessés.
Blessé si profondément par la trahison.

"Mais j'apprécie et j'entends vos paroles. Lorsque les choses seront un peu retombées... Ou pouvons-nous vous trouver ?" Demanda-t-il doucement.

Il était évident que ce solitaire, si gentil soit-il, n'allait pas camper sur les frontières en attendant que les Nakhus daignent les rouvrir. Mais il était toujours bon d'avoir un allié quelque-part, et il fallait que les enfants de la Corneille sache où retrouver ce loup si le besoin s'en faisait sentir.

Le grand loup hocha la tête à la mention de la Sylve, notant d'en informer ses camarades en retournant au dédale. Il laissa filter dans son aura une partie de l'espèce de gratitude qu'il ressentait à voir que ce loup ne tentait pas de pénétrer à tout prix sur leurs terres et exprimait clairement sa présence et son soutien envers eux. Il y avait autant de réactions à cette décision que de loups l'apprenant, et les Nakhus devaient composer avec chacune d'entre elle, même au coeur de leur propre groupe. Il n'ignorait pas que certains étaient contre ce choix, mais une fois les choses arrangées avec Heinly, avec Mido, avec cette présence parasite ressentie par Yurai... alors ils pourraient prendre le temps d'en parler. Et peut-être de revenir sur ce choix, tout du moins de récolter les propositions, les avis, les ressentis de chacun.
Le lion blanc était loin de se douter qu'il serait à nouveau emporté dans la spirale du destin même une fois cet horizon dépassé.

"Merci Vahnir." Répondit-il de sa voix grave. "De ma part et de celle de ma famille."

Il cilla et l'ombre d'un sourire se dessina sur ses babines. Il salua le solitaire et tourna les talons pour s'en retourner au Dédale. Et à toutes les occupations qui allaient de pair avec son rang.