La pêche au gros l Libre

Un festin. Un festin ! Ils voulaient organiser un festin ! Mais quelle idée !

Mais après tout, pourquoi pas. L’idée avait germé dans l’esprit de l’un des loups (lequel ? Bonne question !), et s’était répandue à travers le continent comme un feu de joie dans une forêt en plein été. Bientôt, il n’y eut plus que ça sur toutes les lèvres : il allait y avoir un festin. Mais un festin, ça ne se fait pas tout seul ! Et chacun avait été encouragé à se trouver un copain, si possible qu’il fréquentait peu, et dans la joie et la bonne humeur apporter un coup de patte à l’édifice.

Eva avait trouvé cette initiative plutôt sympa, jusqu’à ce qu’on lui assigne, avec une certaine malice, une tache particulièrement délicate.

Il nous faudrait du poisson !

Du pois- en cette saison ? C’était pure folie. Et pourtant ! Et pourtant. Alors, Eva avait secoué la tête, et était partie en quête d’un camarade de pêche. Elle avait laissé son regard passer sur les loups les plus évidents. Sobieski, Nocera, Crystal… Non, c’était trop simple, ça ne respectait pas la consigne. Elle alla fouiner dans les recoin du dédale et finit par tomber littéralement museau à museau avec le candidat parfait.

(E) Sachiel !

Elle le connaissait - tout le monde le connaissait ! Le seul, unique et formidable tatoueur qu’ils avaient la chance d’accueillir chez les Nakhus. Elle n’avait pas eu recours à ses services, mais qui sait, peut être un jour se laisserait-elle tenter ? Pourquoi pas une pie jaune sur l’épaule, ou la cuisse, l’idée était fortement tentante. Toujours était-il qu’à part pleinement concentré sur sa tâche, elle l’avait rarement vu participer aux activités de la meute. Il lui semblait tellement… Détaché. Pourtant, le contact privilégié qu’il avait avec l’ensemble des autres meutes promettait de sa part nombre d’histoires formidables, et c’était le compagnon idéal d’une quête aussi tordue.

Le loup gris, recula d’un pas et pencha la tête sur le côté, surpris.

(S) Oui ?

Elle sautilla et lui indiqua la sortie du bout de son aile :

(E) Tu viens pêcher avec moi pour le festin ?!

Il sembla un instant ne pas comprendre sa question, avant de finalement lui répondre :

(S) … Oui ?

C’était un oui ! Timide et curieux, mais un oui. Eva sur une interjection ravie les guida hors de la grotte, où le froid mordant se glissa sous leur pelage. Elle se secoua pour chasser les frissons qui la prenaient.

(E) Brr, ne trainons pas. Un peu de marche nous fera du bien ! Tu sais où trouver du poisson ?
- (S) Du poisson reptilien, ou du classique ? La mer est probablement un bon point de départ.

Eva se figea, surprise. Reptilien ? Sachiel eut un clin d’oeil amusé.

(S) Je déconne. Le fleuve de la vallée des murmures est plus proche, on peut peut être commencer par là ?

Elle hocha vigoureusement la tête. Et puis, la grande rivière coulait non loin de l’entrée de la grotte, c’était un avantage non négligeable. Si Eva pouvait rapidement se rendre sur la grève, pour Sachiel c’était une autre paire de manche, et même un louveteau était une charge trop importante pour la louve bicolore, alors un adulte ! Elle caracola devant.

(E) Tu dois voir plein de loups de tous les clans non ? Est-ce que des Raeders sont déjà venus te voir ?

Il releva la tête et sourit, avant de hâter le pas pour suivre son allure dansante.

(S) Oui ! Et non, les Raeders sont un cas un peu particulier. C’est grâce à l’action de la déesse Yurai que je peux tatouer les loups, et ces pirates se caractérisent notamment par un rejet profond des dieux. Si je ne refuserais pas d’en tatouer un, je n’en ai pas encore vu. Un jour, peut être !

Elle hocha la tête, et allait lancer une seconde question, lorsqu’une langue glacée se découvra devant eux. La rivière ! Elle était-

(E) Complètement gelée !

Eva se jeta sur la gangue étincelante qui maintenait l’eau prisonnière, et glissa, glissa-

(E) Aaaah-

Et chut, cul par dessus tête, avant de planter ses griffes dans la glace pour arrêter sa course.

(S) Attention !

Sachiel s’était jeté sur le bord de la rivière, sans oser y poser les pattes.

(S) Mais comment-
- (E) Mes os sont creux ! Je ne pèse rien, mais- oof !

Elle avait tenté de se relever, sans succès. Sachiel tendit une patte, et Eva d’un coup d’aile se propulsa vers cette aide, et en bénéficia volontiers pour se relever et toucher terre. Cette pêche allait décidément être compliquée. Le tatoueur observait la rivière d’un air occupé.

(S) Mmh. Peut être pourrait-on pousser quelque chose de lourd dessus ?

Eva hocha la tête.

(E) On pourrait tenter de couper un arbre, ou faire rouler un rocher, mais…

Mais ils étaient tous les deux des crevettes. De toutes petites crevettes sans muscles. Eva agita le museau.

(E) Mmh, j’ai une autre idée, mais il faudrait que tu m’aides à faire une sorte de harnais…

Elle pensait à ces oiseaux qui emportaient des cailloux loin, loin au dessus de ce qu’ils voulaient briser pour les lâcher et profiter de la gravité pour leur faciliter la tâche. Mais elle n’arriverait jamais à porter une pierre assez grosse pour briser la glace sans un peu d’aide.

(S) Oui, bien sûr !

Ils rassemblèrent des lianes parmi les plus solides qu’ils trouvèrent, et confectionnèrent un harnais de fortune. Enfin, Sachiel était le plus impliqué dans l’affaire étant donné que le travail d’Eva était de réussir à ne pas bouger pendant que ce dernier nouait les fils et testait leur résistance. Ensuite, ils firent rouler une pierre de taille moyenne et l’amarrèrent dans ce filet de fortune. La louve noire et blanche agita les oreilles, puis ses grandes ailes de plume, de plus en plus vite. Elle ne voulait pas bondir, pour ne pas se casser le dos, mais la tâche était plus délicate que prévu. Elle finit par réussir à décoller, battit des ailes encore, s’arracha à la terre pour gagner un, deux, dix, cent mètres au dessus du sol et se stabiliser.

(E) Attention ! Je lâche !

Et elle poussa le boulet de canon hors de son logement.

Qui tomba.

Tomba.

Tomba encore, avec une lenteur infinie, jusqu’à ce qu’il touche la surface glacée et la crève d’une hurlement d’outre tombe, éclaboussant les environs avec une force peu commune. Sachiel s’était mis à l’abri des arbres, mais cela ne suffit pas à l’épargner complètement et il passa une patte sur son museau trempé.

Mais, au milieu de la rivière, trônait un énorme trou où on voyait l’eau s’écouler.

Eva cria de joie en redescendant sur la terre ferme, et dansa souplement sur la berge avec Sachiel qui se laissa volontiers gagner par ce sentiment de faste, parant ses babines d’un sourire amusé. Leur ronde dura un temps, avant qu’ils ne considèrent le trou d’un air sceptique. Très sceptique.

(E) Quiiiii ?
- (S) Je n’ai pas vraiment envie de me mouiller les pattes-
- (E) Ah, oui.

Ils restèrent là à fixer l’eau bouillonnante un moment, avant que le loup gris ne relève vivement la tête. Il s’approcha d’Eva et lui murmura quelques mots à l’oreille. Elle ouvrit de grand yeux.

(E) Noooooon, quand même pas ?
- (S) Ca vaut le coup d’essayer non ?

Elle gloussa, et passa une patte sur son museau pour empêcher un rire de lui échapper. Puis ils se mirent en chasse.

Une chasse longue, et difficile : ils déterrèrent tous les cailloux et rochers qu’ils croisaient et pouvaient manipuler, les retournaient, les observaient sous toutes les coutures, puis se regardaient et hochaient négativement la tête, tristement. Non, ça ne convenait pas, vraiment… Il fallait le rocher parfait, ou ça n’aurait vraiment aucune chance de fonctionner.

Et ils finirent par le trouver.

LE cailloux. Un caillou long, large, et tout plat, vraiment tout plat, de ceux que l’on pouvait se servir en dessous de plat sur une table de géant. Eva hurla de joie et commença à tourner autour, alors que Sachiel, plus mesuré, tentait de le déchasser du sol. Il finit par y arriver, et Eva le glissa de nouveau dans le harnais qu’elle n’avait pas quitté, et ils l’attachèrent pour qu’il ne choie pas.

Et ils retournèrent au trou. Eva, avec beaucoup moins de difficultés, se mit à voleter au dessus de ce dernier et descendit doucement, touuuut doucement jusqu’à pouvoir poser déééélicatement le cailloux plat et fin contre le rebord du trou. Une extrémité du caillou coula, alors que l’autre se dressait fièrement à l’air libre.

Eva se posa à côté de Sachiel.

Et ils attendirent.

Ils attendirent.

Un long moment, sans rien dire, laissant le doute s’installer peu à peu.

(E) … C’était vraiment une idée de merde-
- (S) Oui, plutôt. On… On en parle pas hein ?

Et le miracle arriva. Celui qu’ils n’attendaient plus.

Celui que personne n’aurait pu deviner.

Un poisson (d’une taille respectable au demeurant) glissa malencontreusement sur la rampe qu’ils avaient créé et, emporté par le courant, et par son élan, s’envola dans les airs avant de rebondir sur la glace et y faire sa plus belle impression de magicarpe.

Eva et Sachiel se mirent à hurler de joie, incrédules face à ce résultat, et sauter sur place comme deux gamins complètement fous.

Une pêche réussie !