La pêche aux thons [libre]

- Gnnmgggnngnnscroggneugnnn... aller pêcheeer... vitamines... gnagnagnaaaaa...
Il était tout sauf compliqué de constater que Marcus n'était pas de bonne humeur. L'échine courbée, le nez dans la poussière, la bestiole avançait sans regarder devant elle, tout à ses pensées. C'était pas bien pour les vertèbres, mais qu'est-ce qu'il en avait à carrer. Il ressassait, encore et encore, la scène de ce matin.

Tout le monde avait été émeeerveillé de constater que leur été s'annonçait un peu moins merdique que prévu : au lieu de sales pluies froides et du vent qui semblait se foutre de vous en s'engouffrant sous vos poils, la meute avait eu droit au réveil à un joli petit soleil agrémenté d'oiseaux gazouillants et de papillons colorés. Ciel ! s'était-on alors écrié - et Marcus mimait ses âneries en même temps qu'il les pensait, tout le long de sa marche. Oh là là ! Il fait si beau ! Il faudrait sortir chasser ! Mais les bibiches, elles sont pas encore dans leur pré nomdidiou ! Oh là là que faire ! Oh, j'ai une idée ! Et si on allait chasser du poisson !
Et si on allait chasser du poisson !
ET SI ON ALLAIT CHASSER DU PUTAIN DE POISSON POUR CHANGER.
Ohhhh quelle bonne idée ! C'est original ! Oui, j'ai entendu dire que c'était plein de vitamines ! Oui, et même que y'a du gras, mais c'est du gras bon pour la santé ! Pourquoi n'y avons-nous pas pensé plus tôt !
EH BEN OUI TIENS BANDE D'ABRUTIS.

C'était pas comme si lui, le bon vieux Marcus, qui n'était même pas vieux en plus que ça, il s'échinait pas tous les matins à partir à la chasse. Et qu'il ramenait pas exclusivement du poisson pour les papilles de tous. Mais qu'est-ce qu'ils avaient à toujours vouloir manger de la viande là, de sanglier, de cerf, de lapin, de trucmuche tout poilu et sanguinolent - brrrrr. Depuis qu'il avait passé son épreuve de glowstick, combien de temps avait-il passé à la pêche, à ramener poiscailles et même fruits de mers quand la marée était basse, pour lui, mais aussi pour les autres, tiens, dans sa grande mansuétude ?
Oh bah non, c'est trop bizarre ! Ohhh, qu'est-ce que c'est que ça ? Ça se mange ? Je suis pas sûre que ce soit très bon pour la santé... LOL apprends à chasser pour de vrai, ramène-nous du bon pinpin !
- URH DURRH DUUUURRR REGARDEZ-MOI JE MANGE DU LAPIN HONHONHON !! s'exclama alors Marcus en se dressant sans crier gare - enfin si, il avait quand même crié assez fort - sur ses deux pattes arrière, rentrant le menton dans le cou et se dandinant de façon ridicule. TROP FORT JE MANGE DE LA VIANDE DE VRAI BONHOMME !
Heureusement pour lui, il n'y avait personne aux alentours. Car pour le bien de la logique ex machina - qui implique de répondre à un sujet MAIS de se faire quelques points d'expérience avant - tout cela se passait bieeeen avant qu'il ne croise la route d'un loup gris affublé d'un sidecut.

L'ordre général avait donc été donné de profiter du beau temps pour aller chasser du poisson. Et là où le commun des chasseurs s'étaient précipités vers le point d'eau le plus proche, avides de venir en aide à leur meute et curieux de découvrir ce nouvel art... Marcus traînait des quatre fers comme un gamin boudeur et capricieux. Là où la plupart s'étant rendus aux Criques du Soleil comme lui avaient cherché un endroit calme où l'eau était claire et les poissons tranquilles, il se dirigea, toujours en rouspétant, vers les falaises escarpées contre lesquelles venaient se fracasser des vagues grandes comme des montagnes.
Il emprunta avec aisance des chemins invisibles creusés dans la roche, faisant fuir au passage les hordes de mouettes venues y chercher refuge, et descendit jusqu'à une petite corniche au sol sensuellement léché par l'écume, résultant en une rampe rocailleuse vers les eaux tumultueuses.
Marcus grommelait toujours au moment où les plumes remplacèrent sa fourrure, et un bec sa grande gueule, lui faisant finir son grognement par un couac criard.
Avec toute la grâce d'un manchot empereur faisant de la luge avec son ventre, le Séide se jeta à l'eau.

Il sentit les eaux froides l'engloutir et venir se coller à lui de toutes parts, sans pour autant parvenir à percer sa couche de graisse et de plumes. Le fracas envahit ses oreilles invisibles pendant un instant, puis il n'y eut plus qu'un faible bruit de bulles et l'écho si ténu des vagues au-dessus de lui. Il était enfin dans son élément.
Ici, personne pour lui parler de viande rouge et des bienfaits du sang brûlant dans l’œsophage. La notion de chaleur ne semblait même pas exister en ces eaux. Autour de lui, les algues paresseuses se mouvaient dans le courant, laissant parfois apparaître la nageoire de quelque monstre marin des fonds. Des bancs nerveux d'alevins enchaînaient les virages serrés pour éviter un ennemi invisible, coupant la route à des morues apathiques.
Tiens, ce serait cela, le plat du jour. De la morue. Ils allaient voir, ces péteux du clan, ce que c'était que de la bonne poiscaille bourrée de vitamines.

Presque furieusement, Marcus donna un coup de patte palmée pour corriger sa trajectoire. Ni une ni deux, il se précipita sur l'animal au regard vide, et le saisit dans son bec ; son étau fut tel qu'il faillit le couper en deux. Bah, au moins, il lui épargnait la mort lente qu'était l'asphyxie à l'air libre. Désinvolte, il remonta à la surface et balança sa première prise sur la corniche.
Et rebelote. La première morue fut suivie d'une deuxième. Ensuite, ce fut plus compliqué : tout ce remue-ménage avait alerté la faune environnante, qui prenait la poudre d'escampette. Qu'à cela ne tienne, le manchot était bien plus rapide qu'eux. Il rattrapa après quelques acrobaties un mérou coloré, qui connut le même sort que les morues. Puis, pour le plaisir de nager, Marcus s'en alla après quelques bancs d'alevins, en croquant une ou deux becquées au passage.

Il prit plaisir au jeu, et ce ne fut peut-être bien qu'une heure plus tard qu'il remonta à la surface sous sa forme de toutou. Après s'être ébroué, il chercha des yeux son butin.
- HÉ HO, CA VA PAS ?!!
Le clébard mit en fuite la bande de mouettes qui tapaient allègrement dans son trésor de chasse. L'une d'entre elles tenta même de s'enfuir avec le mérou ; il l'attrapa d'un geste vif entre ses crocs.

Et voilà ce qu'il ramenait au clan, claudiquant sur la rocaille : trois poiscailles estropiées, et une mouette agonisant dans sa gueule. Il n'avait pas eu envie de l'achever. Qu'elle souffre, cette idiote. D'ailleurs, lui aussi souffrait, sa mâchoire étirée de façon peu naturelle. Si bien que ses mots ne ressemblaient plus à rien lorsqu'il arriva au niveau d'un autre loup - oui, ce fameux loup gris affublé d'un sidecut - et l'accosta la gueule pleine.
- Ahhhhouuuahhoohhihhahhaihahhaaaiaaihhonne.

Bien évidemment, Marcus ne s'était pas du tout soucié de savoir si le grand gris avait compris sa phrase - pourquoi faire, hein. D'ailleurs, lui-même ne se souvenait même plus de ce qu'il avait essayé de dire... et pas du tout parce que la mammifère intellectuellement supérieure du quatrième mur qui contrôlait ses faits et gestes avait elle-même oublié ce qu'elle avait voulu lui faire dire, à part l'ébauche d'un "Ah toi aussi tu--" - et la suite demeurerait à jamais perdue dans les abysses de l'oubli. Ah si, ça lui revenait. "Ah toi aussi la pêche a été bonne." Une phrase d'accroche innocente, amicale, traduisant la volonté d'un jeune mâle sociable à créer des liens avec ses congénères...

Ce à quoi son interlocuteur répondit d'une façon très abrupte et impolie.

Vexation.

- C'EST TOI QU'ES CON !

Et dans un ralenti aussi inutile que dans certaines scènes de V for Vendetta - bien que ce fut un très, très bon film - Marcus vit son cri du cœur suivre sa pensée.
Sa mâchoire se détendre en crachant les mots.
Sa gueule littéralement cracher son butin de pêche, noyant le début de sa phrase dans un borborygme répugnant.
Sa bave gluante et salée s'épandre librement dans l'air.

Et enfin, son beau mérou faire un magnifique vol plané, qui lui tira la larme à l’œil tant il fut fier de son fiston à écailles en cet instant précis.
Avant de s'écraser sur le visage du loup gris.

Marcus resta figé de surprise devant la figure poisseuse de son collègue. Il ne sut s'il devait se rouler en boule en se cachant la tête de ses pattes, ou bien céder à l'hilarité qui commençait à déformer salement ses babines. Surcharge du cerveau. Ah ça, pour imaginer les trucs les plus inimaginables, il y avait du monde là-dedans ; mais pour prendre une décision, c'était tout de suite plus compliqué. Le brocoli opta pour un compromis entre les deux, alors que le grand gris esquissait un geste pour retirer le malheureux mérou : ses pattes s'affaissèrent à moitié comme s'il était pris d'une soudaine envie passionnelle de miction, tandis qu'une grimace monstrueuse de joie déformait ses traits déjà grotesques.

- MhufrrmuhuhuhuhuuhhhfrrrhahahahahahaYAAAAAAAARRRRRRRRGGGGHHHHH !

Son rire fut d'une durée particulièrement courte, interrompu avec moins d'une seconde de décalage lorsque l'autre pêcheur lui sauta dessus. Terrifié, le légume se décida enfin à faire un choix et esquissa un geste pour se rouler en boule, basculant sa tête entre ses pattes. Coup de boule. Les deux crânes se percutèrent avec la puissance de taureaux en rut, projetant au sol le zouave fluorescent.

- WAAAAAAAAÏÏÏÏÏÏÏÏÏÏÏÏÏÏE !

Prolongeant son cri de gémissements pathétiques de douleur, le toutou se contorsionna au sol, massant sa tête endolorie de ses pattes poudrées de sel - parce qu'en plus d'avoir l'air d'un abruti fini, le hasard se trouvait drôle en lui conférant l'apparence d'un cocaïnomane en panique. Les yeux brillant de rancune, encore sonné par le choc, Marcus chassa d'un ébrouement les petits canetons volants qui lui faisaient tourner la tête et se redressa à moitié dans une magnifique position de chat pin-up pour haranguer son collègue.

- Non mais ça va pas ?!

Damn, il avait pas l'air commode ce monsieur. Marcus fit une fixette sur ses crocs luisant de bave, avant de se sentir à nouveau basculé sur le dos, la poitrine étouffée par la patte du grand gris. Boosté par l'adrénaline, son cerveau fonctionnait à toute allure.

D'un côté, son aîné était grand, maigre, musclé, et par dessus ça assez flippant ; face à lui, le brocoli risquait plus de se prendre la raclée du siècle qu'autre chose. Face à tous ces critères, la petite voix de la raison lui intimait de lui donner ce qu'il voulait : se soumettre, ravaler sa fierté, et tenter d'oublier ce malheureux épisode.
Mais de l'autre, la voix de l'honneur - ou du kamikaze vaniteux, comme se plaisaient à la surnommer les autres petites voix mentales - lui martelait un autre discours. C'était pas sa faute si son mérou avait atterri sur le museau du grand pâle. C'était lui qui avait commencé à l'insulter et qui s'était jeté sur lui. Marcus ne lui devait rien, quoi, merde. Et puis surtout, ils étaient tous les deux chasseurs ; le clébard vert n'était pas oméga, pas plus que son collègue était son boss. Techniquement, en cherchant des noises à ses égaux de la meute, le cendré s'attirerait plus des emmerdes qu'autre chose.

Du coup, les méninges du loup brocoli cherchaient une punchline bien badass à lui cracher à la gueule, d'une voix pleine de testostérone de baryton qu'il faut pas faire déféquer. Du genre "Va chier" ou... littéralement lui cracher à la gueule. Mais même si le pêcheur radioactif était persuadé de trouver raison auprès des hautes instances du clan, dans l'immédiat, il était plus proche de se prendre un pain dans la gueule que de gagner un procès. Aussi avala-t-il sa salive et tenta-t-il de garder un regard neutre, observant son assaillant droit dans ses yeux de glace. L'espace d'un instant, il se dit que c'était un moment très homosexuel.

- Je te dois rien, t'as pas plus de droits que moi.

Il n'osa cependant pas lui ordonner - ou même lui demander - de le relâcher.

What ? Avait-il des pouvoirs magiques ? Genre, l'univers venait de se plier à sa volonté là non ? Une seconde après qu'il hésitait à intimer au grand gris de le relâcher, son assaillant s'exécuta et s'assit plus loin, le libérant de sa solide emprise. Cependant, ce fut seulement pour adopter ce sale petit sourire méprisant qui fit se renfrogner le brocoli. Marcus se redressa sur ses quatre pattes, n'osant pas relever l'échine, écoutant le discours de son aîné selon lequel il était meilleur que lui. Plus grand, plus vieux, plus connu... Ses arguments faisaient cruellement sens ; et pourtant, le pêcheur ne pouvait se départir de ce sentiment d'injustice cuisant. Quoi, il avait un peu bavé sur lui, et maintenant l'autre voulait qu'il fasse le larbin ? Mais ils avaient tous les deux passé l'épreuve du glowstick, dammit ! Il avait autant mérité son titre de chasseur que lui ! C'était pas un oméga, merde.

Aussi son poil se hérissa-t-il au moment-même où le grand dadet réitérait son ordre.

- NAN !

Il en avait pas envie, c'est tout, et aucune différence de rang n'était réellement présente pour le faire ployer. Toutefois, le ton affirmé de sa bravade le surprit lui-même. Il avait l'impression de courir sur des charbons ardents : maintenant qu'il avait accompli cet acte très con et irréfléchi, il lui fallait continuer à courir s'il ne voulait pas avoir le feu au cul. Il reprit, partagé à la fois entre le manque d'assurance qu'il n'arrivait pas à chasser de sa voix et l'excitation de la résistance qui au contraire enflait dans sa gorge.

- T'es... T'es p'têt' un meilleur chasseur que moi, mais tu restes un chasseur ! T'es pas gamma, bêta, alpha, ou je sais pas quoidetoutefaçonjeconnaispasd'autrelettregrecqueetd'ailleurspourquoionappelleçadeslettresgrecques...

Alors va chier ! Ouais non, quelque chose lui disait qu'il tenait encore à la vie, alors la punchline pleine de testostérone ce serait pour plus tard - surtout que sa voix fébrile pleine de couacs qui montait aléatoirement dans les aigus sur certaines syllabes risquait de légèrement amoindrir l'effet escompté. Alors va te chercher un oméga pour refouler tes pulsions refoulées ? Pas mal, mais... Ouais non... C'était déjà bien ce qu'il avait fait... Mieux valait qu'il s'arrête là pour le moment.

Marcus retint à grand-peine ses oreilles de se plaquer complètement contre son crâne en entendant les menaces même plus voilées du grand gris. Il chercha une quelconque réplique à lui sortir. Les opportunités étaient nombreuses : le braver en prétendant qu'il n'avait aucune chance de monter en grade, le braver en racontant que le reste du Clan n'accepterait pas qu'il prenne des boucs émissaires au pif parmi ceux qui avaient déjà prouvé leur valeur, le braver en mitonnant que dans ce cas-là il migrerait chez les Brethens... Oui mais voilà, toutes ces suppositions impliquaient la bravade. Et si l'envie de révolte enflait dans la poitrine du brocoli, il ne tenait pas non plus à se faire arracher la peau de la moitié du visage par un coup de mâchoires bien placé.

Son attention fut détournée par une curieuse odeur : un mélange étrange entre le parfum de rose fanée, celui plus rance et entêtant de vieilles plumes d'oiseau, et puis de clébard tout simplement. Ses oreilles se dressèrent ; était-ce là son salut ? Oui, à coup sûr, un de leurs tiers Séides avait remarqué leurs éclats et venait mettre un terme à cette joute, sauvant la peau radioactive du pêcheur !

Mais il ne se rendit compte que la nouvelle venue ne portait pas l'odeur du Clan au moment même où il fit volte-face et posa ses prunelles violettes sur une parfaite inconnue. Ah. Petite et maigrelette, elle avait plus l'air d'une gentille hippie avec ses cheveux décorés que de la super héroïne escomptée. Et si par le plus grand des hasards elle se trouvait être effectivement une louve de leur meute, son absence de Glowstick prouvait soit qu'elle était une gamine particulièrement précoce, soit qu'elle n'était qu'une oméga que le mâle aux piercings pourrait facilement soumettre.

Toutefois, ce dernier parut dissuadé de mettre ses menaces à exécution par la présence de ce témoin. Lorsqu'il s'adressa à elle, Marcus guetta avec inquiétude la réaction de la femelle. Rien n'excluait encore la possibilité qu'elle soit une jeune tarée comme il y en avait beaucoup trop sur Punk Wolf au goût du poireau, et qu'elle décide finalement d'encourager le grand gris dans ses actions... N'y avait-il pas déjà des rumeurs à propos de la nouvelle alpha, qui disait-on avait dans ses veines le sang de nombreux couples de psychopathes mièvres et d'autant plus dangereux ? Mais non, elle demeura coite, et l'autre chasseur ramassa ses prises puis s'en alla d'un pas orgueilleux, gratinant le clébard citronné d'un bon coup d'épaule au passage.

- AÏeuh... lâcha-t-il d'un air boudeur.

Il couva d'un regard mauvais le mâle gris qui s'éloignait. Lorsque celui-ci disparut définitivement au détour d'un buisson exotique, il se jeta sur son propre gibier qui gisait, misérable, sur la rocaille salée. Les morues se portaient correctement - enfin, dans la mesure du possible - si on excluait les quelques mouches qui lorgnaient dessus ; la mouette était un peu plus désarticulée que tout à l'heure, pour ce que ça changeait. En revanche, ce qui l'embêtait, c'était l'état du mérou, à qui le vol plané puis les coups de griffes n'avaient pas fait grand bien : ses branchies avaient été retournées par les chocs répétés, et la chair blanche de son ventre se dévoilait sans pudeur. Ça n'enlevait rien à ses merveilleuses qualités nutritives et son goût insipide, mais la petite fierté de pêcheur de Marcus en était blessée.

- Zut...

Il releva soudain la tête, se souvenant de l'existence de la petite brune qui, volontairement ou non, lui avait sauvé la mise. A priori, elle ne s'était pas encore jetée sur lui pour lui racketter sa poiscaille, donc il pouvait se montrer amical avec elle. Le brocoli se dandina d'une patte à l'autre, comme à sa sale habitude.

- Ben... Merci hein... Tu veux de la mouette ? rajouta-t-il, pris d'inspiration.

Et il accompagna ses paroles d'un geste de la patte vers la bête blanche aux ailes cassées. Il était en effet déjà assez chargé comme ça. Par ailleurs, choper une mouette était assez rare ; cette prise ne manquerait pas de se faire remarquer sur le tas de gibier parmi tous les poissons du jour, et Marcus abhorrait l'idée que son agresseur prenne un malin plaisir à s'en saisir pour son souper. Autant en faire cadeau à la petite brune, du coup.

Au son de sa voix, la petite brune se figea complètement, braquant des yeux clairs et vides sur la face de citron vert. Le fruit prématuré lui rendit un regard circonspect, voire un peu gêné par ce silence. Il en profita pour mater sa dégaine exotique à base de tons bruns relevés de rouge profond, sur laquelle dénotaient les couleurs hivernales de son écharpe. Bah, les hippies... Elle devait venir d'un trou paumé avec un sacré sens de la mode, pensa avec amusement le clébard vert fluo à gilet bleu marine aux prunelles violet pétant.

Elle finit par répondre sur un ton hésitant, modulant étrangement les syllabes, et finissant par un mot qui n'avait aucun sens et fit plisser les yeux du chasseur. Elle avait cependant l'air assez gêné pour qu'il n'en rajoute pas des tonnes - à force de se prendre des castagnes dans la gueule, il commençait vaguement à comprendre qu'il fallait parfois qu'il ferme son grand clapet.

Marcus renifla et sa patte poussa le cadavre de la mouette vers l'inconnue. Oreilles en avant, il s'était résolu à attendre patiemment sa réaction, mais il ne tint pas plus de quelques secondes. Sans se soucier de si la femelle allait se saisir de son offrande dans l'instant ou non, il vint poser ses fesses en face d'elle et la dévisagea sans gêne. C'était beaucoup trop dur de garder le silence par politesse. Et tellement plus satisfaisant de débiter la moindre connerie aussitôt qu'elle vous passait par la tête.

- Dis, dis, est-ce que tu vois encore de ton œil tout bizarre là ?

Et joignant le geste à la parole, il tendit la patte pour toucher l'objet de sa curiosité : ce drôle d'iris recouvert d'un voile blanc, et encadré de pâles cicatrices. Bah oui, au cas où sa prunelle fonctionnait encore, c'était tellement malin de s'assurer qu'il s'infecte et ne serve plus jamais à cause d'un crado qui foutrait ses griffes dans la gueule d'une femelle qui n'aurait rien demandé.

Le visage de la femelle se décomposa. Hélas, cela, Marcus ne s'en rendit compte que trop tard - et puis c'était difficile de déchiffrer l'expression de quelqu'un dont on masque la gueule avec sa grosse patte bien sale dans l'espoir involontaire de l'éborgner une seconde fois. En revanche, ce qui était vachement plus visible, c'était sa fourrure qui venait de gonfler d'un seul coup, faisant doubler de volume la donzelle. Le brocoli aurait pu rigoler du fait que ce fulgurant réflexe de poisson fugu la faisait ressembler à un spitz, mais sa patte retirée par la surprise et ramenée contre son corps dévoila un faciès grimaçant, déformé par la rage, qui articula des mots incompréhensibles noyés dans un grondement sourd.
Wow.
Marcus répondit au regard glacé de la petite brune par une expression choquée. Vraiment, il n'avait rien compris de ce qu'elle avait dit. Mais dans sa phrase, il y avait No ; et pour le reste, la louve les avait crachés avec tant de rage que des syllabes prononcées d'une façon que le pêcheur aurait habituellement jugées ridicules en paraissaient menaçantes. Ok. Capiche. Œil bobo, pas toucher.

Les oreilles du citron vert se tournèrent vers le sol, sa queue roulée en boule s'affaissa dans une moindre mesure : il ne cherchait pas les ennuis, sortant tout juste de son embrouille avec Caïn. En plus, se mettre à dos sa sauveuse providentielle, ce serait un comble.

- Ok... Tout doux... Désolé... C'était une connerie...

Marcus était sincère et regrettait vraiment son geste - il était un peu con mais pas dénué d'empathie. Cependant, la demoiselle qui lui faisait face paraissait tellement hargneuse et sauvage, en plus de ne pas parler sa langue, qu'il ne pouvait s'empêcher d'adopter ce ton doucereux qu'on réserve habituellement aux bêtes farouches, vers lesquelles on marche lentement en tendant la main, si aimable qu'on pourrait se demander si cette gentillesse n'est pas un mensonge.
Imperceptiblement, du bout de la patte, il poussa de nouveau la mouette vers l'étrangère, en signe de bonne volonté. Il se contraignit à parler doucement et lentement, histoire de se faire comprendre mais surtout d'apaiser l'amazone.

- T'as faim ? T'as pas l'air du coin, hein. T'as beaucoup marché ? Si t'es fatiguée, je connais quelques bonnes adresses. Tu viens d'où exactement ? Tu t'appelles comment ?

A ce stade-là, il ne savait pas s'il tentait de distraire la boule de poils en rogne avec ses questions ou si c'était sa curiosité, sournoise, qui revenait à l'assaut.

[Deux mois en retard, lalalaaaaaaa.]

Marcus s'attendait limite à ce qu'elle ne comprenne pas - ou même ignore, on était jamais à l'abri d'une rencontre avec une connasse - ses paroles et qu'elle décide de se jeter quand même sur lui. Quand sa dernière question fut prononcée, il ferma à demi les yeux, prêt à encaisser le choc, embrassant la triste destinée d'un loup fluo éventré par une furieuse petite boule de poils brune. Mais non, tous les keupons de l'île n'étaient pas aussi susceptibles que ce foutu Caïn. Ses oreilles se plièrent en arrière : le souvenir de leur querelle était encore cuisant. Sans doute parce que ça s'était déroulé il y a à peine cinq minutes. Et pas du tout quatre mois plus tôt. Qu'est-ce que le temps pouvait passer vite, dans des réalités alternatives.

Le pêcheur observa la solitaire se calmer comme on regarde une dionée qui vient de vous claquer au nez : le menton exagérément rentré dans les replis de sa gorge, le visage fendu par le large tiret de sa bouche. Il finit cependant par se détendre à son tour, devant son comportement pacifique. Elle répondait tant bien que mal à ses bien trop nombreuses questions, hésitante, de sa petite voix fluette. Vraiment, il n'arrivait pas à trouver d'où venait cet accent exotique. C'était nouveau pour lui. Distrait par les sonorités roulantes, il hochait bêtement de la tête en faisant semblant de l'écouter, quand un mot le fit tilter.

- ... Depuis plus d'un... agneau ?

Il inclina la tête sur le côté, confus. C'était comme ça qu'ils comptaient, de là où elle venait ? En longévité de bébé mouton ? C'était un peu tricky s'il fallait en plus définir à partir de quel moment un agneau n'était plus un agneau mais un adulte. Marcus fit un rapide calcul dans sa tête qui n'était pas du tout Google. En général, un agneau ça devenait adulte à un an, comme les loups en fait. Ah. Donc elle était là depuis plus d'un an. C'était un peu se prendre la tête que de compter en agneaux, non ? Ah là là, ces étrangers et leur culture. Le poireau se dit que c'était l'occasion parfaite de faire une bonne grosse blague raciste bien grasse en se remuant la bidoche, mais rien ne lui vint à l'esprit. Tant mieux.

Elle s'appelait Arabella.
Ou Alrrlrllrrabellllla, il était pas tout à fait sûr.

- Moi c'est Marcus ! s'exclama-t-il.

Information fort utile suivi d'un gargouillis bien futile.
Il grimaça.

- Je t'avouerais que j'ai grave la dalle, là. M'en veux pas mais je vais taper dans la morue.

Le mérou était naturellement plus appétissant, mais il abhorrait l'idée de toucher à une carcasse qui portait la marque de Caïn. Il attendit à peine une réaction de la part de la solitaire. Ne retenant plus sa langue rose qui pointait entre ses babines, il attira à lui la poiscaille de son choix et mordit dedans à pleines dents, se délectant du goût huileux et puissant. Le gras du poisson suinta élégamment sur ses joues.

- MMmMmmmhhaaarrrrhh... Ça fait du bien putain, marmonna-t-il la gueule pleine, les yeux brillants. La mouette est toujours à toi, si tu veux bouffer avec moi !

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