Le rubis et l'améthyste - Désastre.

Bousculées par le souffle d'une brise légère, les longues lianes suspendues aux branches de l'Arbre s'entrechoquaient doucement. Parfois, l'une d'entre elles venait caresser sa peau ou s'emmêler avec le bout d'une de ses mèches de jais.
Le corps pressé contre l'écorce, assise le long du tronc sans pour autant en avoir la même droite prestance, Anita suivait du regard les quelques feuilles, bourgeons ou pétales qui occasionnellement se détachaient et tombaient en lents mouvements dans le vent tiède de la fin d'après-midi.
Ils tombaient.
Sur chacun de ces morceaux en dérive, dégringolant depuis des hauteurs vertigineuses, ses iris s'accrochaient. La plupart s'échouaient quelque part sur le sol humide de la Moere, à la surface d'une flaque ou sur l'île inespérée formée par un nénuphar.

L'un d'entre eux, un bourgeon qui n'aura eu le temps de grandir puis de fleurir, termina sa course sur elle. Ses yeux bondirent à l'endroit touché sur son corps, où perdurait un léger fourmillement en écho du contact léger. C'était sur le tatouage qui décorait son épaule.
La louve cilla plusieurs fois avant que du bout des doigts, elle n'aille recueillir le bourgeon esseulé. Comme sur une peau striée de cicatrices, on pouvait percevoir le trésor qu'il renfermait, la fleur qui n'aurait jamais l'occasion de s'épanouir.
Pendant que tout autour ses semblables continuaient de cascader depuis les cieux, en silence.
Ils tombaient.
Comme tous ceux autour d'elle, comme tous ces noms qui s'effaçaient et ces images qui s'éteindraient.

L'hybride ramena le bourgeon contre son cœur, les griffes serrées tout autour avec douceur, prise d'une affection soudaine et un peu ridicule pour ce morceau égaré et les symboles que son esprit s'aventurait à lui attribuer.
Surtout, ses iris restèrent accrochés aux symboles imprégnés à même sa peau, aux noms qu'ils représentaient et appelaient dans son esprit, aux souvenirs qui s'éveillaient et dansaient quelques instants.
Combien d'entre eux n'étaient déjà plus là ?
Combien d'entre eux s'apprêtaient à tomber à leur tour ?
Les mémoires ressuscitées par l'instant gonflaient son cœur de beaucoup de choses, et lui donnaient surtout envie de sourire - ce qu'elle fit.
Mais ils ramenaient également tout ce qu'elle pouvait moins contrôler, tous ces sentiments moins agréables qu'elle n'avait cherché à bannir car ils faisaient également partie de cette vie merveilleuse - même s'ils faisaient mal, même s'ils amenaient le coin de ses yeux à brûler, comme en cet instant.

Elle était si fatiguée, en ce moment.
Un peu perdue, un peu désarmée.
Égarée comme ce bourgeon.

Et elle ne savait pas si elle avait plutôt l'impression d'être comme une adolescente vulnérable, en proie avec la découverte de la force et la conflictualité des émotions, ou comme une adulte vieillissante dépassée par la situation lorsqu'elle sentit s'aventurer sur ses joues quelques larmes vagabondes qui vinrent ensuite rejoindre ses lèvres étirées sur un sourire.

Le bouton de fleur toujours contre son cœur battant, les dessins d'un noir de plus en plus diffus toujours reflétés contre la toile améthyste de ses grands yeux.

Ce fut en premier l'effluve discrète de son odeur qu'elle perçut dans la brise, à la fois tant installée en ces lieux qu'il était dur de la discriminer, en même temps si connue qu'elle savait la relever et la reconnaître lorsque sa note se faisait un poil plus puissante en son approche.
Sans qu'elle ne les commande ses oreilles se relevèrent dans sa direction et se rendirent attentive à sa présence.
Dans sa poitrine, le coeur bondit autant qu'il se compressa, dans un mélange complexe et contradictoire d'émotions.

Elle savait qu'elle était heureuse de le voir, de cela, elle était sûre. Du reste...
Anita n'était pas certaine de vouloir se pencher à les démêler dans l'immédiat et elle le laissa plutôt venir, proche, jusqu'à ce que son seul nom prononcé de sa voix grave vienne s'imprimer par-dessus la mélodie perpétuelle de la Moere.
Son regard humide suivit l'ouverture de la patte, le poitrail offert, le corps - toujours vivant, lui - prêt à la soutenir. Il l'avait déjà tant fait et peut-être trouvait-il cela redondant - la réflexion amena presque un souffle amusé à traverser ses lèvres, mais il s'éteignit avant de parvenir à sortir.
Son sourire en revanche demeura et Anita n'attendit que peu de temps avant de se laisser basculer dans l'étreinte, doucement.
A nouveau, cette contraction du coeur.
Il lui sembla que les larmes n'en eurent que plus envie de couler ; contraste destabilisant avec le bonheur chaleureux et l'apaisement qu'elle ressentit spontanément en se trouvant contre lui.
La louve relâcha un long soupir, les yeux posés sur un amphibien qui venait tout juste de pointer sa tête hors d'un plan d'eau, éloge discrète à la vie qui toujours se surmenait pour exister et persévérer même dans les situations les plus difficiles et incongrues.
Le silence s'étira encore un peu, le temps qu'elle ne sente venir des mots naturellement, sans chercher à trop les penser ni à savoir où ils allaient.
Sortirait ce qui avait besoin de s'exprimer, peu à peu. Le fil se trouverait et il se bâtirait.

—   Nos vies auraient pu devenir des histoires bien différentes à tant de moments.

Dans ces tournants capitaux, dans ces virages impossibles à anticiper, dans ces occasions manquées mais aussi dans toutes les bonnes surprises et les aides du destin.

—   N'y a-t-il jamais rien que tu regrettes, ou que tu aurais aimé faire ?

Et même si nous sommes encore vivants et qu'il y aura d'autres lendemains... A quel moment accepter un échec, à quel moment admettre qu'il est trop tard ?
Le fallait-il seulement ?

Anita n'était pas certaine de le vouloir, elle.
Se contenter d'une vision fermée dans laquelle ne brillait aucun espoir ne l'avait jamais satisfaite.

Enveloppée de sa chaleur réconfortante, Anita laissa les pensées de son ami faire leur silencieux chemin avant d'espérer une réponse, son propre esprit divaguant à moitié sur les méandres de réflexions qu'elle perdait si elle tentait de les toucher du bout du doigt.
La vibration de sa voix grave s'exprima d'abord sur un son familier et maintes fois entendu, un son qui exprimait pour le loup gris à la fois tant et si peu. Le plein et le vide.
La seconde partie de la réponse s'inscrivit peu après, toute aussi brève mais bien plus affirmée. En était-elle surprise, ou cela correspondait-il à ce qu'elle s'était imaginée de sa part ?
Peut-être bien qu'elle n'en savait rien, et que c'était bien pour cela qu'elle avait posé la question. Le seul mouvement de la louve fut une légère contorsion de la tête comme pour mieux diriger une oreille vers son museau et la dégager du poil épais dans laquelle elle s'était retrouvée, ainsi plus encline à écouter le reste des mots s'assembler.

Il lui sembla qu'elle était... Heureuse de sa réponse ? De constater qu'il liait la notion de ses envies à celles de potentiels regrets dont il n'écopait finalement pas.
Malgré un début difficile, il avait bel et bien réussi à être en grande partie acteur de sa propre vie, lui pourtant destiné à être une marionnette pour d'autres. Se rejouaient dans l'esprit d'Anita des scènes vieilles de nombreuses années, rendues un peu plus floues par le temps qui avait effiloché la mémoire, dans lesquelles elle découvrait à peine la psyché de son ami et les troubles qui le hantaient ; puis tous les moments et les discussions qui avaient suivis, d'elle ou d'autres, pour l'aider à former ce que Pepper n'avait pas laissé grandir.
Lui.
Un être à part entière, et pas une machine de guerre.
Et de l'entendre maintenant s'affirmer satisfait de ses choix et de qui il était devenu, c'était...
C'était comme l'un de ces rayons de soleil qui tombait du bon endroit de la Moere pour baigner son pelage à la meilleure heure de l'après-midi.

Dans lequel elle se prélassait comme en cet instant, les yeux mi-clos, oubliant presque que la présence apaisante contre laquelle elle s'appuyait était celle d'un loup.
Jusqu'à ce que le ricochet de la question ne lui parvienne d'une simple syllabe.

Et elle, alors ?

Ses paupières se rouvrirent lentement et elle tenta de percer à jour tout ce qui revenait danser en elle, insaisissable et dense, en réponse à la question.

—   Je crois... Qu'il y a mille vies différentes que j'aurais voulu vivre.

Elle trouvait qu'il n'y avait pas assez de ces quelques années pour explorer chaque chemin, qu'il y avait trop de destins différents pour pouvoir tous les concilier en un.
Anita aurait aimé s'envoler loin de chez elle et provoquer les frontières pour prouver qu'elles n'existaient pas. Elle aurait vu mille mondes et autant de merveilles, rencontré une myriade tenant des discussions en un million de dialectes.
Elle aurait aussi pu devenir une aventurière libre et sans clan ici même, la tête pleine de rêves et de buts à accomplir, le corps toujours vaillant et fort, prête à se défendre de quiconque se mettrait en travers de sa route ou à prêter patte forte à une quête qui la toucherait.

Toutes ces possibilités l'auraient menée sur des chemins si différents qu'il en devenait impossible de s'imaginer elle-même ainsi changée.
Elle aurait simplement été quelqu'un d'autre. Avec certains composants clé qui lui donnaient sa nature et son âme, elle espérait, mais une toute autre personne quand même.
En attendant...

—   Mais j'aime quand même la vie que j'ai eu. Beaucoup.

Les liens qu'elle avait tissé, les péripéties venues la secouer, même les malheurs qui avaient amené des larmes sur ses joues.
Ceux-là n'avaient rendu ses joies que plus belles.
Comme celle d'être la dévouée Prêtresse de Kiro, par exemple.
Vivre en-dehors du clan à suivre le courant des vents ne lui aurait pas permis de cultiver cette attache si forte et si spéciale avec le divin, et elle devait bien se l'avouer - elle se voyait difficilement sans l'Anaconda comme étoile pour la guider.

Prononcer ces mots lui fit prendre conscience de leur réalité et de ce sentiment qu'elle aussi l'était, satisfaite.
Alors elle tendit un peu le cou vers le ciel que l'on devinait en mosaïque derrière les feuilles superposées de la canopée, sourire aux lèvres, portée par un peu d'allégresse.
Mais...
Il y avait quand même ce mais, ce léger poids qu'elle traînait et qui ne se libérait jamais clairement.
Avec un discret soupir, Anita laissa retomber le poids de son crâne contre l'encolure de son ami.

Si elle se forçait à creuser à travers ce qui s'était enfoui, elle effleurait ce point noir, cette petite tâche sur le miroir radieux qui lui renvoyait l'image de sa vie.
Sa voix se fraya un nouveau chemin, un peu plus fluette, fragile dans la brise.

—   Il y a bien un regret, je pense.

Un seul pour avoir assez grandi et être pris en considération dans cette introspection.

—   J'aurais voulu avoir des enfants.

Le dire fut comme lâcher une unique goutte de pluie sur la surface plane d'une mare paisible. Lui succéda le silence tandis que ses yeux grand ouverts voyaient bien au-delà de la Moere.
Ses rétines se remémoraient une plage aux reflets nacrés, une silhouette au bord de l'eau.

—   Je me souviens que c'est l'une de mes dernières discussions avec MamAnette, sur la plage, qui avait fait naître l'envie. Je voulais apporter à mon tour ce que elle et MaSheina avaient donné sans compter.

Tant d'amour.
Son museau retomba lentement vers le bas, la gorge un peu nouée.

A travers les mouvements subtiles qu'elle perçoit contre elle sans les voir, Anita se savait écoutée, comme il avait toujours su bien le faire.
Tout comme elle savait que viendraient ensuite sa voix et ses conseils, ceux qui étaient bien souvent justes et clairs. Ceux qui l'aidaient à mettre en ordre sa pensée, quand celle-ci avait tendance à rester imprécise et trop fluide pour être capturée en quelques mots concis. A défaut d'avoir exprimé beaucoup de mots pour lui-même, il avait au cours d'une vie entière appris beaucoup pour les autres. Et Anita réalisait de plus en plus à quel point c'était auprès de lui qu'elle-même avait le plus souvent pu dévoiler et explorer les sentiments qui l'animaient, quand il avait auprès d'elle cette double place.
Ami et panseur.
Rationnel et réfléchi, quand elle était empathique et spontanée. Par ce caractère, la louve avait bien souvent cherché à être oreille attentive et épaule présente contre laquelle s'appuyer - recueillant chez les autres les peines et les malheurs dont elle avait espoir de pouvoir les soulager.
Mais elle... Elle l'avait si peu pris pour elle-même, ce temps. Pour s'écouter plus en profondeur. Pour accepter d'elle aussi décharger quelques sentiments, même si elle ne le voulait pas - parce qu'elle se pensait assez solide pour tous les porter. Jusqu'à ce que parfois, ils explosent.

Souvent, Dez avait alors su être présent.
Comme il l'était aujourd'hui, contre elle.

Faire comme Holly.
Anita savait à quel point son amie aimait ses enfants, après les avoir si ardemment désirés. Mais ce n'était pas en pensant à sa situation qu'avait pu être remuée l'envie, que l'idée s'était épanouie ou confortée. La situation de l'Alpha bleue, au contraire, avait plus souvent provoqué chez Anita des sentiments mitigés.
Une certaine appréhension des relations romantiques, après deux passions vécues par la bleue soldées dans le chagrin et les regrets. Elle avait été si heureuse pour elle que se concrétise enfin la maternité, ce qu'elle avait souhaité plus que tout au monde - et n'avait pas cherché à savoir comment elle s'y était prise. Mais ce modèle, ce n'était pas ce qu'elle s'était imaginée.
Il n'est pas trop tard.
Un léger sourire se dessina sur ses babines. Oui, de cela aussi, elle était persuadée. Tant qu'elle respirait, tant qu'elle voyait les lendemains, tant que son corps fonctionnait... Elle laissait le futur se bâtir comme il venait sans se mettre de barrière. Même mère tardive, elle ferait le nécessaire pour préparer ses enfants à une mort qui lui viendrait plus rapidement qu'à d'autres parents. Et elle ferait en sorte qu'ils ne soient jamais seuls.
Tu peux aussi adopter.
Sans qu'elle ne le comprenne vraiment, l'adoption n'avait jamais non plus remué ce même intérêt dans ses entrailles. Elle avait pourtant connu frère adoptif qu'elle avait toujours considéré comme faisant bel et bien partie de sa famille et elle aimait ses nièces et neveux d'un amour pur quand bien même aucun lien de sang ne les unissait. Mais... Comme pour l'idée d'enfanter seule, adopter n'avait pas alimenté le feu de son envie, même quand elle en avait pourtant eu l'occasion directe.

Peu à peu, à travers les mots qu'elle écoutait défiler, la Prêtresse de Kiro sentait son cœur se gonfler d'un peu plus de chaleur. Contre l'ami, elle maintint le contact - lui aussi chaleureux, elle s'en était bien plus rendue compte le jour où elle partagea avec lui une part d'identité serpentine. Elle était touchée de l'implication qu'il énonçait et proposait, pour qu'elle ne regrette rien.
Il n'avait fallu que de quelques minutes pour que d'embryon, cette envie si succinctement évoquée devienne plus... Concrète ?
Quelques minutes aussi pour constater que dans tous les schémas que Dez mentionna, Anita n'avait pas retrouvé cette étincelle si particulière qui avait été semée en elle pour éclore et se développer dans l'ombre de pensées floues.
Quelques minutes pour que dans le silence de sa réflexion, elle parvienne peu à peu à retourner explorer les ressentis denses qu'encore une fois, les mots directs du loup gris avaient aidé à trier.

Elle pensait commencer à comprendre.

Cette agréable quiétude à discuter de cela à ses côtés, pareille à l'eau tiède de la Moere dans laquelle elle aimait s'immerger.
Cette envie évoquée comme un regret, qui fleurissait pourtant d'une autre saveur quand de ses propres mots il estimait qu'il n'était pas trop tard et que parmi tant de schémas différents, elle trouverait bien le sien.
Ces ressentis tus, ces émotions complexes qu'elle n'avait pas cherché à développer.
Cette frontière qu'elle n'avait jamais vraiment comprise ni admise, entre l'amitié et d'autres choses.

Mais pour en être sûre... Elle devait faire comme elle avait toujours fait.
Extraire un premier mot, une première partie, pour laisser ensuite s'assembler de lui-même le brouillon de ses pensées en un récit oral qui se bâtissait seul, peu à peu, pour écarter le brouillard et retrouver son chemin.

—   J'ai revu une amie, il y a quelques temps. Une louve qui s'appelle Onyx. Elle est devenue maman, elle aussi, ses deux petits venaient de naître.

Son sourire se fit plus radieux et affirmé quand son regard devint lointain, ne voyant plus la Moere pour plutôt rejouer les images de cette journée.

—   ... Mais elle n'avait pas de compagnon. Elle n'a pas non plus fait ses enfants seule, et ne les a pas adoptés. C'est à son meilleur ami qu'elle a demandé d'être le père de ses enfants. Parce qu'elle avait confiance en lui.

Malgré elle, la voix d'Anita se noua un peu sur la fin de sa phrase quand la réalisation la frappait de plus en plus, une fois que se posaient les mots.
Que de tous les schémas envisagés, derrière celui d'un amour plus conventionnel comme celui de ses mères qu'elle ne connut jamais de cette manière, il s'agissait de l'option qui retentissait le plus en elle en répandant une chaleur douce dans son corps et des papillons dans ses entrailles.
La louve se détacha lentement du contact de son ami pour pouvoir cette fois plonger son regard dans le sien.
Le rubis et l'améthyste.

—  Les enfants sont comme... Une part de nous, qu'on laisse en héritage à ce monde. Pour le rendre meilleur, si on les élève bien et qu'ils symbolisent un amour, quelque chose de... Positif. Peu importe la forme de cet amour.

Comme Onyx avec son meilleur ami.
Comme moi... Pour toi.

—  Chez son enfant, on retrouve toujours une part de soi et une part de l'autre. C'est quelque chose qui ne disparaît pas et qu'on chérit, qu'on espère voir perdurer.

Alors que nous, toi... On disparaitra.
C'était une autre réalisation venue serrer un peu plus sa voix, en cet instant, qu'un jour viendrait sa perte, à lui. Qu'il serait une autre feuille qui tomberait de l'arbre, et qu'elle devrait vivre son absence accumulée à toutes les autres.
Au bord de ses paupières, ses yeux s'étaient un peu humidifiés.

—  Je crois que tu partiras avant moi, Dez. Mais tu es l'un des seuls qu'il me reste.

L'un des derniers, en-dehors de sa famille. Elle voyait bien, comment il vieillissait plus vite qu'elle - comment l'âge creusait chez lui ses sillons et laissait ses marques, quand pour elle les années semblaient vouloir ralentir pour ne pas que s'approche trop vite le bout du chemin.
Son absence, elle n'était pas certaine de comment elle la supporterait.
Et elle ne voulait pas... Que ce jour-là, il disparaisse tout à fait de sa vie.

—  Alors je pense... Enfin, je me demandais... Si tu accepterais d'être cet ami qui me donnerait des enfants.

Anita se retint d'ajouter si tu veux, ou tout autre modalisateur qui aurait pu venir. Il lui avait déjà dit, longtemps de cela, qu'elle n'avait plus besoin de le mentionner. Qu'il savait qu'il avait le choix.
Quant à elle... Elle savait maintenant qu'elle aimerait que ce soit lui.
Une part vivante de son souvenir, quand il ne pourrait plus être à ses côtés sur les derniers kilomètres avant l'horizon.

Un peu de toi, un peu de moi, laissés dans ce monde après notre mort.

Le museau de l'hybride s'inclina vers le sol et elle rougit légèrement, sourire gêné aux lèvres, quand s'abattit sur elle le poids de ses propres mots et l'entièreté de ce qu'elle lui demandait alors même qu'il avait simplement voulu l'aiguiller.
Mais il avait réussi. Il l'avait bel et bien aidée à clarifier les sentiments hybrides qui l'habitaient, quand Onyx avait planté la première graine et prouvé qu'une autre voie aux chemins classiques était possible et qu'elle comprenait désormais que c'était dans celle-ci, à ce stade de sa vie, qu'elle se verrait la plus accomplie.
Car elle envisageait difficilement de tomber amoureuse, désormais.
Alors de ceux qu'il lui restait, en-dehors de Holly et de sa famille... L'Alpha pouvait affirmer sans mal qu'il était celui qu'elle aimait le plus, et en qui elle avait une pleine et entière confiance.

—  Nous n'aurions même pas à faire quelque chose, je pense... Il nous suffirait d'aller voir Kiro, de lui demander.

Elle ne se serait pas imaginée devenir si nerveuse, soudain.
Mais elle était désormais surtout soulagée.
Quelle que soit sa réponse, elle avait compris. Elle était parvenue à démêler ce nœud incommodant. A trouver, quelque part, l'accomplissement d'une vie à questionner en silence la pertinence des schémas les plus conventionnels.

Après tout... Anita n'avait jamais vraiment aimé les frontières.

Il n'y eut que peu de temps, entre le silence qu'elle laissa en suspens derrière sa question et la réponse qui vint.
Elle eut cependant la sensation que durant cet intervalle, son cœur aurait pu exploser tant il s'était gonflé d'émotions.
Ce mot qu'il lui offrit sans même hésiter les relâcha en elle, ces milles émotions, et elle sentit des larmes - de bonheur - continuer de s'accumuler au bord de ses yeux en même temps que son sourire s'étira hors de contrôle. Le soulagement avait déjà régné, d'avoir enfin pu mettre au clair ce qui encombrait son cœur et ses pensées : il n'en était désormais que plus intense, de savoir que ce cheminement aboutirait.
Et que Dez serait là pour l'y accompagner et, elle l'espérait de tout son cœur, y trouver peut-être lui aussi la forme de sentiments nouveaux à trouver.
Elle le lui souhaitait.
La tête d'Anita revint s'enfouir brièvement dans les poils denses de l'encolure du loup gris, cette fois par un besoin de communiquer la gratitude et l'élan d'affection qui la submergeaient plutôt que pour la nécessité du réconfort qu'il était venu en premier lieu lui apporter.
Pour cette journée du moins, il avait écarté tout restant de tristesse et de regret.
Et pour tout cela...

— Merci.

Sa voix se fit murmure, mais ce simple mot était chargé de tout ce dont elle débordait.

De là elle écouta les intonations de sa voix grave quand il aborda la suite, et à nouveau revint un peu de chaleur sur ses joues.
En ce qui la concernait, elle n'avait jamais eu de problème à envisager d'autres types de relation avec Dez, qu'elle trouvait beau et avec qui elle aimait partager - comme ce jour sur la plage où elle explora davantage le toucher et les milles sensation qui en découlaient. Pour autant, lui avait des limites bien plus définies que les siennes - des barrières qu'elle l'aidait parfois à abaisser, mais qu'elle ne voulait pas pour autant outrepasser dans ce qu'il savait ne pas apprécier.
C'était surtout pour lui, pour ça, qu'elle voulait qu'il soit le plus à l'aise.
Mais si le champ des possibles était plus vaste qu'elle ne l'aurait pensé, alors...

— Nous n'aurons qu'à danser pour Kiro ensemble, un soir. Je ferai à nouveau communier mon pouvoir avec le tiens.

La Prêtresse s'était à nouveau reculée du contact pour mieux regarder Dez, le visage lumineux et les yeux comme pétillant d'une nouvelle jeunesse.
Une fois, bien plus jeunes, elle avait failli l'inviter à danser d'un geste finalement avorté par l'euphorie d'un autre éphémère stimuli.
Bien plus tard, c'était pour accompagner la rédemption de Noé qu'elle les avait accompagnés.
Cette fois... Il ne s'agirait que d'eux.
Elle reprendrait les traits serpentins dont son pouvoir la parait en empruntant l'essence de Quetzalcoatl, et devant l'Anaconda, ils danseraient.

— Et nous n'aurons qu'à nous laisser porter par le moment pour décider.

Une notion sans doute plus simple pour elle que pour lui.
Mais portés par leur passion de la foi jaune et enveloppés dans cet autre monde de sensations, elle était certaine qu'ils sauraient trouver la voie.
Qu'il s'agisse d'une union naturelle ou sous le signe de leurs pouvoirs mutuels, ou encore qu'ils terminent leur danse pour signer la révérence d'une demande à Kiro...
Peu lui importait.
Tout lui irait.

Car tout lui ouvrirait les portes de ce bonheur qu'elle avait espéré connaître sans jamais le formaliser.

Dès demain.
Serait-elle prête, demain ? Son cœur s'accélèra, porté par toutes les émotions qui s'y bousculaient encore auxquelles venait maintenant s'ajouter un peu de fébrilité. Après tant d'années à développer un lent cours de pensées, c'était maintenant comme si tout s'emballait à un rythme effréné qui l'emplissait d'allégresse et d'impatience autant qu'il l'impressionait.
Mais Anita calma rapidement les pulsations dans sa poitrine, comprenant que demain ne signifiait pas nécessairement le début de cette aventure.
Elle pourrait le rejoindre pour le créneau de Kiro sans que ne s'enclenche dans l'immédiat le projet, de la même manière qu'il lui avait toujours laissé ouvert la participation à ce moment pour Kiro depuis toutes ces longues années.
Demain ne serait sans doute qu'une avant garde, une première étape à accorder leurs rythmes pour que la danse finale n'en soit que plus belle. La suite viendrait en temps voulu.
Elle n'avait de toute façon pas traces de chaleur, qu'elle savait s'éveiller encore périodiquement, même en étant moins régulières et plus diffuses qu'auparavant.

Anita sourit à ses mots, frémit agréablement au contact qu'il initia.

—   Je viendrai demain, oui. Et d'autres jours encore.

Autant de jours qu'il le faudra pour que se crée l'étincelle, pour que nous soyons prêts.
Et en attendant...

Ce serait des rêves de vies à venir que se coloreraient ses nuits, plus que des souvenirs nostalgiques de trop nombreuses silhouettes absentes.