Disaster of Dreams - Samaël.

Now this daughter's song
Broken with sorrows
Dying to leave
Haunted tomorrows
Your promise of dreams
Where you would be King
And she would be Queen







Mère.
J'aurais tant de choses à vous dire.
Rien pourtant n'avait semblé pouvoir franchir ses lèvres chaque fois que Mildred était venue s'asseoir devant la statue de la défunte Prêtresse, se perdant des heures durant dans les yeux d'or vides et sans vie.

Mère...
J'ai tant de questions à vous poser.
Tant d'interrogations qui n'avaient jamais été formulées et clarifiées, qui s'étaient accumulées pour flétrir et pourrir, qui l'avaient laissée en proie avec elle-même et les spectres d'un passé saccagé. Incapable de savoir où aller, incapable de s'arracher pour de bon aux brumes qui n'avaient de cesse de troubler et empoisonner son esprit.
Chaque fois qu'elle avait cru voir un rayon de lumière percer à travers les doutes pour éclairer la voie à suivre, le ciel s'était de nouveau couvert pour l'emprisonner dans l'obscurité d'un ouragan contre lequel elle ne savait pas lutter.

Mère...

La louve avait beau concentrer son regard d'argent aussi longtemps qu'elle le pouvait sur le visage taillé dans le métal, connaissant désormais par cœur le chemin du soleil qui en caressait lentement les traits figés à mesure qu'il voyageait dans les cieux, des pensées parasites finissaient toujours par troubler le vide qu'elle s'efforçait de créer.
Des images, surtout.
Des fragments du champ de bataille, des éclairs et du sang, des douleurs et des peurs. Des corps qui tombaient, des regards qui s'éteignaient. Puis se rallumaient.
Ce regard.

Mildred frissonna.
L'une des premières choses qu'elle avait fait en finissant par atteindre l'Île aux Roses, alors épuisée et broyée par le chaos qui déferlait en elle, avait été de se débarrasser de la crasse qui maculait son poil et de la puanteur qui la suivait comme une tare. De longues heures passées à laver et démêler, à frotter et purifier, à s'acharner et à recommencer.
De quoi se rendre présentable sur le domaine de sa Déesse pas visité depuis trop longtemps - et surtout de quoi focaliser son esprit fractionné, canaliser toute la rage qui grondait, expier tous les sentiments qui hurlaient.
Et puis enfin, quand elle fut impeccable et que son odorat fut prêt à sentir autre chose que des fragrances abjectes, elle se laissa enivrer par le parfum des roses autant qu'elle en imprégna son corps étendu au milieu des bosquets de fleurs.

Jours et nuits défilèrent.
Toujours troublés des mêmes questions qu'elle se posait en boucle, des mêmes échos qu'elle entendait résonner sans pouvoir y répondre, des mêmes sentiments qu'elle voulait abattre par le vide sans parvenir à le créer.
Toujours ces fragments, toujours ces images.
La réminiscence d'une matinée où la paix avait semblé vouloir percer le jour en amont de la guerre, où des mots furent échangés sur un avenir dont elle osa s'imaginer maîtresse.
Avant que ne s'abattent l'orage et ce regard, avant que ne reviennent les ombres pour la dévorer toute entière.
Avant qu'elle ne soit poursuivie et que des mots tentent de ne lui parvenir à travers la cacophonie de ses propres cris intérieurs, étouffés par un rempart de brouillard épais. Elle ne se souvenait que de quelques notions floues et syllabes découpées dans tout ce qu'il avait tenté de lui dire.
Elle le lui avait dit, pourtant, que ce n'était pas le moment.
Il avait insisté.
Elle ne savait pas si elle en était sortie davantage abîmée ou si s'était opéré le souffle léger d'une brise cherchant à dégager des éclaircies.

Mère.

Vous nous avez enseigné comment porter un masque, mais pas comment affronter ce monde et ses troubles.

Le regard toujours fixe, Mildred regarda disparaître le dernier rayon rouge de la statue dans un silence toujours complet.
La louve se leva et d'un pas presque mécanique quitta le temple de sa Déesse pour regagner l'extérieur et s'apprêter à passer une nouvelle nuit dehors, où le crépuscule rougeâtre diffusait à travers la roseraie une atmosphère sanglante en parfaite harmonie avec les roses.
Encore ce rouge qui la poursuivait, le rouge de leur sang.

Immobile au milieu d'un vent léger qui faisait danser ses mèches, elle leva le museau vers la noirceur grandissante des cieux, la gorge serrée.

A chercher le vide, sans savoir si elle voulait le combattre ou enfin se laisser dévorer.




Does she deserve
Your terrible blows?
What bargain she lost
God only knows
But hiding in her
Disaster of dreams
She's ever a Queen

Is your love worth
These haunted bones?
Dearest of hearts
God only knows
Disaster of dreams
You will be King
And I will be Queen

Samaël

Parfois, il était nécessaire de s'éloigner un peu. C'était un chemin de pensées un peu particulier, on ne pouvait s'éloigner de la Cité au Royaume du Désert Blanc sous peine de se retrouver au milieu de ce dernier au milieux de fous dans l'attente de mourir et des errants. Ici c'était différent, pourtant il y avait une similitude sur des choses qu'on aurait imaginé retrouver.
Samaël avait cru que l'errance n'était qu'un fléau de chez lui, une malédiction qui ne touchait que son peuple. Certains aspect plus prononcés leur étaient propre effectivement, mais le mâle brun avait fini par se rendre compte qu'elle touchait de nombreux être en ce monde. Elle était peut-être la finalité de toute chose, un mal qui les guettait tous autant qu'ils sont.

S'éloigner des frontières pour être loin des autres, loin des Etelkrus. Il ne le faisait jamais véritablement, les Falaises se suffisaient habituellement à elle même, mauvais terrain de chasse, trop abruptes, un peu trop réservées à la couleur orange, il n'y avait pas tant de loups qui s'y rendaient. Il y avait peut-être eu une nécessité de s'éloigner un petit peu aussi de la silhouette devenue presque pitoyable de Nirvana, de son errance à elle.
Samaël avait marché jusqu'à une île que la marée basse avait rendue accessible. Peut-être avait-il été attiré par une surprenante odeur fleurie, le mâle n'aurait su dire véritablement comment il avait fini par arpenter ces côtes inconnues. Le rouge du ciel dévorait celui des pétales de ce jardin sauvage, comme un voile de sang qui se déversait sur le monde. Il était tard, sans doute que la nuit sera tombée depuis longtemps lorsque Samaël rejoindrait le Castel et les abords de la couche de la prêtresse orange, ses cauchemars à elle, les siens également. Cette marche qui l'avait éloigné n'avait eu aucun but, une anomalie parmi ces jours qui se ressemblaient déjà avant le dragon, se ressemblaient toujours après, s'enchaînaient sans fin en attente de celle-ci, du jour où il n'y aurait plus la conscience pour continuer à penser à défaut de réellement s'arrêter, en attente du jour où il deviendrait un de ces monstres de son désert natal.

Peut-être que cela s'approchait plus qu'il ne l'imaginait, une imminence qui s'annonçait déjà par ces pas hasardeux et cette silhouette sombre qui se découpait sur le ciel coloré.
Il y avait peu de jolies louves sur ces terres. La plupart avaient une silhouette carrée qui correspondaient si bien à cette image de peuple grotesque et barbare, les pelages avaient des couleurs absurdes comme des toiles mal peintes ou étaient terriblement fades. Elle reflétait pourtant tellement cette image d'errance elle aussi.
Il ne s'approcha pas, n'interpella pas non plus, releva simplement tête et oreille dans une attente d'informations naturelles à venir sans doute.

De quand elle remarqua une autre présence, Mildred n'était pas certaine.
Peut-être fut-ce le bruissement léger d'un pas venu déranger la végétation luxuriante, peut-être était-ce une odeur diffuse qui serait parvenue à s'insinuer jusqu'à elle malgré la barrière brumeuse qui s'était formée autour d'elle et lui donnait l'impression d'avancer dans un rêve. Peut-être était-ce simplement une intuition. Peu importait de quoi il s'agissait - la louve ne se posa même pas cette question quand elle tourna la tête en direction de cette silhouette plus loin.
Le crépuscule déjà avancé et baignant le monde entier d'un rouge sombre aurait presque pu masquer l'existence de ce loup immobile tant son pelage se trouvait fondu dans les teintes et l'obscurité grandissante, si ça n'avait été pour la douce lueur de l'orange l'empêchant d'être englouti dans le tableau de la scène.
Sans doute que leurs regards se croisèrent et restèrent ancrés l'un à l'autre de longues minutes durant.

Pour la disciple de la Tigresse, le temps n'avait plus de réelle emprise et le monde autour lui parvenait comme à travers d'un voile épais.

Alors elle ne sut pas non plus au bout de combien de temps son cerveau finit par faire le lien entre l'orange qui brillait du tissu à son cou et son appartenance - et en quoi elle rendait sa présence incongrue.
Enfin, peut-être pas tant que ça. Des souvenirs datés se mêlèrent au flux incohérent de ses pensées pour lui rappeler sa propre hésitation, dans sa jeunesse, entre la Déesse maternelle dont elle s'empara d'une même ambition d'appartenance et celle qui vint troubler ses certitudes lors des mois passés chez les Etelkrus.
Cet inconnu, lui, avait fait le choix contraire au sien. Du peu qu'elle voyait de lui entre la distance les séparant et l'état second qui la couvait, pourtant, il aurait sans doute pu être en proie aux mêmes doutes qu'elle. Il y avait dans sa stature une impression générale de noblesse qui se dégageait - de la grâce, un charme, une posture du corps différente de la norme.

Après de longues minutes exemptes de réaction, Mildred finit par bouger d'un mouvement raide qui pivota son corps vers l'inconnu.
Inconnu qui lui semblait pourtant vaguement familier, mais elle ne serait jamais capable de resituer que c'était quelques jours plus tôt qu'elle avait déjà vu ce loup mener des offensives.
Ses souvenirs de la bataille étaient pollués par bien d'autres choses, dépouillant le reste de toute importance.

— Ce n'est pas fréquent de voir l'un d'entre vous s'aventurer en ce lieu.

Sa remarque qui en d'autres occurrences aurait sans doute été impétueuse - voire un peu moqueuse - fut livrée d'une voix morne et abimée.
Et ses yeux, eux, ne cessaient de se dissocier du loup sur lequel ils étaient censés se porter pour aller dériver sur un paysage qu'elle ne voyait pas.

Samaël

L'errance touchait aussi les loups d'ici.
Depuis le retour de la bataille du dragon, Nirvana semblait si proche de l'étape final, si proche de cet état où on finit par laisser la maladie vous emporter. Cette louve inconnue aux jolies couleurs de la terre, avec son regard braqué sur lui et qui pourtant ne semblait le voir, qui semblait plonger dans ses propres cauchemars éveillés, qui semblait si absente de cette réalité, était comme Nirvana, si proche de se laisser emporter.
Au final, c'était un peu rassurant, les loups d'ici étaient au moins aussi pitoyables que ceux du désert, rongés par maladie similaire qui emportait chaque âmes petits à petits. Samaël tardait étrangement à mourir bien qu'il s'enfermait petit à petit dans une routine aliénante.

Le mâle brun n'aurait presque pas cru la solitaire capable de finir par s'adresser à lui. Dans son regard, il y avait cette expression d'un esprit éloigné qui ne parvenait pas à s'accrocher au moment présent, la louve s'adressait à lui au final comme lorsqu'on s'adresse à un personnage présent dans un rêve, qui s'y impose suffisamment pour qu'on essaye de lui parler.

« Oui, sans doute. »

Il voulait bien le croire.
Samaël alla perdre lui aussi, son regard sur le paysage, perdant de vu la louve de son côté borgne alors que son dernier œil doré vint s'arrêter plus en détail sur les alentours.

« Je ne serais même pas deviner quel est ce lieu précisément. »

Le prince déchu n'aura au final jamais pris la peine d'explorer plus en détail ce pays dans lequel il ne s'épanouissait pas, se contentant de patrouiller encore et encore sur les terres Etelkrus. Malgré tout sa prétention, il était peut-être au même stade que Nirvana et l'inconnu tout de même.

Entendre le son de sa voix eut l'effet d'une ancre qui la raccrocha plus solidement au moment.
Il n'était pas qu'une illusion, une ombre née dans les recoins obscurs qui aurait joué des tours à son esprit en lui donnant forme de canidé. Ses yeux d'argent voyagèrent alors de nouveau vers l'inconnu porteur d'orange, et Mildred essaya de les garder là plus longtemps.

Le mâle étranger reprit la parole - quelques secondes de silence de la part de la louve, avant qu'elle ne laisse entendre un léger claquement de langue et secoue la tête de quelques lents mouvements, comme pour désapprouver son ignorance. Il n'avait rien de similaire avec cette jeune Etelkru sotte qu'elle vit quelques années de cela, mais il n'en était pas plus éduqué sur l'histoire de ces terres.
Contrairement à cette adolescente prétendante d'Aka, en revanche, lui ne donnait pas l'impression de venir d'ici.

De quoi pardonner un peu de son manque de connaissances.
Mildred fit un pas vers lui, recourbant la queue et redressant sa posture.

— Il s'agit du domaine de Moiro la Tigresse, Déesse du charme et de la grâce. Île de ma famille, autrefois terre d'une meute qui implosa à cause de sa vanité.

Le timbre de sa voix avait regagné un peu de force et de présence et elle exécuta un nouveau pas dans sa direction, forçant sa démarche à perdre en raideur pour lui rendre les inflexions félines dignes de sa couleur. Après tout le reste, elle ne voulait pas en plus décevoir sa Déesse et lui faire honte.
Toute sa concentration projetée sur l'Etelkru, Mildred se raccrochait à sa présence pour ne plus penser au reste. Tant qu'elle observait ce regard noisette, aucun autre ne pouvait prendre place dans ses souvenirs. Tant qu'elle s'agrippait sur l'instant présent et sa réalité, ni les tempêtes du passé ni son orage intérieur ne parvenaient à s'imposer. D'habitude elle aurait sans doute préféré se tourner vers le confort familier de son irascibilité, confrontant l'Etelkru de la même manière que la plupart des autres - avec dédain et la ferme intention de lui faire quitter ces lieux sacrés auxquels ils ne pouvaient prétendre.
Mais lui, avec l'orange à son cou en écho à son adolescence, avec l'ocre de son pelage qui l'intégrait parmi les roses dans un reflet inexact de la famille qui y régna un jour...

C'était comme s'il avait pu appartenir à cet endroit et y trouver place, lui aussi.

Samaël

La louve sortit peu à peu de son absence, du reflet fantomatique d'une âme errante qu'elle incarnait il y a encore quelques secondes pour venir face à lui d'un pas gracile, dans la posture fière et assurée de ceux qui se devait de se montrer supérieur aux autres. Une posture de noblesse déchue que portait également Samaël et qui le dénotait de l'Etelkru moyen. Il n'a pourtant plus aucun titre à présenter, plus aucune fierté à défendre alors s'il se porte droit, noble, il laisse l'entière dominance à celle qui se présentait comme héritière de ces lieux. Il la laisse venir, immobile, le regard poser sur elle, sans relever la queue.

« Avec l'arrogance, ceux sont les maux qui font s'écrouler les Royaumes. »

Son ton est neutre, peut-être un peu pensif quand en face pourtant la louve gagne en assurance. Lui, il demeurait un peu dans sa propre errance alors que son œil doré finit par se détacher de la femelle pour observer un peu plus ces lieux décris, recherchant peut-être ce qui pouvait rappeler la déesse Moiro.
Alors c'était ici qu'était venu le fils d'Holly, Ibéris, pour obtenir sa couleur non associée aux Etelkrus, une île remplie de roses qui se perdaient dans leurs propres ronces. Peut-être que Samaël aurait été bien plus tenté par ces valeurs-ci, celle de la grâce et du charme qui étaient bien plus proche du prince qu'il avait été à son premier voyage. Il avait cependant promis fidélité aux Etelkrus, à Dairo et en quelque sorte, à Nirvana également, se faisant avec le temps, bien plus bouclier au service de la Renarde et de sa prêtresse que du clan dans son entièreté.

« Ainsi c'est donc ici le domaine de la Tigresse. »

Son attention revint vers la louve à qui il offrit inclinaison respectueuse.

« Je n'aurais souhaité me faire intrus en ces lieux. »

Et pourtant, de par ses pas hasardeux, il semblait avoir franchi ce que les Etelkrus n'auraient pas toléré que l'on traverse.

La remarque de l'étranger releva le coin de ses lèvres sur un unique côté de son visage, donnant naissance à un sourire asymétrique et équivoque.
L'arrogance. Le perpétuel brasier de défiance qui couvait au fond de son cœur siffla à Mildred que de sa voix calme et de son air plus noble que la moyenne, ce loup ocre cherchait à l'accuser de ce trait, du ton paisible de ceux qui se permettaient d'insulter à toute place et en tout lieu, comme si leur supériorité naturelle leur octroyait ce droit.
Qui devenait alors le plus arrogant des deux ?
Mais la part d'elle plus raisonnée et attentive, celle qui depuis le début de cette rencontre tournait un certain regard intrigué vers ce mâle différent, savait faire taire le brasier et souffler des perceptions plus justes et apaisées.
D'un sentiment qui se diffusait de tout son être autant que des inflexions dans sa voix. Davantage qu'un jugement envers elle, c'était plutôt une lassitude de celui qui savait ce dont il parlait qui s'exprima à travers ses mots.
Sa curiosité maintenue, Mildred attendit la suite.

Quand bien même il ignorait l'endroit où il se trouvait, il avait tout de même eu connaissance de l'existence de Moiro. C'était déjà ça. Il alla même jusqu'à offrir révérence, levant chez la louve rousse un sourcil sur un air agréablement surpris.
La disciple redressa la tête.

— Ne sont de réels intrus que ceux qui viennent ici sans respect aucun pour la maîtresse de ces lieux.

Son regard se tourna vers la Roseraie qu'elle avait quitté peu de temps auparavant.

— Certains oublient qu'en tant que Tigresse, Moiro peut se montrer tout autant redoutable que leurs Dieux guerriers et qu'il y a bien d'autres aspects que la superficialité aux valeurs qu'elle incarne. D'autres pensent qu'une Déesse qui représente ces qualités est de toute manière inférieure.

Ses yeux d'argent se mirent à étinceler comme la lame affûtée d'un poignard. Son museau s'était plissé de mépris et de menaces non dites envers tous ceux qui osaient ainsi juger la Tigresse rose.
Elle finit par tourner de nouveau le visage vers l'Etelkru, l'expression moins sévère.

— Je crois cependant pouvoir dire que ce n'est pas votre cas, n'est-ce pas ?

Ces jolies manières et ces courbettes ne sont pas là que dans le but de te faire bien voir.

Samaël

Samaël pouvait presque sentir toute la tension émaner de la louve, princesse courroucée d'une noble famille qui ne semble plus être, d'un royaume dont elle était sans doute le dernier héritage. Elle semblait porter cette solitude si semblable à la sienne mais était peut-être un peu moins résignée que lui. Dans leurs différences, elle n'avait pas eu à quitter ses terres si précieuses, son pays dont elle semblait vouloir y refléter toute son âme, sa déesse.
Lui avait été contraint de tout délaisser et l'unique héritage qui lui restait était cette malédiction qui grisait son pelage, hantait chacune de ses nuits et qui ferait de lui un être ni vivant ni mort, errant indéfiniment jusqu'à faire sombrer chaque être dans sa même folie.

Le regard doré du loup brun suivit celle de la louve, vers la silhouette lointaine de quelque chose de plus grand, là où s'échappait une forte odeur de rose. Plus jeune peut-être, avant son ultime déchéance, sa dernière condamnation, lorsqu'il était encore bien plus prince en exil que reflet de l'errance, peut-être aurait-il pu défendre une volonté de désirer la couleur du Rose.

« On ne demande à un soldat que d'obéir et exécuter, plus aurait été de l’insubordination. » Cette vison, celle qu'il gardait toujours en tête et qui le guidait lui même, sans doute était-elle bien plus proche de celle de la Cité que celle des Etelkrus. « Les valeurs de la Tigresse, parmi des peuples moins tribaux, dans un royaume plus grand, aurait dans doute trouver ses disciples dans les sphères plus haute. »

Dans une dimension bien plus politique, là où le jeu n'utilisait ni force ni sueur mais bien plus les faux semblants de l'apparence. Là où chaque soirée mondaine était bien plus une occasion de déployer toute sa stratégie sociale pour élever sa famille toujours plus au dessus des autres que de véritablement profiter d'un moment agréable.

Son regard revint sur la louve à la question de cette dernière.

« La Renarde aussi souffre des préjugés. »

Il avait choisi l'Orange tout comme il aurait pu porter le Rose. Déesse Etelkru certes mais bien moins représentée que le Jaune ou le Rouge, presque oubliée derrière ses frères dont les valeurs bien moins abstraites étaient sans doute plus simple à comprendre.
On ne demande pas à un soldat de réfléchir, mais d’exécuter de d'obéir.

Oreilles droites et regard fixe, Mildred gardait sur lui une pleine attention, notant chaque mimique, essayant de s'accrocher à chaque détail. Mais il était dur à lire, cet étranger, avec son visage aussi las que sévère et la brume distante qui semblait avoir envahi son seul œil restant, en ternissant l'éclat.
C'était peut-être pour cela, qu'il s'intégrait si bien à l'Île. Que sa présence ne la rebutait pas autant que celle d'un autre Etelkru qui aurait osé pénétré en son domaine. Il y avait dans son allure et émanant de tout son être une aura de spectre. Plus vivant que ceux dont le souvenir hantait ces lieux comme son esprit, certes, mais il dégageait quelque chose qui était plus proche d'une image sur le point de s'effacer que d'une glorieuse prestance.
Quelque part, même si elle n'osait tout à fait se l'avouer, elle avait l'impression de se voir.
Tout comme dans sa silhouette rendue rouge par le crépuscule elle voyait l'écho de tous ceux de son passé ayant un jour foulé cet endroit.
Sentant la bordure de ses yeux menacer de devenir humide et les insidieuses pensées qu'elle avait voulu garder au loin ramper dans son esprit, Mildred se força à faire encore une fois le vide et à se concentrer uniquement sur ses paroles.

Vers le mâle, elle fit un pas de plus.
Attirée par sa propre image. Attirée autant qu'elle fuyait par tout ce qui la ramenait inexorablement en arrière, vers la mort, vers la déchéance, vers les abandons, le manque, l'échec, le déni.

— Je le sais. Il y a longtemps de cela, le destin m'amena à passer quelques mois de mon adolescence au sein des Etelkrus contre mon gré.

Son museau se plissa et son regard se durcit encore. Ce ne fut pas une période agréable.

— Là-bas, j'ai néanmoins connu le doute. Les valeurs de la Renarde me parlaient et allèrent jusqu'à me faire reconsidérer mes choix, quand bien même ma dévotion envers Moiro était déjà pleine et entière.

Tout comme son envie de retourner au plus vite auprès de sa mère et de sa fratrie. Mais elle se souvenait de la peur qui l'avait envahie - la peur d'avoir tout perdu, la peur d'être dernière survivante des Lazulis après avoir évité par inadvertance une catastrophe.
Pire encore. La peur de n'être plus la bienvenue au sein de sa propre famille.

— Je n'ai aucune honte à évoquer cette brève errance ici, devant ma Déesse, car je n'ai rien à lui cacher et tout ceci appartient au passé. Et j'ai depuis compris que cet attrait n'était pas trahison, mais plutôt transposition. Ce qui me plaisait dans l'orange était aussi ce que j'aimais chez la Tigresse.

La louve était désormais assez proche pour que, en eût-elle le désir, elle soit capable de toucher son museau du sien en étirant corps et encolure vers l'avant. Ce ne furent que quelques centimètres qu'elle s'appropria néanmoins, quand elle baissa la voix et plongea dans le doré de son regard à demi mort.

— Vous parlez de royaume et de hautes sphères. Ce ne sont pas des termes que l'on retrouve dans la bouche de n'importe qui.

Tirant le fil de ce qu'elle pouvait obtenir de lui, de tous les sentiments étouffés que lui inspiraient l'inconnu et sa noblesse usée, Mildred faisait de son mieux pour lire entre les lignes et décortiquer jusqu'au moindre silence entre deux syllabes.

Samaël

Elle s'approche pas à pas de lui, se raccroche petit à petit à un semblant de réalité dans ses expressions, s'échappant de cet aspect morne et distant du premier instant. Samaël, lui, demeurait cette figure détachée de celui qui avait marché jusqu'ici sans s'en rendre compte, de celui qui enchaînait les journées les unes derrière les autres sans les apercevoir ni plus attendre quoi que ce soit. A chacun de ses pas, elle parle et dévoile un peu d'elle même, de son passé, de ses doutes de l'époque. Certains le font tiquer, un en particulier pour le sens qu'il lui accorde.

« Ce n'est pas vraiment ça, l'errance. »

C'était bien plus cette image de laquelle elle tentait de s'extirper, celle d'une louve qui représentait le dernier héritage d'un royaume disparu, d'une famille qui l'était tout autant aussi peut-être être. Elle s'était tant rapproché, son pelage frôlant presque le siens qu'il pouvait sentir les subtilités de son odeur au delà du parfum des fleurs, il n'y avait pas tant de variantes qui se mélangeaient à la sienne. Elle s'accrochait également à sa déesse comme Nirvana à la sienne, elle dont sa propre errance avait fini par emporter, comme lui s'accrochait à la Renarde également et surtout à son passé dont les cauchemars hantaient chacune de ses nuits, dont la marque des maux se trahissait par les tâches grises qui ne se dissimulaient plus aussi facilement derrière son étoffe rouge.
C'était ça l'errance, le fait de n'être plus que le fantôme prisonnier de soit même en l'attente qu'un jour quelque chose se passe peut-être ou tout se termine.

« Se questionner et douter sont les privilèges qu'accorde la possibilité de choix. »

Dans l'errance, on ne choisissait plus, on se laissait aller à la résilience, on acceptait et subissait la condition quand laquelle on s'enfermait.
De ses commentaires, la louve en tire de la curiosité, son regard clair braqué sur lui, dans cette proximité que le mâle brun n'a pas cherché à rompre, demeurant presque statue immobile.

« Je ne suis pas originaire de ces terres. »

Il ne l'avait jamais caché, ne l'aurait pu non plus. Si les loups d'ici se définissaient par leurs physiques variés et extravagant, Samaël avait cette morphologie fine au pelage court et couleurs chaudes qui trahissait une adaptabilité aux terres arides qui n'étaient pas tant présentes ici.

L'errance.
De tous les mots qu'elle livra, ce fut celui-ci qui retint l'attention du mâle et dont il s'empara. Sans aller jusqu'à dire que quelque chose brilla dans son regard - ils étaient si éteints qu'il paraissait difficile d'y allumer quoi que ce soit, Mildred y vit néanmoins comme un miroitement, une réflexion et des souvenirs s'agitant en réaction à ce qu'elle lui avait dit.
La louve inclina la tête d'un mouvement à peine perceptible, les yeux un peu plissés et toujours rivé dans l'unique iris doré qu'il restait au mâle. De toute évidence, la définition d'une errance revêtait pour lui un tout autre poids - elle chercha à travers ses autres paroles de quoi il s'agissait, pour ce loup encore un peu moins vivant qu'elle.
Sa dernière réponse apporta un sourire sans joie au creux de ses lèvres. Elle l'avait deviné, oui.

— Mh. C'est peut-être à cela que ressemble votre errance, de là où vous venez. Ici, le sens se décline en de nombreuses formes.

La louve lorgna de nouveau sur le glowstick orange de l'Etelkru.

— Croyez-le ou non, le choix d'une divinité est l'un des seuls qu'il nous est permis de faire, il n'est pourtant pas un luxe non plus.

C'était finalement choisir par qui on serait considéré ou non, quelle amitié gagner en échange de la haine d'autre part.

— Et ces mêmes divinités ne nous laissent que bien peu de choix quand il s'agit de maudire un individu ou de détruire un clan entier.

Sa voix s'était fait plus grondante et amère. Si elle n'avait eu que peu d'égard pour la majorité des membres de son ancienne meute, elle avait néanmoins été ce qui cristallisait une partie de son rang. Son ressenti envers Mido était toujours fort, non pas pour les opinions qu'il était tout en droit de prononcer sur les Lazulis ; mais pour ses actes.
Pourquoi ne pas simplement les abandonner, plutôt qu'en éradiquer le nom ?

Elle ferma un instant les paupières pour se délier du venin de sa sempiternelle rancune, inspira le parfum de son domaine pour laisser le réconfort de la proximité de sa Déesse s'insinuer à elle et renouer avec la force que lui avait donnée la Tigresse pour surmonter les épreuves et survivre.
Chasser de son esprit tout ce qui n'appartenait pas à Moiro, tout ce qui l'avait éloignée du rose et de ses vertus.Puis Mildred redressa le museau vers celui de l'inconnu, frôla presque ses vibrisses des siennes.

— Je déduis sans grande hésitation de vos paroles que ce ne fut pas non plus un choix de votre part que de quitter les hautes sphères d'un grand royaume pour jurer fidélité aux barbares locaux.

Il n'y avait aucune joie dans son regard, et la prestance qu'il conservait encore n'était que le fantôme abîmé d'une noblesses passée à laquelle il se raccrochait encore.
Le sang n'oubliait jamais ce à quoi il avait goûté, ce à quoi il devrait pouvoir continuer de prétendre.

Samaël

Il eut un instant où l'amertume de la louve en devint presque palpable, à l'évocation de faits que Samaël devinait liés à un événement passé mais qui dont la nature en surpris pas moins le mâle brun.

« Je suis plutôt mauvais élève et n'est jamais pris le temps de m'intéresser aux divinités que les Etelkrus ne servaient pas. » Il était drôle de constaté à quel point le prince déchu s'était rapprocher d'une prêtresse et de la déesse qu'elle honorait alors qu'il n'avait pas apporté grande attention à ses propres dieux, ceux du Désert Blanc, avait pris du temps également pour passer le cap de l'épreuve de glowstick. « Il m'avait pourtant semblé que malgré leurs exigences, vos dieux étaient plutôt attentionnés. Ils vous accordent beaucoup de temps et de présence, à tel point que remettre en cause leur existence relèverait de la bêtise. »

Il avait le temps d'une échappée de l'esprit, relever un peu le museau vers les silhouettes plus lointaines qui se découpaient derrière la brume de l'île, le temps de quelques secondes avant qu'il ne fasse retomber son regard doré vers celui qui s'était fait si proche de la louve.

« Mais personne n'est exempt de se montrer cruel n'est-ce pas ? »

Ni les dieux, ni les mortels, ils le devenaient tous à un moment donné de l'existence.

Elle relève le museau, si proche de celui du mâle, aux manies provocatrices des disciples de Moiro sans doute, son souffle et son parfum venant chatouiller la truffe du prince déchu qui ne perd en rien sa droiture. Samaël ne jouait plus avec tout cela depuis longtemps, gardait également en tête cette seconde odeur qui collait au pelage.

« Je suppose que je ne vous apprends rien à vous dire que tout peut basculer en un instant. »
Elle devait avoir plus ou moins son âge, avait cet épuisement presque similaire au sien.
« Des choix, il y en a eu, beaucoup ont mené à des échecs. Et comme ceux que vous sembliez nommer, ils n'ont pas épargné de la fatalité. »

Peut-être ont-ils simplement rendu un supplice un peu plus long. Samaël aurait beau faire, les cauchemars ne disparaîtraient pas, les tâches grises de son pelage non plus.

Mh.
Quelques instants plus tôt, elle avait concédé à ce loup une supériorité indiscutable à la plupart des Etelkrus grâce au respect dont il avait fait preuve en ce domaine et la connaissance qu'il semblait avoir de la Tigresse - allant même jusqu'à vanter le succès qu'elle trouverait chez des individus moins barbares que ceux qui peuplaient trop ces terres. Il disait maintenant ne s'être intéressé qu'à la trinité Etelkrus. L'une des oreilles de Mildred pivota vers l'arrière et un éclat un peu froid passa dans son regard, mais elle ne dit rien et le laissa continuer. Il n'avait sans doute pas menti malgré tout, et avouait simplement ne pas être assez érudit - sans pourtant être totalement ignare, comme beaucoup. Peut-être était-il aussi déjà trop éteint ou trop accablé d'être tombé si bas, échoué sur ces terres après avoir connu une vie qui avait paru bien plus alléchante de là où il venait.
Comment lui en vouloir, alors, de ne pas s'être impliqué dans ce qui n'était qu'une immense régression ?
Il parla encore beaucoup, et Mildred maintint sa proximité tout comme elle ne détacha pas ses yeux d'argent du regard doré, dominante en ce lieu.
C'était comme si ce loup n'avait que faire de sa présence suspendue à ses babines, comme si elle n'existait pas davantage en étant juste ici, ou là-bas quelques mètres plus loin.
La disciple de Moiro ne savait pas exactement ce qu'elle cherchait, à venir ainsi le provoquer. Elle avait voulu chasser de son esprit tout ce qui la parasitait, tout ce qui la rongeait. Persuadée d'avoir failli à être une bonne disciple, elle voulait se reconnecter à ses valeurs, honorer ce qui faisait en partie leur force, retrouver sa confiance en elle et le pouvoir sur d'autres.

Peut-être qu'après avoir eu la sensation de tout perdre à nouveau, d'être trahie une fois de plus, elle avait simplement voulu exister.

Être perçue différemment, gagner un jeu auprès d'un inconnu.
Mais il n'avait pas réagi, pas même un tressautement de peau de son souffle près du sien, pas même un geste de recul qui lui prouverait qu'elle était au moins présente.
Mildred serra les crocs, puis en ne laissant échapper qu'un discret souffle sec rompit la proximité, virevoltant sur elle-même pour faire quelques pas en parallèle du mâle. Peut-être que comme d'habitude elle abandonnait trop vite ; que Moiro aurait honte d'elle une fois de plus. Mais ce bref élan d'assurance déjà brisé ne laissait dans son passage qu'une tranchée de plus dans son cœur, ne semait que davantage de doutes - et après toute une vie à vivre avec eux, ils lui étaient familiers.

Sa tête se releva et elle reposa ses yeux sur le loup brun, cette fois à un ou deux mètres de distance. Au moins se tenait-elle droite et la queue relevée, prête à ne pas laisser s'effondrer toute sa fierté.

— Une succession d'échecs et des vies bafouées, c'est quelque chose que je peux comprendre.

Le sourire sans joie qui dévoila ses crocs dansait entre l'amertume et l'ironie.

— Ceux qui ont fui ce destin avant de le voir continuer de s'effriter entre leurs doigts étaient peut-être les plus raisonnables, finalement.

Sa voix était descendue de plusieurs octaves pour se muer en murmure grondant et hargneux, son regard avait glissé entre les roses et les herbes folles qui les entouraient - c'était peut-être bien davantage aux spectres dont les ombres hantaient encore ces lieux qu'elle parlait, maintenant, plus qu'à l'Etelkru.
Ils étaient nombreux, autour d'elle et dans sa famille, à avoir abandonné.
Et elle, qui était encore là, qui avait survécu même quand elle avait cru se laisser mourir...

Qu'y avait-elle gagné, à prolonger son agonie ?

Que lui restait-il ?

Samaël

La louve maintient cette proximité, encore et encore. Instants suspendus, un regard trop intense en comparaison de la réponse que Samaël avait à offrir. C'est déçue qu'elle s'éloigne, rétablit la distance de bienséance non sans perdre la prestance de ses gestes et de sa position. Lui aurait presque pu souffler d'une tension terminée s'il n'avait pas connu ces jeu ou s'il n'avait pas été aussi épuisé, éteint en ces jours.

« J'ignore ce que vous cherchez. »

Avec lui, à avoir voulu l'entraîner dans sa danse , comme dans une volonté d'éclat de vie face à un miroir qui lui ressemble au moins d'un peu. De manière général, dans la dévotion qu'elle semblait porter intense à sa déesse comme pour y noyer quelque chose, un peu à la manière de Nirvana, un peu à la sienne.

« Mais si c'est vivre encore un peu que vous souhaitez, ce n'est pas auprès des fantômes que vous devriez essayer d'obtenir vos réponses. »

Allez donc rejoindre cette seconde odeur qui colle à votre pelage avec qu'elle aussi ne s'estompe. Il n'est jamais bon de croiser un errant sur son chemin.

« Je me dois de vous laisser à votre quiétude. Ces lieux ne sont pas miens. »

Samaël accorda à la louve, en mémoire aux vestiges de la noblesse de chacun d'eux, une révérence solennelle qu'il n'aurait accordé à tout les loups.

« Que la satisfaction de votre Tigresse puisse être à la hauteur de votre dévotion. »