Par sa présence quotidienne à la Moere, Anita était amenée à toujours beaucoup penser à Kiro.
Bien sûr, être sa Prêtresse et visite son temple de manière quotidienne également l'y aidait. Mais dès lors que la fidélité qu'elle lui porterait s'était imposée comme une évidence, dans sa jeunesse... Cela était déjà le cas. Enfant elle se demandait quand le reverrait-elle, quelle serait son épreuve, ou encore quel prochain cadeau lui apporter .
Bien adulte maintenant et avec tout son passif, ses pensées étaient chargées de bien moins de questions que de simples réflexions apaisées telles que celles qu'elle avait pour sa famille ou ses amis. Les temps de trouble, eux, avaient le don pour ramener les questions : Anita n'avait pas de honte à beaucoup se rapporter au regard de leurs divinités pour les guider dans leurs difficultés. Pourquoi se priver de ce lien unique et de ce savoir millénaire ?

Il y avait bien une question, en revanche, qui ne s'était jamais éteinte à travers les années. Une à laquelle elle n'avait pas de réponse, une qu'elle n'avait pas spécialement cherché à élucider, persuadée de plusieurs manières qu'elle finirait par s'éclairer d'elle-même.
Mais Anita voyait les années passer et défiler et si ce mystère était longtemps parti sommeiller sous la surface pendant qu'elle continuait sa vie sans souffrir de ce manque de réponse, elle réalisait que ces dernières semaines il était de plus en plus prompt à ressurgir.
Et ça lui tournait dans la tête maintenant.
Alors quand ce jour elle se glissa sous les épaisses racines et sur le sentier familier qui la mènerait face à la fontaine, l'hybride avait déjà sur le bout de la langue les mots qu'elle prononcerait, différents de sa salutation habituelle.
Car elle voulait savoir...

—   Kiro. Montre-moi mon pouvoir.

Un large sourire sur les lèvres, Anita posa ses pattes sur le rebord de la fontaine et attendit la venue de son Dieu.
Si selon elle ce n'était toujours pas grave de ne pas avoir découvert son pouvoir, elle qui savait honorer l'Anaconda sans cela... Sa curiosité à ce sujet avait été si longtemps étouffée et mise de côté que maintenant elle venait l'assaillir, pressante.

Et si la louve n'avait jamais été pressée et s'était toujours dit que celui-ci se manifesterait en temps voulu, elle se refusait néanmoins à constater qu'en s'approchant doucement du crépuscule de sa vie elle puisse achever celle-ci sans connaître le don que lui offrit Kiro.

L'apparition de son facétieux Anaconda ne manqua pas d'étirer son sourire déjà grand aux limites de son possible, comme chaque fois. Puis un rire succéda, à l'expression qu'elle savait feinte comme aux paroles qu'il eut pour la saluer.
Venant de lui, des références à sa mère disparue faisaient scintiller son regard. Elle savait que malgré sa mémoire d'éternel qui s'étendait pourtant bien plus loin que celle des mortels et dans laquelle il aurait été facile de se perdre, Kiro laissait quand même une place spéciale pour chacun de ses Prêtres et Prêtresses et que Sheina y vivrait pour toujours - comme le prouvait la fresque qui décorait désormais le Temple.
Et Anita ne doutait pas qu'elle aussi aurait l'honneur de demeurer dans l'héritage éternel porté par Kiro au-delà de sa mort.


— Il faut bien quelqu'un pour te garder à l'œil !

Sa longue langue passa entre ses crocs et elle ponctua sa taquinerie d'un clin d'œil.
Le Dieu ne tarda pas à avoir mimique similaire, puis alors qu'elle s'absorba dans l'écoute de ce qu'elle pensait être un simple dialogue, la Prêtresse réalisa au fur et à mesure des mots qu'il était en réalité en train de répondre à l'injonction qu'elle était venue clamer.
Enfin, répondre, c'était vite dire. Anita plissa les yeux et fronça les sourcils, essayant de se concentrer sur chaque mot comme si chacun d'entre eux avait une importance capitale, et ouvrit la gueule en s'apprêtant à répliquer...
Mais Kiro l'attrapa d'un geste vif comme il avait l'habitude de le faire, lui servir une ultime phrase énigmatique et disparut sur un dernier rictus.

La louve resta bouche bée quelques secondes, presque outrée du déroulement de la chose et réalisant qu'elle s'était fait menée en bateau.
Ses traits finirent par se dérider sur un mélange d'hilarité et d'indignation et elle ne manqua pas d'aboyer en direction de la statue redevenue immobile mais dont les yeux renvoyaient néanmoins la forte impression de la narguer.

— Hééé ! C'est pas du tout ce que j'avais demandé, vil serpent !

Parce qu'il fallait bien avouer qu'Anita avait cru pouvoir sortir de cette entrevue avec un savoir servi dans les pattes et de quoi enfin frimer auprès de ses proches.
Au lieu de cela elle ressortait avec une énigme et ce qui devait faire office d'indices.

Mais elle n'avait vraiment pas compris grand chose.
Sa punition pour avoir voulu dicter sa conduite à un Dieu farouche, sans doute.

Secouant la tête d'un air faussement exaspéré, sourire toujours imprimé sur les lèvres, Anita finit par se détourner de la fontaine avec une dernière grimace et par regagner l'extérieur.

Il lui fallait élucider ce mystère.