Moi aussi, j'ai un voeu [Libre, Dhys]

Depuis qu’elle avait de nouveau croisé la route de Vanhir dans cette forêt tout aussi fantôme que ne l’était la meute de leur enfance, Mildred n’avait pas reposé patte sur ce lieu aux couleurs de cendre et de désolation.

La rencontre remontait déjà à un moment et s’était soldée par un peu plus de frustration pour elle qui n’avait pas su extraire ce joli champignon rose - pas réussi non plus à exploiter l’ancien Lazuli pour qu’il puisse s’en charger à sa place comme elle l’avait espéré. Et si à l’époque cette déconvenue avait été un grain de sel à rajouter sur la pile qu’elle entretenait déjà, elle lui paraissait désormais bien insipide et presque ridicule.
Peut-être que c’était pour ça, qu’elle était revenue.
Pas pour retrouver trace du végétal aux couleurs de Moiro dont elle ne retrouverait sans doute jamais la localisation exacte, mais pour se remémorer ce qui auparavant suffisait pour la rendre irritable et qu’elle aurait aujourd’hui accueilli avec gratitude plutôt que la tournure récente de sa vie.

Avec un soupir, la louve rousse leva les yeux vers le ciel qui s’assombrissait rapidement. Ses pas l’avaient menée trop loin dans les terres pour qu’elle puisse revenir à son abri avant que l’obscurité ne l’emporte totalement, alors autant dormir près d’ici.
Une partie de ses pensées divagua vers Narcisse – elle se prit à espérer que le loup ne serait pas inquiet de son absence, mais il devait avoir l’habitude de trouver sa cachette vide de plus en plus souvent maintenant qu’elle s’aventurait de plus en plus loin.
A vrai dire, la louve aurait même pu reprendre son style de vie d’avant ou chercher à se rapprocher de ses anciens répètes si elle le voulait : elle était prête et n’était plus dépendante, physiquement.
Sur le reste… Mildred se racla la gorge et s’attela plutôt à analyser les environs de ses prunelles grises pour y trouver ce qui l’aiderait à passer la nuit maintenant que les températures n’étaient plus si clémentes et que le froid s’immisçait jusque dans les os.
C’était une routine qu’elle avait eu un long moment dans le Nord, accompagné de sa mère et de ses soeurs, quand chaque nuit il fallait alimenter leur feu de camp pour s’y endormir en cercle.

Le coeur lourd et l’impression d’entendre à ses côtés des foulées fantomatiques synchronisées aux siennes, elle s’approcha d’un tronc mort pour en dégager une première bûche de bois sec.
Un premier grossier extrait, la louve s’attaqua à un second, puis un troisième – jusqu’à avoir de quoi elle aurait besoin pour se réchauffer avant de s’endormir.
Quelques brindilles et branches fines qu’elle cassa entre ses crocs plus tard ; Mildred avait tout ce qu’il lui fallait et traîna ses buches jusqu’à un recoin qui lui parut propice pour y faire ses installations. Elle disposa les morceaux de bois en petit tas, puis chercha dans les lacets de sa guêtre-
Et bondit de surprise avec un jappement.
Son regard était tombé sur un loup qui s’était dissimulé dans le renfoncement de l’un des grands arbres non loin d’ici, seulement trahi par sa crête violette.

Le poil ébouriffé, son second réflexe fut de gronder avant de relever la tête comme la queue pour retrouver un semblant de panache.

Décidément.
La dernière fois, Vanhir l’avait surprise en surgissant dans son dos. Voilà qu’aujourd’hui aussi, elle se retrouvait à sursauter encore par son inattention. Elle ne cessait de se ridiculiser.

Soufflant par le nez avec une pointe d’irritation, la rousse s’efforça de calmer les battements de son coeur tout en gardant les yeux rivés sur le mâle, pas tout à fait sûre d’avoir été repérée.
Peut-être dormait-il déjà.

Si le loup avait effectivement eu le temps de s’assoupir, le bruit qu’elle n’avait su retenir n’avait pas manqué de le réveiller.
Il parut tout aussi surpris qu’elle de se retrouver à l’orée de la nuit face à une inconnue à l’endroit qu’il avait choisi pour se reposer et il se releva d’un bond. Sans être spécialement grand, il avait néanmoins l’air robuste quand Mildred était elle plus petite que la moyenne.
C’était souvent gênant de devoir relever le nez jusqu’à incliner la nuque quand elle avait à toiser les individus qui lui faisaient face.
Le mâle quitta rapidement son air étonné pour se parer d’un sourire avenant et expliquer la raison de sa présence.
Le mot peur planta une moue revêche sur le museau de la louve et elle ne tarda pas à répliquer d’une voix cinglante et autoritaire.

— Je n’ai pas eu peur, je ne m’attendais simplement pas à retrouver un inconnu à l’endroit où j’ai pris l’habitude de m’installer.

Si lui ne savait manier le mensonge, c’était au contraire chez elle une habitude qui prit ses racines dans l’enfance et ne la quitta jamais vraiment. Un petit arrangement de la vérité, une invention glissée dans un récit, une déformation des faits.
Tout ce qui lui permettait de tordre la réalité et de manipuler une situation pour la lui rendre plus confortable était généralement utilisé.

D’autant plus quand il s’agissait d’un inconnu qui n’avait pas l’air méchant sur lequel elle pouvait aisément prendre l’ascendant.

Pendant les quelques secondes qui suivirent sa phrase, Mildred avait serré les crocs et s'était préparée à devoir défendre son affirmation de quelques pirouettes verbales. Après tout, il n'aurait pas été très dur de s'attarder quelques secondes sur la fragrance de l'endroit, puis sur la sienne, pour réaliser qu'elle n'imprégnait pas du tout le lieu qu'elle disait pourtant avoir investi.
Mais le mâle, lui, ne sembla pas remarquer -pas même chercher à se poser la moindre question, en fait- et ne se défit pas du sourire trop large qui soulignait le blanc de son visage.

Soit.

Elle haussa un sourcil et perdit un peu de la défensive qu'elle avait commencé à concentrer. Pis encore, il s'excusa ; et... La draguait ?
Une saccade incontrôlée agita l'une de ses babines pour la retrousser sur un air circonspect et sa queue balaya l'air quelques instants de gestes nerveux. A vrai dire, elle n'en avait pas vraiment l'habitude - et ça la déstabilisait plus qu'elle ne voulait bien l'admettre, il fallait l'avouer.
Un peu risible, pour une fille de la Prêtresse de Moiro qui prétendait elle-même à redevenir digne de sa couleur.
Cette pensée suffit à la sortir de son embarras et à lui faire relever le museau pour tenir tête au loup. Au moins gardait-il cet air un peu benêt qui lu faisait pressentir qu'il n'y avait à priori pas de danger et qu'elle avait toujours de la marge de manœuvre. Elle ne serait pas sa proie, pas son jouet : elle serait la prédatrice, et elle jouerait à ce jeu s'il souhaitait s'y engager.

Elle serait Tigresse.

Alors Mildred haussa les sourcils et découvrit elle aussi l'une de ses canines dans un sourire torve et assuré.

— Penses-tu que je partage ma couche avec n'importe qui ? Pousse-toi.

La queue haute et le dos droit, elle s'avança jusqu'à n'être plus qu'à quelques centimètres de l'endroit qu'elle avait décrété être sien, impérieuse.

Quelques secondes passèrent sans qu'il ne daigne se pousser alors qu'elle l'avait demandé.
Il eut plutôt un petit rire et une question de plus. Mildred fronça les sourcils, courroucée, mais se retint de s'emporter. Ce n'était pas comme cela que se gagnait le petit jeu qui venait de s'engager et elle doutait que le mâle en face, avec ses yeux joyeux et son air affable, cherche réellement à l'agacer et à se payer sa tête.
Elle laissa passer quelques secondes pour que retombe le sang qui lui était monté à la tête avant de rouler des yeux d'un air effronté.

— Mildred. Fille de l'Alpha Lazulis Gloriel et de la Prêtresse de Moiro, Anianka.

Elle planta son regard d'argent dans les prunelles du mâle et se força à ne pas ciller. Se raccrocher à ces iris autres qu'elle détailla l'obligea à canaliser son attention sur quelque chose, même futile, pour ignorer le pincement au cœur violent qu'elle ressentit à chaque nom prononcé. Surtout le dernier.
La meute en elle-même, en revanche, ne lui évoquait plus grand chose d'autre qu'un vague ressentiment et qu'une déception refoulée. Son attachement aux Lazulis ne se résumait qu'au concept et aux titres qui avaient fait en sorte que son nom ne soit pas celui d'une banale roturière. Les membres qui la composaient, sinon... A part sa famille et de très rare exceptions, ils n'avaient que bien peu de valeur : en résultait que ce clan s'était désagrégé.
N'empêche que si le mâle avait ne serait-ce que quelques maigres notions d'histoire de ces terres, il saurait que cette plaine avait été autrefois un bois dense qui faisait partie de leur territoire.

Elle était donc bel et bien chez elle.

— Et maintenant que tu as eu ce que tu désirais, blanc museau, vas-tu enfin te pousser ?

Mildred haussa un sourcil, l'impatience d'accéder enfin à son dû brillant au fond des yeux.

Le temps qu'il prit pour se pousser de l'endroit était une volonté éhontée de sa part pour l'agacer, c'était évident - Mildred se contenta de rouler des yeux et d'exhaler un bref soupir d'impatience. Elle ne comptait pas marcher dans chacun de ses jeux et se ridiculiser plus encore.
Adoptant la posture la plus altière possible, la louve avança à pas consciencieux pour traverser les quelques mètres qui la séparaient de son dû et agita la queue dans des courbes élégantes en passant à proximité du mâle. Elle fit en sorte de laisser son regard froid s'attarder quelque peu dans le sien avant de se désintéresser totalement de lui et de s'allonger à la place qu'il avait eu l'avantage de chauffer, chaque patte bien rangée et queue enroulée autour de son corps.
Il ne semblait cependant pas décidé à la laisser ici - elle s'en était clairement doutée.

À sa question, la louve fronça les sourcils un instant et répondit d'un ton un peu sec et défensif.

—  Je sais le faire, je n'ai pas ramassé ce bois pour décorer. Être une princesse ne fait pas de moi une incapable qui ne peut se débrouiller seule.

Mais maintenant se dressait un dilemme - devait-elle prouver son allégation et aller allumer ce feu, ce qui signifiait se relever de sa place durement acquise pour aller se salir les pattes sous le regard de cet inconnu, ou devait-elle plutôt accepter qu'il ne s'attelle à la tâche pendant qu'elle se prélassait en profitant du service ?

La louve hésita pendant quelques secondes de réflexion, mordillant le bord de ses lèvres avant de finalement chercher à nouveau le regard du mâle.

—   Tâche de ne pas gâcher le bois.

Elle modula cette fois sa voix dans une intonation plus neutre, mais autoritaire et teintée d'un brin de dédain, qu'elle espéra convaincante. Il était très agaçant de consumer toutes les branches fines et sèches qui servaient à lancer le feu sans réussir à le maintenir vigoureux. Mildred le savait bien, pour avoir raté plusieurs fois cette étape, et subi la corvée de devoir refaire une récolte.
Mais cela, bien évidemment, elle ne le préciserait pas.

Comme promis, le loup - elle réalisa qu'elle ne lui avait pas demandé son nom en retour, ce qui n'était pas très pratique pour varier les façons de le mentionner dans le RP mais lui allait très bien pour coller à la façade d'indifférence qu'elle s'échinait à construire - s'attela à la constitution d'un foyer. Malgré son hésitation initiale, Mildred estima avoir fait le bon choix : peut-être qu'au fond de son esprit, il la pensait incapable de se débrouiller, mais le fait était qu'elle se faisait servir comme une vraie princesse.
Et si elle était suffisamment lucide pour savoir à quel point il ne s'agissait là que d'une petite illusion sans conséquence, il y avait une partie de son esprit qui arrivait à suffisamment s'y accrocher pour en tirer un peu de satisfaction. Et c'était toujours ça de pris.

Ses oreilles se redressèrent et chassèrent ses pensées quand il s'exprima de nouveau, toujours affairé à son feu. Les sourcils de la louve se froncèrent et sa bouche s'entrouvrit alors qu'elle s'apprêtait à répondre, mais le mâle ne lui en laissa pas le temps, reprenant déjà la parole pour finalement s'approcher de ce qu'elle comptait répliquer.
Effectivement, elle n'avait pas besoin de vivre dans un refuge au milieu d'autres solitaires. Elle n'avait jamais aimé ce terme, d'ailleurs. Si la force des choses l'avait amenée à ce statut, elle s'était toujours dite ex-Lazulis : elle n'était pas née dans les bois et n'avait pas grandit parmi les sauvages. De plus...

— Je ne suis pas seule, figure-toi. Tu ne connais rien de moi.

Ses sourcils demeurèrent plissés, une expression un peu farouche revenue se peindre sur ses traits. Après tout, lui aussi se baladait seul : venait-elle sous-entendre pour autant qu'il avait besoin de se retrouver dans un abri, qu'il était transi de solitude ?
Néanmoins... Avoir des informations sur ce qui se tramait autour d'elle n'était jamais une mauvaise chose. S'il y avait non loin une structure proche d'un clan dans sa forme, il valait mieux pour elle d'être au courant. Tomber dessus par-hasard ne lui serait pas avantageux.

— Dis m'en plus sur cet endroit. Si c'est si proche que cela, autant que je sache ce qu'il en est.

Mildred tâcha de lisser les quelques poils de sa fourrure qui avaient commencé à se hérisser et attendit, les oreilles droites et le visage plus neutre.

Ce drôle d'énergumène avait au moins un avantage certain dans la conversation : il était pratiquement capable de la mener seul, sans être beaucoup relancé, et ne rechignait pas à s'épandre ensuite en détails dès lors que la demande était prononcée.
Il se tourna donc sans hésiter vers la direction approximative de ce refuge et la renseigna sur la distance et le descriptif. Qui ne manqua pas de lancer comme une crampe dans sa poitrine lorsque son cœur se serra un peu.
Le Gouffre aux Rapaces.
C'était là que les Lazulis vivaient et dormaient autrefois, pour ceux du moins qui n'avaient pas établi leur tanière ailleurs dans leur territoire. Elle et la majorité de sa famille avaient habité l'Île aux Roses dès leur naissance et n'avaient, dans ses souvenirs, jamais passé de nuit au Gouffre. Ou peut-être à quelques reprises, les rares fois où Gloriel passait du temps avec eux ?
Si cela avait été le cas, elle ne s'en souvenait même pas. Ces mémoires remontaient à un temps trop reculé et comportaient trop de fantômes qu'elle tentait de maintenir à distance.

Ses mâchoires furent les suivantes à se serrer en même temps que se crispèrent les doigts de ses pattes. Alors comme cela, d'autres étaient venus s'approprier l'ancien foyer de sa meute.
Comme s'ils n'avaient jamais été là, comme pour appuyer qu'ils n'étaient plus que souvenirs et ossements pour l'immense majorité d'entre eux. Elle savait bien qu'elle n'avait pas de raison d'être en colère ou de ressentir de l'amertume ; qu'elle n'était même pas tant attachée à cette meute si peu connue et dont à l'époque déjà elle méprisait tant de membres. Qu'elle aurait même du se réjouir, comme l'auraient fait la plupart des loups - comme l'aurait fait Méridor, elle en était certaine, lui qui s'était attelé à la reconstruction - de voir la vie se réinstaller dans cette place laissée vide par l'oubli.
Mais elle était comme elle était, n'est-ce pas ? Incapable de laisser se refermer même les blessures les plus enfouies.

La voix du mâle qui résonna à nouveau la sortit de ses pensées âcres dans un léger sursaut et elle lâcha un soupir, sans rien laisser paraître pour autant de la brusque chape de tristesse qui était revenue la couvrir.

— Je la monterai les yeux ouverts, en ce qui me concerne. De cela aussi, je suis capable.

Et elle détourna le regard loin vers un horizon caché par la nuit et la brume, sans savoir si elle était soulagée de ne plus entendre l'inconnu déblatérer sans cesse ou si elle aurait aimé qu'il continue encore et encore.
Pour au moins ne pas la laisser seule à rivaliser avec ses pensées cruelles.