Family tree || Pv. Suète

Jamais Ska n'avait couru aussi vite.
En temps normal, il aimait prendre son temps pour faire les choses ou les découvrir et seule la panique avait réussi à le faire détaler sur plusieurs mètres, juste le temps de reprendre ses esprits. Mais aujourd'hui, son adversaire était partout, la solitude était son nom.

Il ne pensait qu'à la fuir en espérant trouver, au détour un chemin, un loup connu qui lui offrirait un sourire chaleureux. C'était tout ce dont il avait besoin, de la compagnie, qu'on lui parle et qu'on l'aime. Et ça, c'était ce que ses géniteurs avaient été incapables de lui offrir. Il les comprenait, d'une certaine manière. En les abandonnant, Lucien et lui, ils s'étaient débarrassés de la lourde responsabilité que représentait la paternité. Aendil n'avait pas d'excuses. Il était parfaitement capable d'élever des gamins. Et pour preuve, il n'avait pas tardé à les remplacer. Sauf que cette gamine là avait eu le grand honneur de pouvoir grandir à ses côtés.
Cela le dégoûtait tellement.
Jamais il ne s'était senti aussi vide.

Et maintenant ? Ou pouvait-il aller ? A coup sûr, Aendil finirait par rentrer au Squat et, dans l'état actuel des choses, il ne voulait pas voir son visage et encore moins entendre ses excuses. Coupable du pire, il demeurait impardonnable à ses yeux. Pour le moment. Ses idées n'étaient plus très clair et il avait beaucoup de mal à réfléchir. Et à y croire. Ce qu'il venait de vivre lui semblait si irréel. La journée avait pourtant si bien commencé... et se serait tout aussi bien poursuivie si seulement Zeno n'avait pas posé cette satané question. Il ne lui en voulait pas, bien sûr, l'oméga figurait parmi les rares loups sur lesquels il pouvait compter. Voir le seul, avec Lucien, qui, à coup sûr, ne lui avait jamais menti. Avec ce choc, il en venait même à douter de sa chère Lisabeth. Puisque qu'elle donnait de leurs nouvelles à Eandir. Des tous les loups impliqués, c'était en eux qu'il avait le plus confiance. Hélas, l'une était à des lieues de là, probablement occupée à s'occuper des nouvelles portées, et l'autre avait emporté ses secrets dans la tombe.

Par ce que, malgré tout, Ska voulait savoir, pour pouvoir enfin tirer un trait définitif sur cette terrible histoire.

Ne lui restait qu'une dernière carte. Probablement pas la plus fiable puisqu'il doutait même de son implication dans l'affaire mais, puisqu'elle était, à sa connaissance, la meilleure amie de son traître de géniteur, il espérait obtenir quelques informations de sa part. Et si jamais elle n'était pas au courant des circonstances de sa naissances, alors il devrait affronter son père qui, accessoirement, ne méritait pas ce qualificatif.
Sa mère non plus d'ailleurs. Bien qu'il ne connaisse pas son identité.

Arrivé aux dolmens, il s'arrêta brusquement lorsqu'il repéra une imposante louve carmin quelques mètres plus loin. D'un seul coup, toute sa belle détermination s'envola et il se sentit étrangement bête. Et si elle lui mentait, elle aussi ?
Qu'importait, il n'avait plus rien à perdre.

Ska prit une profonde inspiration.

▬ SUÈTE !

Suète se sentait terriblement vide, elle aussi.
Lorsqu'elle était sortie de la mine, lorsque cette rage animale avait cessé d'étreindre son cœur, elle ne s'était pas sentie vraiment mieux. Elle venait de massacrer une larve, l'écrasant du plat du talon de manière à étaler toute sa substance contre le pavé. Elle s'était acharnée jusqu'à ce que cet énergumène anonyme ne ressemble plus à rien de vivant. Jamais elle n'avait massacré de loups de la sorte ; tout au plus en avait-elle achevés certains au terme de combats parfaitement loyaux où elle jouait sa vie contre la leur. C'était la première fois qu'elle détruisait, écartelait, torturait à ce point un ennemi, se réjouissant de ses cris et de son sang sur son corps comme un animal barbare, comme un monstre qu'elle était, au terme d'un combat qui était tout ce qu'il y avait de plus inégal.

Se comportant exactement comme ceux qu'elle avait combattu.

La raison en était simple : si cela n'avait tenu qu'à elle, ce parfait inconnu serait, au pire, tombé sans douleur. Si Suète avait, dans le combat, eu accès à ne serait-ce qu'une once de lucidité, il était même probable qu'elle ait ordonné à son apprenti de faire prisonnier le Precursor, pour l'interroger ou pour faire pression sur son groupe. Ç'aurait certainement été plus efficace que d'attiser la colère de ses pairs par un lynchage en règle, provoquant certainement une volonté de revanche de leur côté, et une impossibilité de négocier quoi que ce soit. Et outre les conséquences diplomatiques dramatiques - quel exemple représentait-elle pour son peuple ? - il y avait la conscience.

Elle avait enfreint la règle sacro-sainte qui interdisait les combats déloyaux.
Parce qu'elle s'était laissée submerger par ses sentiments.

C'était pourtant quelque chose qu'elle savait : dans le combats, les émotions n'avaient pas leur place. Rien ne pouvait justifier que des sentiments trahissent une faille ou dictent un comportement : le combat n'était qu'un jeu de technique et de stratégie, et seuls les mauvais combattants se laissaient submerger par leurs émotions, qui jamais ne les rendait plus fort. Dans la plupart des cas, ils prenaient des risques inconsidérés en se rendant vulnérables, ou fuyaient de peur. Mais chez Suète, ç'avait été bien pire.

Elle était redevenu un animal sauvage.
Parce qu'on ne touchait pas à Aendil.

— SUETE !

Le cri retentit dans le silence du Dolmen, comme une voix se répercutant contre les parois de pierre, amplifiée et déformée par l'écho. Voix qu'elle ne connaissait que trop bien : grave comme la sienne, rieuse comme celle d'Aendil, c'était Ska qui se dirigeait vers elle, tout chamboulé. Tu m'étonnes, qu'allait-il penser d'elle ? La guerrière se souvenait vaguement de paroles qu'il avait prononcées, après le massacre. Paroles qu'elle avait entendues sans les écouter, comme de loin, comme à travers une épaisse masse dense et brumeuse qui les éloignait de la lumière de sa compréhension. C'était au moment où elle était encore dans son mode de violence et de mort, juste après avoir transformé le Precursor en purée immonde.

— Ska. Je pense que je te dois quelques explications.

— Ska. Je pense que je te dois quelques explications.

Il ne fallut qu'une phrase pour bouleverser ses plans.
Ska resta muet quelques secondes. Quelques secondes où il sonda ces yeux rouges, sans pupille, à la recherche de chaleur. D'un tout petit peu de chaleur. De regrets aussi, pour l'horrible crime dont elle s'était rendue coupable. Hélas, il n'y lit rien. Il n'avait jamais réussi à savoir ce que ressentait Suète, hormis lorsque les coins de ses babines se soulevaient légèrement, là il savait alors qu'elle était satisfaite. Mais aujourd'hui, il n'était pas question de performance ni de son entraînement qu'il n'était plus certain de vouloir continuer. Elle voulait s'expliquer.

Sauf que Ska ne voulait pas de ses explications. Il n'avait pas avalé les kilomètres qui le séparaient du dolmen pour écouter Suète légitimiste son geste. Car, tout aveugle qu'il pouvait être lorsqu'il était chamboulé, il était persuadé que c'était de ce malheureux incident que Suète voulait parler. Alors, oui, bien sûr, il n'arrivait toujours pas à avaler la pilule… Qui aurait tout à fait pu passer si, seulement, ce n'était pas sa mentor qui avait mis le corps de ce loup en charpie et si il n'avait pas admiré avant tout cela. Maintenant, il ne savait plus. Malgré la violence des mots qu'il lui avait hurlés à la mine, alors qu'elle s'éloignait sans regarder en arrière, il aimait bien cette louve. La seule, après Lisabeth, à lui porter un peu d'attention.

Et puis, en revenant du combat, Ska avait eu le temps de réfléchir et s'était trouvé bien mal placé pour juger sa camarade : Lui aussi aurait probablement été démolir n'importe quel loup qui aurait osé s'en prendre à l'un de ses proches. Et même moins que ça. Il se savait dangereux, et ce, depuis tout petit. Il ne suffisait que d'une étincelle, d'une boutade, d'une insulte, d'un morceau de viande volé pour qu'il se rue sur le malheureux coupable devenu victime. Combien même, avec le temps, il apprenait lentement à canaliser ce flot d'émotions, il n'était cependant pas sans savoir qu'il ne serait jamais totalement à l'abri d'une terrible crise. Ça aurait très bien pu arriver tout à l'heure d'ailleurs, si il n'avait pas fuit. Après tout, pendant un instant, il avait ressenti l'envie furieuse de frapper Aendil, de lui faire sentir, physiquement, toute la douleur que lui avait subi mentalement. C'était pour cela qu'il se devait de l'éviter à tout prix.

D'ailleurs, maintenant qu'il avait vu ce dont Suète était capable, il se demandait comment elle aurait réagi si il avait réellement tué son pote. Il osait penser qu'il aurait probablement mieux fini que le Precursor. Par ce que Suète était partiale et lui de son clan. Son apprenti qui plus est. Enfin, ce n'était là que des suppositions. Et ça le resterait, il ne pouvait pas poser la question à Suète, combien même elle lui brûlait les babines.

Il cilla et ce geste eut le mérite de le tirer de ses pensés.
Quelques minutes avaient du s'écouler depuis la déclaration de Suète et, lui, s'était perdu dans ses songes. Hésitant entre rejeter ses explications, ignorer ce qu'elle avait à lui dire ou ronger son frein et la laisser parler. Ses iris bleu replongèrent dans le regard écarlate de la femelle.

▬ Explique moi, alors.

Il s'assit en face d'elle, stoïque.

— Explique moi, alors.

C'était presque trop facile. Il la regardait là, ses iris turquoises plantés dans les siens, la poitrine haletante témoignant des kilomètres qu'il avait avalés jusqu'à elle. C'était si simple : elle allait se poser là, face à lui, et ils discuteraient famille autour d'une tasse de thé comme s'il ne s'agissait que d'une conversation banale. A peu de choses près, à chaque fois qu'elle avait joué la scène dans sa tête, Suète avait vu les choses de cette façon.
Mais c'était tellement plus compliqué.
Les choses étaient toujours tellement plus compliquées.
Comment pouvait-elle annoncer à ce gamin qu'elle avait massacré un individu parce qu'il avait eu le malheur de toucher à un des seuls êtres qui comptait désormais sur Terre pour elle, être qu'elle aimait d'un amour impossible et ridicule, au point de lui faire deux gosses, don Ska lui-même ?

Elle devait introduire le truc avec délicatesse.
Et Aka savait que la délicatesse n'était pas son fort.

— Tout d'abord, je tenais à te féliciter pour le combat que tu as mené. Tu t'es montré plus que digne d'un guerrier, et je lève mon apprentissage. Tu peux désormais avoir un glowstick, et c'est avec grand plaisir que j'assisterai à cette cérémonie.

Si tu acceptes encore de m'adresser la parole après ça.

Suète ouvrit la bouche, comme pour continuer, avant de s'interrompre, gueule béante. Elle contempla une seconde le môme, s'apercevant par la même occasion qu'il n'en était plus un. Son entraînement en avait fait un jeune loup puissant et souple, aux muscles saillants et noueux, un jeune loup qui promettait de devenir un vaillant combattant. Elle remarqua également qu'il avait adopté son port fier et altier, cette attitude qui permettait d'obtenir le respect. S'il était toujours plus petit qu'elle, sa carrure n'avait rien à envier à la sienne, et il s'avèrerait certainement un adversaire redoutable.

Et elle, elle s'apprêtait à détruire tout ça.

Ces derniers mois, ces deux dernières années en fait, elle avait été un modèle pour lui, lui montrant la voie à suivre, la voie qu'elle même avait empruntée pour devenir ce qu'elle était à présent. Une voie qui faisait d'elle un modèle de vertu, un idéal inatteignable naturellement. C'était une des vertus des professeurs ; s'ils ne sont as parfait, leur qualité de modèle leur oblige à donner l'illusion qu'ils le sont. Sauf qu'elle ne l'était pas, et elle s'apprêtait à démythifier tout ce en quoi Ska croyait, cet idéal auquel il s'était accroché à cause de l'abandon de ses crétins de parents indignes.

C'était tellement ridicule.

Suète baissa la tête, faiblissant pour la première fois sous le poids du mensonge qui pesait au dessus de sa tête, renonçant pour la première fois à sa droiture pour ployer, cédant comme une digue sous un tsunami. Elle n'était plus vraiment une guerrière fière et noble, juste une louve un peu paumée, un peu trop grande, un peu honteuse.

— Ska je... Je suis pas parfaite. Faut pas que tu croies ça, j'ai fait des conneries, des grosses conneries. J'aurais pas dû tuer le Precursor, pas de cette façon... Je sais que c'est terriblement mal et je te dirais de ne jamais faire pareil si j'avais encore une légitimité à le faire. Je... Faut que je te dise un truc, après tu pourras me poser toutes les questions que tu veux, même si tu vas certainement encore plus me haïr et te barrer en courant... Je dis pas que c'est mal ça, ce serait normal, je ferai pareil à ta place, je peux pas juger... Et je te l'aurais dit un jour tu sais, je te jure je te l'aurais dit, on te l'aurait dit, faudra qu'on retrouve Lucien pour lui dire aussi, il a le droit de savoir...

Sa pensée était aussi décousue que ses mots, ses mots qui s'écoulaient de sa gueule en un flot ininterrompu, se justifiant moins aux yeux de Ska qu'aux siens, minable, ridiculement empêtrée dans la fange d'un mensonge qu'elle n'arrivait plus à assumer, qu'elle n'assumait plus depuis des années, qu'elle n'avait jamais réussi à assumer. Elle se sentait piètre, si piètre, ne valant pas mieux que ces Precursors qui tuaient des mômes et qu'elle s'évertuait à combattre dans un ridicule combat d'orgueil qui sonnait terriblement creux et faux. Et Ska était là, subissant, accumulant, et elle allait ajouter à son mal-être, à son malheur la destruction du seul repère qu'il avait.

Elle serra les paupières.
Une seule larme parvint à passer.

— Ska je... Avec Aendil. Nous sommes tes parents.

C'était métal, surtout le jour de la sortie de Star Wars VII.

There's a hole in your chest

Ska aurait très nettement préféré ne jamais rien savoir.
Il s'était parfois demandé à quoi ressemblaient ses géniteurs, sans pousser très loin : C'était tellement plus simple de les voir comme des monstres d'égoïsmes qui l es auraient engendré, lui et son frère, juste pour satisfaire leurs pulsions animales et, une fois ce besoin assouvi, jetés comme les indésirables qu'ils étaient à leurs yeux. Et puisqu'ils ne valaient guère mieux aux siens, il avait fini par les tuer et chasser leurs fantômes afin de vivre serein. Et quoi de mieux que d'évincer ce qui faisait mal pour ne garder que le meilleur ?

Sauf qu'aujourd'hui, les fantômes du passé venaient le rattraper. Bien moins sombres que dans ses cauchemars, il voyait même un peu de lumière à travers cette louve pathétique qui ne parvenait que difficilement à retenir ses larmes entre deux excuses décousues. Toute la haine qu'il avait pu ressentir à l'égard de cette mère fantôme, celle volage et sans lois, se faisait toute discrète en la présence de cette louve là, bien réelle. Dont il n'aurait jamais pu soupçonner une maternité.
Finalement, il redoutait plus cette louve là, foncièrement bonne malgré tout, à celle de son imaginaire.

Lorsqu'il était revenu, elle l'avait prise sous son aile au lieu de le laisser mener sa vie dans son coin. Ce qu'il aurait probablement fait si il ne l'avait pas croisé ce matin là à la passe ventue et si elle ne l'avait pas indirectement incité à devenir son apprenti à elle. Il lui en voulait terriblement. Pas pour lui avoir menti, il n'était à ça près, mais pour avoir, là, maintenant, brisé tout ce qu'ils avaient pu construire. Comme elle le lui avait suggéré, il mourrait effectivement d'envie de se remettre à courir pour ne plus jamais fouler ces terres. Mais, il le savait, ce n'était pas la meilleure chose à faire et, malgré cette douleur lancinante, il chercherait les réponses à ses questions. Qu'il aurait probablement évitées si il n'avait pas su, tout à l'heure, qu'Aendil était son géniteur et Suète la louve qui lui avait donné la vie. Si il partait maintenant, il continuerait de souffrir. Même sur d'autres terres.
Les premières larmes dégringolèrent sur ses joues.

[b]▬ Les parents n'abandonnent pas leurs gamins chez l'ennemi, en plein hiver. Tu n'es pas une mère. Et Aendil est seulement le père de sa gamine. Ne vous octroyez pas un rôle que vous avez rejeté, vous en êtes indignes.

Il en avait vu, des parents, des vrais, chez les Séides et ici. Tous, même si ils n'étaient pas forcément les meilleurs du monde, s’efforçaient d'offrir tout ce qu'ils pouvaient à leur progéniture en plus de les nourrir et de les protéger. Des choses que Suète lui avait, en partie, transmise plus tard sans qu'il sache qui elle était.

▬ Et maintenant que tu m'as dispensé ton enseignement, est-ce-que tu te sens moins coupable ? Est-ce-que tu as l'impression d'avoir rattrapé ce que tu n'as pas été foutue de faire durant ma première année de vie et que tu ne feras probablement jamais pour mon frère ?

Sa voix se brisa.

▬ Tu me l'aurais dit, que tu jures… C'est bien. C'est tout à ton honneur, même. Mais j'aurais préféré le savoir plus tôt, tout ça. Avant de te faire confiance. Est-ce-que tu as pensé, ne serait ce qu'une seule seconde, à ce que moi je pouvais ressentir ? Est-ce-que tu sais ce que ça fait ça fait de passer ton enfance à attendre des parents qui ne viendront jamais pendant que tous tes petits camarades de jeu s'éclatent à trois mètres de toi avec leur famille parfaite ? Tu sais ce que ça fait d'apprendre que tes putains de géniteurs menaient la belle vie, fièrement perchés sur leur dolmen à la con, avec leur belle et grande famille d'étrangers ? Pire encore, que ton paternel s'est pas gêné pour te remplacer…

Il passa sur la haine qu'il pouvait ressentir à l'égard de la gamine… Qui n'y était pour rien dans cette histoire. Elle n'avait pas demandé à naître, elle non plus, mais possédait l'immense chance d'avoir une famille aimante. Qu'elle lui avait volé, en partie. Il aurait tout donné pour se trouver à sa place.
Il ferma les yeux et tenta de faire le tri dans ses pensées. Rien ne l'empêchait d'aller pourrir la vie de de ce géniteur indigne en allant tout raconter à sa compagne et à sa gamine. Il avait le moyen de lui faire tout perdre. Mais malgré toute sa colère, il n'était pas certain de vouloir les anéantir de cette façon. Ni lui, ni Suète. Tout était encore trop flou dans sa tête et il ne savait même pas, même plus, ce qu'il désirait vraiment. Si il valait mieux détruire ce qui était déjà bien fissuré ou essayer de sauver leur histoire.

▬ … Et que toi, tu m’ait pris pour le pire des cons. Ce que je suis, en fait, puisque j'ai aveuglément cru en ta bonne foi.

Si elle lui avait tout avoué dès leur première rencontre, il aurait sûrement fermé les yeux, une fois de plus, et serait parti sans autre forme de procès.

▬ Je veux tout savoir. Absolument tout. Ce qui vous a poussé à faire des mioches si c'était pour nous abandonner à la naissance. Ce que vous êtes, l'un pour l'autre, précisément aussi. Et si… Si il était avec sa compagne quand on est nés. Ou si il s'est maqué après. Dans ce cas il t'as pris pour une conne et t'aurais pas du te salir les pattes pour lui.

Sans oser l'avouer, il essayait de sauver un peu l'image qu'il avait de Suète. C'était tellement plus simple de reporter la faute sur un loup qu'il ne connaissait que peu pour déculpabiliser la seule personne avec qui il avait de réels liens dans cette meute. Et qu'il connaissait assez pour savoir qu'elle n'était pas, malgré ses erreurs, la pire des ordures.
La boule au vendre et les yeux encore humides, il attendit les réponses à ses questions.

Suète l'écoutait, subissant sans broncher davantage les reproches de son fils, qu'elle ne ressentait aujourd'hui aucune gêne à qualifier de tel. Elle savourait avec une joie froide la sensation du spectre de plomb, alourdi par les ans, qui s'envolait désormais de ses épaules. Elle se sentait un peu soulagée bien que coupable, mais d'une culpabilité qui avait déjà quelques années. Quelque part, elle avait toujours su que ce moment arriverait, qu'elle aurait à répondre de ses actes devant celui qu'elle avait trahi. En cela, elle s'était préparée mentalement à la scène, et si bien sûr elle n'avait pu en prévoir les moindres détails, le choc était moindre.

Tandis qu'un flot de paroles irrépressible de mots déferlaient de la gueule de son fils, Suète sentit que quelque chose avait changé. Il y avait cette flamme dans son regard, cette flamme qui n'avait plus rien à voir avec le môme qui écarquillait les yeux en l'admirant naïvement, quelque chose qui n'était plus de l'ordre de la reconnaissance du maître à l'élève. L'élève était mort, quelque part : ne restait qu'un mâle, un jeune mâle brisé et en colère, animal, fauve. Aussi fauve qu'elle lorsqu'elle était hors d'elle. Aussi fauve qu'elle lorsqu'elle avait froidement abattu le Precursor.
Ils n'étaient pas si différents, au fond.

— Je me sens coupable, je me suis toujours sentie coupable, depuis le jour où vous êtes nés, tous les deux. Je ne t'ai pas entraîné pour me déculpabiliser, seulement parce que je n'avais confiance en personne pour le faire à ma place. Et jamais je ne t'ai pris pour un con, Ska. Je ne t'ai jamais menti. J'ai omis une partie de la vérité et en suis inexcusable, mais je ne voulais pas gâcher ton entraînement ou risquer que tu sois moins apte à te défendre que tu ne l'es désormais.

Elle marqua une pause.

— Je ne te demande pas de m'excuser, mais sache au moins que je suis sincèrement et profondément désolée.

Elle se tut, laissant son fils parler, encore.

▬ Je veux tout savoir. Absolument tout. Ce qui vous a poussé à faire des mioches si c'était pour nous abandonner à la naissance. Ce que vous êtes, l'un pour l'autre, précisément aussi. Et si… Si il était avec sa compagne quand on est nés. Ou si il s'est maqué après. Dans ce cas il t'as pris pour une conne et t'aurais pas du te salir les pattes pour lui.

Cette fois-ci, Suète jeta un regard empli de colère à son fils. Il était visiblement en rogne, et avait évidemment toutes les raisons de l'être, mais il outrepassait les limites. Personne n'était en capacité de comprendre ce qui l'unissait à Aendil ; Ska encore moins, et ce dernier n'avait pas le droit d'émettre un jugement aussi définitif sur la relation qui l'unissait, elle, au père du gamin. S'il avait un avis à émettre sur eux en tant que parents, ces mots-ci étaient de trop. La guerrière releva la tête, et s'approcha de son fils, débordant de rage.

On ne touchait pas à Aendil.

— Je t'interdis de parler de lui de la sorte. Non, il ne m'a pas prise pour une conne, non, il n'était pas encore avec Hlynn quand vous êtes nés. Tu n'as aucune leçon à me donner sur la conduite que je dois tenir par rapport à lui. Tu as le droit d'être en colère, tu peux me juger en tant que mère, tu peux me haïr et me vomir dessus parce que je suis certainement la pire génitrice du monde, et je l'admets volontiers.

Sa tête n'était qu'à quelques centimètres de celle du jeune loup.

— Mais je t'interdis de juger ce qui m'unit à Aendil.

La guerrière recula de quelques pas, reprenant son souffle. Elle avait encore quelques réponses à donner à Ska.

— Nous nous aimons, avec Aendil, et nous nous aimions quand vous êtes nés, mais c'était un accident. Mais ce n'était pas quelque chose que nous pouvions assumer, d'une part en tant que membres du conseil, d'autre part en tant que parents. Nous avons amèrement regretté le fait de vous avoir abandonnés, et si nous pouvions revenir sur cette décision, nous le ferions volontiers.

Volontairement, elle omis le passage sur sa relation avec Hlynn. S'il avait des questions, il irait les poser à son père.

— J'espère que malgré ça, tu arriveras à être heureux, un jour. Je m'en veux terriblement d'avoir détruit ton enfance. Vraiment.

Si tu savais comme je t'aime, mon fils.

Quelque part, Ska s'en voulait.
Il s'en voulait d'être ainsi submergé par ses émotions, au point de lancer tout ce qui pouvait être blessant à cette louve repentante qui lui faisait face. Peut-être étaient ils un fils bien ingrat pour cette mère qui l'avait pris, trop tard à son goût, sous son aile et lui avait transmis tout ce qu'elle pouvait. Pourtant, maintenant qu'il avait connaissance d'une grande partie de son histoire et de la raison de son existence, Ska ne pouvait s'empêcher de trouver son ancienne mentor complètement stupide, empêtrée dans une pseudo discipline qui ne tenait pas la route et qui l’écœurait. Il se foutait bien de son entraînement et de savoir se défendre. Tout ce dont il avait besoin, c'était d'avoir les bases pour être utile au clan. Bien sûr, il n'avait pas pu refuser lorsque Suète lui avait proposé de devenir son apprenti. C'était une occasion en or ,pour lui, l'orphelin Séide, pour faire ses preuves au lieu des hautes instances Brethens. Dont il se serait probablement passée si il avait su qui était sa mentor.

Ses oreilles se dressèrent sur le sommet de son crâne lorsque la louve rouge le regarda avec colère.
Il la laissa venir vers lui et le sermonner sans ciller. Cette réaction ne l'étonnait pas vraiment : il avait plus ou moins conscience du lien qui unissait ses parents. Ou du moins de l'affection qu'ils se portaient mutuellement. Bien sûr, qu'elle l'aimait, sinon elle n'aurait pas tué le Precursor. Pour ce qui était de son cas à lui, Ska restait plus réservé. Il ne connaissait rien à l'amour mais ne comprenait pas comment un loup pouvait se résoudre à prendre une compagne alors qu'il était censé en aimer une autre. A moins que leur histoire soit un merdier bien pire que celui qui paraissait en surface. Dans tous les cas, il ne comprenait pas et, par conséquent et même si ça lui coûtait de l'avouer, il ne pouvait se permettre aucun jugement hâtif. D'ailleurs, ce n'était même pas son problème. Tant qu'ils ne refaisaient pas la même connerie, ce qui ne risquait pas d'arriver.

— J'espère que malgré ça, tu arriveras à être heureux, un jour. Je m'en veux terriblement d'avoir détruit ton enfance. Vraiment.

Ska sentit son cœur se serrer. Il savait qu'elle s'en voulait. Qu'elle l'aimait, aussi. Sinon elle n'aurait certainement pas été aussi exigeante sur sa formation. Tout ça, il l'avait toujours su, avant même qu'elle commence à se justifier d'une voix hachée, avant même qu'elle lui annonce la vérité. Avant même qu'elle lui affirme regretter.
Il en fut profondément soulagé.

▬ Pour ça, je serais en droit de te haïr jusqu'à la fin de tes jours. Tu sais que cet abandon nous a fait mal et qu'un pardon, c'est beaucoup demander...

Il s'approcha de Suète à pas lents, ses regard cyan planté dans celui de la femelle. C'était extrêmement difficile, pour lui, de garder une certaine contenance alors qu'il mourrait d'envie de fondre en larmes devant elle, tant il était malheureux. Son échine fut parcourue d'un frisson, sa vue se brouilla, mais il ne céda pas complètement et c'est d'une voix brisée qu'il poursuivit.

▬ Les gens, ils regardent toujours en arrière. Ils s'attardent et regardent tout ce qu'ils ne pourront jamais récupérer en se disant « Si j'avais su. », « Si seulement je pouvais revenir en arrière. ». Ça m'arrive aussi, parfois. Mais c'est débile, par ce que pendant qu'ils regardent derrière, ils n'avancent pas et manquent les jolies choses qui pourraient leur arriver si seulement ils tournaient la tête… Mais c'est pas de leur faute, c'est pas de notre faute. On s'attarde toujours plus longtemps sur ce qui fait mal et on oublie les bons moments. Pourtant, c'est important de se souvenir de nos erreurs, pour ne pas les refaire.

Il reprit son souffle et avança encore.

▬ Je t'ai haïe. Je t'ai haïe au point de souhaiter ta mort mille fois, quand j'étais gosse. J'ai même juré à Eandir que je vous tuerais, toi et Aendil, si je vous croisais.

Son oncle aurait d'ailleurs certainement subi le même sort si il l'avait croisé en étant adulte. Ses révélations l'avaient tellement chamboulées qu'il en avait totalement perdu les pédales et aurait été capable du pire. D'un côté, ça n'avait rien changé : Eandir était mort sous d'autres crocs que les siens. Tout ce qu'il avait épargné, c'était son innocence. A l'époque, il n'avait aucune idée de qui étaient ses géniteurs et se les étaient représentes de la pire des façons.

▬ Mais je pourrai pas le faire. Premièrement, par ce que vu ta carrure et les années d’entraînement que tu possèdes, j'ai aucune chance de t'infliger la moindre égratignure. Même si c'était possible, jamais je ne le ferai. Je veux pas continuer de regarder le passé, il me fait mal. Je ne veux plus t'accabler de reproches alors que tu as conscience de tes erreurs et que tu regrettes. Tu as raison : Il faut que Lucien sache la vérité, il en a le droit. Je viendrai même avec vous, si vous y allez à deux. C'est mon frère, je ne veux pas qu'il se retrouve totalement seul face à cette révélation.

Tout en parlant, il avait continué de marcher vers Suète.

▬ Je te pardonne. Du fond du cœur, je te pardonne.

Il aurait pu remuer le passé et continuer de souffrir des années encore, jusqu'à ce qu'il soit vengé, d'une certaine manière, si l'un de ses parents venaient à périr ou à être blessés. Mais Ska évidemment pas être malheureux et puisque ce poid sur ses épaules, celui laissé par la solitude, était la cause de sa douleur, il préférait s'en débarrasser et, ainsi, trouver la force pour avancer. Sans oublier, c'était impossible, il espérait trouver dans ce passé douloureux de quoi lui faire apprécier le futur. Si futur il y avait.
Sans réfléchir davantage, il avala les derniers centimètres qui le séparaient de sa mère et lui donna un coup de tête affectueux.

Si Suète avait tenté d'anticiper un peu, elle ne s'attendait pas à cela.
Elle s'était mise mille fois à la place de son fils, s'imaginant des centaines de réactions possibles quand elle lui annoncerait la nouvelle. Elle avait imaginé la haine et la colère, sous toutes leurs formes : une fuite effrénée de son fils, une attaque, des larmes au milieu de hurlements de rage et d'insultes. Elle avait tout prévu, durant ces années où le poids s'alourdissait graduellement sur ses épaules, et avait anticipé chacune de ses réactions. Elles étaient toutes légitime, puisque ces réactions que la guerrière imaginait étaient celles qu'elle-même aurait eues.

Mais là, rien.

Il semblait un peu triste, un peu déçu, un peu en colère, et semblait comprendre également qu'après tout, il n'était pas responsable, et que tout était toujours plus compliqué que ce qu'on s'imaginait. Il encaissait la nouvelle assez naturellement, sans ce trop-plein de sentiments dont elle-même aurait fait preuve, sans cette rage destructrice éternellement réprimée qu'elle gardait au fond d'elle et qui gonflait, gonflait sans que jamais elle ne la laisse sortir, sans ce magma en fusion qui s'agite sous la croûte endormie, n'attendant qu'une secousse un peu plus puissante que les autres pour jaillir et dévaster la Terre.

Elle s'était trompée, finalement.
Ça, elle ne l'avait la légué à son môme.

— J'en suis honorée et touchée.

La louve ferma les yeux et inspira profondément.

— Je serais à ta remise de glowstick.

La louve contempla le môme encore une seconde, avant de tourner les talons.

Suète semblait surprise.
Ska en fut content. Elle devait probablement s'attendre à une réaction plus violente. C'était légitime. Si il n'avait pas réfléchi, si il n'avait pas eu toute cette foi et cette confiance en elle, il aurait probablement pris appui sur ses pattes arrières pour fondre avec toute sa rage sur cette mère indigne et cachottière. Ce qui aurait été bête. Il le savait pour s'être battu plus d'une fois contre elle au cours de leurs entraînements : Suète n'était pas une novice et il ne serait certainement pas venu à bout d'elle. A cause de son expérience inférieure à celle de sa mentor, mais aussi par ce qu'il était plus petit et léger qu'elle. Ses coups faisaient moins mal, forcément.

A force de se concentrer sur ses émotions pour les maintenir enfermées, il savait même contrôler les réactions les plus légitimes. Ça, il le devait en partie à Suète.

— J'en suis honorée et touchée.

Les babines de Ska se retroussèrent en un sourire. Un vrai sourire, démonstratif du bonheur, du soulagement qu'il ressentait à présent. Il était fier d'avoir su pardonner. Heureux de pouvoir ainsi se relever et profiter des bons moments que la vie lui réservait. Car il y en aurait, c'était certain. Suète et lui avaient tout le reste de leurs vies, ce qui était amplement suffisant à moins qu'un incident malheureux vienne y mettre fin d'un côté ou de l'autre, pour apprendre à mieux se connaitre et à s'aimer pour ce qu'ils étaient réellement : Une mère et son fils. Il ne serait peut-être jamais l'enfant parfait, aimant, dévoué et tout ce qu'une maman pouvait espérer de ses rejetons. Il était imparfait, candide et s'enthousiasmait pour un rien. L'exact opposé de cette louve droite et fière qui, peut-être, aurait préféré avoir un enfant à son image. Mais semblait l'accepter pour ce qu'il était.
Ce qui faisait toujours plaisir.

Finalement, il était bien content qu'elle lui ai tout avoué et espérait que Lucien le prenne aussi bien lorsqu'il saurait à son tour. Ce qui l'aurait tout de même un peu étonné. Lui était un peu plus hippie que la moyenne. A y repenser, ce n'était même plus étonnant qu'il ai préféré les Brethens aux Séides.

— Je serais à ta remise de glowstick.

Et elle partit après l'avoir observé quelques secondes. Ça ne l'étonnait pas, il ne s'était guère attendu à de longs discours bien fleuris de sa part. Il devait bien l'avouer, c'était un peu décevant : Ska avait toujours été sensible aux paroles de ses interlocuteurs, surtout lorsqu'ils étaient importante pour lui, comme l'était Suète.
Mais c'était comme ça, on ne changeait pas les gens.

▬ A bientôt alors.

Sa remise de glowstick ne devrait pas tarder. Il y avait même de fortes chances pour qu'il se rende à l'écueil dans les jours à suivre, voir même dès le lendemain. Ce serait l'occasion rêvée pour marcher aux côtés de Suète, pour symboliser cette vérité révélée, ce nouveau départ. Pour lui montrer de ce qu'il était capable, l'enseignement qu'il avait tiré de ces longues leçons qui avaient forgées son corps et son mental.
Pour elle, au moins une fois dans sa vie, il serait un gentil garçon et ferait ce qu'on attendait de lui. Quand bien même il était athée depuis sa naissance.

Il resta immobile quelques secondes, à réfléchir sur la façon d'occuper le reste de sa journée. Ça lui semblait tellement bizarre de reprendre une activité normale après tout ce qu'il venait d'apprendre ! Et si il commençait déjà par retourner chercher son pauvre paternel qu'il avait laissé au palais et ne serait certainement pas capable de retrouver son chemin tout seul, infirme qu'il était ? Le dialogue ne serait certainement pas facile : Le lien qu'il avait avec son père n'était pas aussi fort qu'avec sa mère, mais ça lui semblait être une bonne action tout de même. Peut-être parviendraient-ils à construire une relation saine par la suite, tous ensemble.
Ska ne perdit pas plus de temps et retourna au palais au pas de course.