Tombent les cendres - Tatsu.

C'était avec une fascination proche de la perdition que Justice fixait les eaux claires qui s'étendaient devant ses pattes.

La surface cristalline était impressionnante en elle-même, à vrai dire, si brillante qu'elle était dans sa pureté glacière qui restait intacte lors de son parcours dans la forêt aux grands arbres verdoyants. Il avait vu la montagne qui dominait ce lieu, à la fois source d'obscurité et de lumière pour l'immense forêt, projetant son ombre triangulaire sur les lieux tout en scintillant d'un éclat presque aveuglant lorsque le soleil touchait les neiges et les glaces qui en décoraient les versants. C'était d'ailleurs de ces vastes tapis blancs qu'il avait pu contempler la descente majestueuse des grandes cascades rugissantes dont le torrent se jetait sans peur depuis les saillies rocheuses, terminant sa course quelques centaines de mètres plus bas pour repartir de plus belle avec cette fougue indescriptible qu'il ne connaissait qu'aux eaux vivaces. Justice avait toujours particulièrement aimé les eaux, lors de son long voyage, quand il avait découvert qu'elles ne se résumaient pas à un vague ruisseau tourbeux tel que ceux qu'il avait connu. Ainsi cet endroit lui plaisait bien, avec toute cette végétation luxuriante à laquelle il n'avait pas été habitué et les nombreuses surprises qu'elle dissimulait, en plus de la tranquillité qu'elle offrait. Et ces cours d'eau qui parcouraient l'espace boisé comme autant de veines ajoutaient sans conteste un charme particulier. Il avait su d'emblée qu'il trouverait ici une certaine sérénité. Et point positif de la chose, il lui semblait que cette terre n'était pas l'une de celle où la fameuse meute dont il avait récemment appris l'existence avait élu domicile, ce qui le laissait jouir plutôt librement de sa présence ici.

Mais ce qui le fascinait tant dans l'eau qu'il sondait à ses pattes n'était en réalité pas tant le liquide lui-même, dont il avait déjà eu le loisir d'admirer la qualité, mais l'image que lui renvoyait la surface réfléchissante. Au poste qu'il s'était choisi pour s'arrêter un moment, le courant était presque réduit à néant et transformait la masse claire en un gigantesque miroir serpentant à travers la forêt, cette même eau qui quelques minutes plus tôt dans son parcours dévalait les pentes d'une montagne pour s'écraser bruyamment sur les rochers, accompagnée d'un nuage de brume. C'était ça aussi qui lui plaisait, avec l'eau. Elle passait à tous les états, elle était libre et se transformait, et on ne devinait jamais vraiment où et comment l'eau d'une minuscule source finirait son parcours une fois des kilomètres de parcourus.
Il se demanda par la même occasion si le reflet qu'il observait avec tant d'attention avait lui changé depuis sa source, s'il était passé par différents états, s'il avait été façonné par sa route hasardeuse. Une route dans laquelle il était précipité de l'avant sans vraiment avoir le temps de ralentir pour voir venir.
Toujours était-il que de là où il venait, les seuls points d'eau consistaient en un bouillonnement trouble qui semblait faire sa route avec la lourdeur d'un orage et qui n'avait d'eau que le nom et les propriétés. L'écoulement semblait toujours sombre et boueux, la surface n'était jamais claire ou lisse. Quant à son long voyage, il n'avait pas réellement été tourné vers un esprit de tranquillité où l'idée de s'observer lui serait spontanément apparu. Alors autant dire que c'était la première fois qu'il avait réellement l'occasion de se voir. De savoir à quoi il ressemblait. Non pas que là aussi, l'idée ait fait une narcissique apparition spontanée. Il ne s'était même pas posé la question.

Il avait simplement été surpris par la tâche d'ombre que son reflet avait donné à l'eau lumineuse quand il s'était penché dessus.

Et il en était à se regarder désormais, avec toute la curiosité de quelqu'un qui découvre réellement quelque chose de nouveau et tâche d'en prendre pleinement connaissance, observant avec intérêt ce que le destin avait à lui montrer. Le pelage sombre, il le connaissait déjà. Il avait pu le voir partout sur lui. La cicatrice qui courait par-dessus son œil, familière aussi. Il l'avait vue répliquée sur tant d'autres têtes autrefois innocentes. Mais les yeux eux-mêmes lui étaient étrangers.
Un fond de bleu-gris sombre qui lui rappelait la teinte d'un des océans qu'il avait longé lors de sa longue fuite, un soir où la tempête grondait et donnait à la masse houleuse une profondeur bleuté presque noire. Quant aux pupilles, elles lui semblaient intenses et perçantes, entourées comme elles l'étaient d'un liseré orangé qui lui évoquait cette fois les derniers rayons du soleil couchant qui donnaient aux cieux cette si jolie teinte embrasée. Il se rendit compte que c'était le même orange que les yeux de sa mère, aussi.
Il sourit presque.
Il détailla assez succinctement le reste de son visage, le museau carré, les hautes et étroites oreilles auxquelles il manquait d'innombrables petits bouts, la touffe de cheveux noirs aux mèches cendrées qui s'hérissait sur le haut de son crâne et descendait jusqu'à son garrot. Il n'était pas si différent des autres. Des autres de là où il venait, du moins. Du peu qu'il avait vu des habitants de ce lieu, il n'avait pas retrouvé cette allure chez eux. Sans doute était-ce tant mieux. Il n'avait pas besoin de se rappeler sans cesse d'où il venait.

Sur cette pensée, il détacha assez brusquement son regard de l'eau pâle. Du coin de l’œil il vit disparaître son sombre reflet de la surface miroitante et en fut soulagé. C'était mieux ainsi.

Cette eau était trop pure pour réfléchir les fantômes viciés d'un passé qui avait souillé tout ce qu'il avait effleuré.

Valka adorait cet endroit, et y passait énormément de temps. Elle avait régulièrement emmené sa fille avec elle, et son attachement au lieu lui avait été contagieux. Désormais, même sans elle, surtout sans elle, puisqu'elles ne se croisaient plus que très peu ces derniers temps en raison de leurs responsabilités respectives, Tatsu se promenait au coeur de ces bois. Ils abritaient le refuge de Yurai, déesse envers qui Valka avait prêté allégeance. En général, si la louve avait terminé sa journée de prières et de louanges dans chacun des temples de l'île, c'était là qu'elle se trouvait. On ne la voyait presque plus, à la Cordillère. Tatsu craignait qu'elle ne se soit entièrement repliée sur elle-même, depuis cette fameuse discussion entre Raw, Tequeela et elle, dont elle n'avait pu obtenir aucune information, sinon que Valka en était revenue froide, tendue, et infiniment triste. Ce spectacle n'avait fait que renforcer la haine qu'elle éprouvait envers l'ancien Alpha - et son père. Elle était néanmoins ravie que Leemoncello lui succède, et plus encore, qu'il ne lui offre la place de Conseillère. Au moins, elle pourrait s'arranger personnellement pour que son règne perdure.

Ces tourments la suivaient malgré elle, même au plus profond de la forêt. Elle tourna vers l'est, puis laissa ses pattes la porter une fois qu'elle se fut assurée de ne pas passer trop près du temple de Yurai. Elle ne voulait pas déranger sa mère, et elle savait que celle-ci aurait abandonné ses prières pour venir la voir, lui parler, et s'assurer qu'elle allait bien, aussi bien qu'elle pouvait aller, en dépit des circonstances. Ca allait tout de même mieux qu'au début. Elle avait apprit à gérer plus ou moins son pouvoir, grâce à l'aide de Valka - il fallait admettre qu'elle aurait été perdue sans elle. Elle ne s'habituait pas aux murmures constants de ceux qu'elle appelait les Errants, ces âmes qu'elle contenait en elle et qui n'attendait qu'une chose, de pouvoir se venger de ceux qui les avaient trahis. Son pouvoir lui avait déjà fait tuer quelqu'un, et elle savait que cela se reproduirait, mais elle espérait naïvement que cela ne fut pas le cas.

A nouveau, ces sombres pensées l'assaillaient, alors qu'elle aspirait à une simple balade tranquille, loin de tout cela. Elle secoua la tête et avança plus rapidement, observant avec insistance tout ce qui l'entourait, se concentrant sur les motifs de l'écorce des arbres, sur la ramure majestueuse des arbres, sur les gouttes de pluie qui tambourinaient contre les feuilles vertes bien rebondies, sur l'eau qui sinuait entre ses griffes. Elle n'était plus très loin du ruisseau, et allait en profiter pour se désaltérer, lorsqu'elle remarqua une odeur complètement inconnue. Elle tomba aussitôt en arrêt et se figea, se fondant avec la nature autour d'elle. A quelques mètres en contrebas, dans le ruisseau, se tenait un loup au pelage d'ombre. Jamais elle n'avait vu un être avec une telle carrure, une telle crinière, un tel visage. Il n'était pas d'ici, elle en avait le cœur net. Mais c'était aussi un Solitaire. Qu'il vienne d'ici ou d'ailleurs, elle devait se méfier.

La raison aurait voulu que Tatsu tourne les talons et s'éloigne de cet étrange énergumène, mais la curiosité la poussa à s'avancer de quelques pas. Elle sortit des fourrés face à lui, éloignée de plusieurs mètres, et s'extirpa entièrement des ombres pour se révéler. Elle le considéra sans mot dire, son regard or et glace le sondant jusqu'aux tréfonds de son âme. Il était si différent ... Si étrange. De toute sa vie, jamais elle n'avait vu un loup qui lui ressemblait. Il était plus grand, paraissait plus fort, mais était également très fin et fuselé, presque maigre, même si elle devinait ses muscles sous sa peau fine. Des milliers de questions fusaient dans son esprit déjà encombré par les âmes qu'il véhiculait. Sans succès, elle tenta de les faire taire, et de chasser le fin écrin de brume qui la suivait partout depuis qu'elle avait obtenu son Glowstick, d'un geste de la queue.

Elle voulut le saluer, mais ne dit rien, pensant qu'il prendrait peur en entendant sa voix chargée d'échos. Alors, elle se contenta de le fixer, et de guetter le moindre geste suspect.

Il n'eut pas long à attendre avant qu'un bruit autre que le bruissement naturel des feuilles caressées par les vents ne se fasse entendre et le sorte de sa torpeur silencieuse.

Cela venait de l'autre rive, en amont. Mais le temps qu'il tourne légèrement la tête vers l'origine du son, tout s'était de nouveau figé et paraissait inchangé, si ce n'est pour la légère chape de silence qui était venue plomber l'atmosphère, commune à tous ces instants où l'on dérangeait le cours naturel d'un moment banal et que la nature se mettait à retenir à moitié son souffle, attendant la suite sans pour autant y porter un quelconque intérêt. Toujours est-il que quelque chose avait bougé, Justice en était certain, et Justice attendrait que quoi que ce fût bouge à nouveau.
Il n'eut pas à attendre très longtemps.
Les épais feuillages s'agitèrent. Quelques instants plus tard, un autre individu se détacha de la cachette de verdure, s'avançant de quelques pas prudents en sa direction. L'autre se dégagea entièrement des végétaux qui tapissaient abondamment les rives des ruisseaux et se figea face à lui, l'observant sans dire un mot. En fait, après une brève analyse de l'odeur et de l'apparence, il s'agissait d'une femelle. Une drôle de sensation parcourut son corps quand il essaya de se rappeler la dernière fois qu'il avait vu une femelle, hors de sa famille. Il ne parvint pas vraiment à s'en rappeler. Alors ça aussi, ce serait presque quelque chose de nouveau pour aujourd'hui.

La louve -elle aussi plutôt semblable en apparence générale au premier autochtone qu'il avait croisé- revêtait un pelage majoritairement beige et sur lequel de grands marquages bruns se dessinaient par endroits. Quant à ses yeux, que cachaient un peu des mèches presque noires qui lui longeaient le visage, ils étaient chacun d'une couleur différente. L'un jaune pâle, l'autre bleu de glace. Curieux. Il avait beau chercher dans ses souvenirs, il ne lui semblait pas avoir déjà vu pareille chose.
Et au regard qu'elle avait vissé sur lui, il semblerait qu'elle non plus, elle n'ait jamais vu pareille chose que l'étrange bête noire posée de l'autre côté de l'eau.
Loin d'être décontenancé par ce début d'échange plus que silencieux et que certains pourraient trouver des plus désagréables, il se concentra ensuite sur la deuxième chose qui avait attiré son regard, un peu plus tard car l'éclat en était faible dans les rayons du soleil et la lumière réfléchie par le ruisseau. Au bout d'un fin collier qui lui entourait l'encolure se balançait un pendentif, et au centre de ce pendentif se trouvait un tube effilé. Et le liquide qu'il contenait ne semblait pas tout à fait ordinaire, puisqu'il dégageait une lumière propre. Il était formel : l'objet brillait. Ce n'était pas une illusion d'optique. Une lueur dont la teinte avoisinait celle de l’œil droit de l'inconnue entourait le petit tube et ne le quittait pas. Encore quelque chose de bien nouveau, bien étrange et bien intriguant. Sur quelle genre de terre avait-il posé les pattes ?

Sans trop qu'il ne sache pourquoi, cette découverte du pendentif lumineux brisa l'espèce de tension qui s'était instaurée dans la découverte muette et mutuelle de l'étranger - du moins en ce qui le concernait. Sa posture se relâcha et il en tomba presque à la renverse et un long soupir quitta son corps accompagné d'un demi-sourire. Peut-être avait-il tout simplement été frappé par l'absurde mais réconciliante pensée qu'en pensant avoir en face de soi la plus bizarre des étrangetés, on en oubliant que l'autre ressentait bien souvent la même chose. Pour lui, cette louve était d'une morphologie presque inédite, avec une fourrure longue qui ne lui était pas inconnue mais qu'il n'avait jamais vue dans sa meute d'origine; elle était originaire de territoires qu'il venait à peine de découvrir et qui semblaient receler des secrets et des coutumes qu'il n'aurait pas envisagé, dans lesquels il se sentait presque perdu et novice -même s'il avait toujours rapidement trouvé ses marques afin de n'être jamais déboussolé.
Et pour elle, il devait être un énergumène d'une sorte qu'elle n'avait peut-être jamais imaginé, porteur d'odeurs qui venaient de bien au-delà des panoramas de paysages que l'on pouvait s'offrir même au plus haut des sommets, né et élevé dans un pays trop lointain pour qu'elle n'en ait jamais entendu ne serait-ce qu'une rumeur. Ainsi était-il un danger potentiel dont il fallait se méfier.

Et lui aussi devrait logiquement se méfier d'elle, d'ailleurs.

De là où il venait, même les femelles étaient entraînées au combat et la plupart d'entre elles pouvaient tenir tête à une partie des mâles. Il ne connaissait nullement les traditions de leur meute -si cette louve faisait partie de la fameuse meute- et ne commettrait pas l'erreur de sous-estimer un possible adversaire en se risquant avec une mauvaise réponse à une bonne question.
D'autant que cette louve semblait jeune et en bonne forme. Bref, apte au combat.
Mais surtout, il y avait quelque chose dans son regard -outre leur double couleur inhabituelle- qui retenait son attention, car il en connaissait le sentiment. C'était quelque chose d'un peu sombre, d'un peu grave, mais de discret et délicat tant il s'appliquait à se cacher à ceux qui n'étaient pas capables de le déceler car ils n'en soupçonnaient pas l'existence. Pourtant il était bel et bien vrai que si l'on savait observer, les yeux pouvaient susurrer bien des choses que l'on désirait tenir cachées.
Les messages n'étaient jamais parfaitement clairs, ni parfaitement énonçables. Mais l'impression était présente, le fond était là. Il ne s'avancerait pas à pouvoir réellement décrypter ce qu'il voyait. Mais il y avait comme un poids, un voile peu ordinaire, une sensation qu'il avait décelé quelques minutes plus tôt dans son propre reflet. Et cela l'intriguait. Car s'il ne se trompait pas, alors peut-être n'étaient-ils pas si différents l'un de l'autre.

Et puisqu'il continuait d'être nargué par la lueur vacillante du tube bleu qui oscillait légèrement dans la brise, il fut le premier à éclater la bulle du silence.
Il eut un vague mouvement du museau en direction du pendentif et sa voix s'éleva dans les airs.

- Qu'est-ce ?

Leurs regards se croisèrent. Ou plutôt, s'ancrèrent l'un à l'autre.

Ce n'était qu'un contact indirect, et pourtant, Tatsu avait l'impression d'être immobilisée. Ses griffes s'enfoncèrent dans la terre meuble, à mesure que leur échange se prolongeait, et que le silence s'épaississait. La fourrure de la louve s'était légèrement hérissée entre ses épaules. En elle, les âmes s'étaient mises en alertes. Certaines, virulentes, la pressaient de s'approcher, afin de pouvoir reconnaître l'individu. Mais Tatsu était convaincue qu'aucune d'entre elle n'y trouverait son compte : cet être n'était pas d'ici. Elle abaissa la tête d'un cran, sans le quitter du regard, et ses oreilles obliquèrent sur le côté. Il n'avait pas l'air offensif, mais elle préférait se méfier. Elle n'arrivait pas à jauger correctement les Solitaires - ils étaient tous si différents, certains pouvaient être amicaux, d'autres neutres, et les derniers extrêmement agressifs. Dans son cas, elle n'aurait su s'avancer. Alors, elle ne bougea pas d'un poil, jusqu'à en savoir plus.

Quelque chose dans son expression changea. Son regard se détacha du sien. La tension redescendit d'un cran. Elle prit une longue, mais silencieuse inspiration, et expira très discrètement. La brume qui l'entourait tournait lentement, masquant à peine ses pattes et son poitrail. Elle chercha à savoir ce qui avait soudainement capté son attention, et se raidit lorsqu'elle comprit qu'elle en était toujours le centre. Ou plutôt, un objet qui lui appartenait. Le gri-gri autour de son cou, auquel était accroché le glowstick qui lui avait été offert par Ao, et qui renfermait toute sa malédiction. Beaucoup de solitaires tentaient de voler les glowsticks des loups de meutes, ignorant qu'ils seraient désactivés sitôt qu'ils auraient été arrachés à leur porteur. Ils n'hésitaient pas à tuer pourtant, quitte à faire face à l'échec, et supprimer un être innocent pour rien. Cette éventualité n'était pas exclue. Il sembla pourtant se détendre, comme s'il avait été subitement soulagé d'un poids, ce que Tatsu ne comprit pas vraiment. Elle se garda bien de l'imiter, et demeura extrêmement prudente, prête à réagir au moindre signe suspect. Et depuis sa transformation, elle n'était plus du tout du genre à fuir - bien au contraire.

Finalement, il esquissa un geste de la tête dans sa direction, et lâcha quelques mots. Il se passa quelques secondes avant que la louve ne réagisse. Elle ne pouvait pas lui donner n'importe quelle réponse. Elle le fixa encore un moment sans ciller, puis déglutit, abaissant encore un peu la tête, un grondement dans la gorge. Qu'est-ce que Valka aurait répondu, dans cette situation ? Penser à cela la débloqua complètement, et les mots lui vinrent presque naturellement. En un éclair, elle décida de passer sous silence le fait que le tube renfermait un pouvoir, craignant une réaction indésirée de la part de l'inconnu. Elle ouvrit la gueule, et répondit d'une voix claire, mais chargée des échos de tous ceux qui l'habitaient.

- Un Glowstick. Un don divin, en échange d'une foi qui ne connaît nulle limite.

Voilà qui découragerait le moindre Solitaire qui ne pensait qu'à sa propre personne. Le concept de foi leur était très peu connu, voire les plongeait dans la plus profonde indifférence. Mais si ce n'était pas le cas ? Elle lui expliquerait. Peut-être serait-il appelé vers la voie du glowstick vers la voie des dieux, ce n'était pas impossible. Mais ce serait là un monde totalement nouveau, voire effrayant pour lui, qui ne connaissait rien à tout cela - du moins, c'était ce qu'elle assumait, vu qu'il n'avait pas l'air de savoir ce qu'était un Glowstick. Elle supposait que, dans ce cas-là, et s'il y était intéressé, elle lui expliquerait.

N'importe qui avait droit au savoir. Surtout s'il y avait une chance, même futile, pour rallier une âme supplémentaire à la cause des Séides.

Sans surprise, il constata en tout cas qu'en ce qui la concernait la louve restait décidément sur ses gardes, non décidée à relâcher la tension musculaire qui tenait tout son corps en éveil, prêt à bondir immédiatement en cas de besoin. Il ne pouvait pas lui en vouloir. Au contraire, il irait même jusqu'à dire que cette attitude de méfiance qui n'avait rien d'une peur irréfrénable et infantile mais tout d'une prudence guerrière de la part d'un être qui ne savait que trop bien qu'on ne pouvait jamais totalement relâcher sa garde avait tendance à provoquer un début de respect à son égard. Comme un salut muet de cette réaction qu'il ne pouvait que trop bien connaître et qu'il admirait presque comme une qualité. La qualité de ne pas se laisser naïvement mettre en confiance par n'importe qui en quelques minutes.
Toujours était-il que loin de briser la muraille invisible qui s'était de base dressée en eux, sa question semblait plutôt avoir renforcé les doutes innés que la louve avait pour lui. Elle eut l'air de réfléchir longuement, ses yeux bicolores dardés sur lui et ne voulant pas se détourner même pour le temps de ciller -à croire qu'il disparaîtrait ou qu'il bondirait sur elle le moment où elle prendrait une pause dans sa surveillance. Aurait-il touché un sujet sensible ou délicat ? Cet objet était-il finalement bien plus qu'un simple accessoire luminescent qui attirait la curiosité et le regard ?

A en voir l'air troublé et songeur de l'inconnue, il l'aurait juré désormais. Il abordait un terrain dont elle préférait détenir les secrets jusqu'à nouvel ordre et sa posture prenait une allure de plus en plus défensive. Il avait commencé à se dire qu'il n'obtiendrait tout simplement pas de réponse lorsqu'elle finit néanmoins par laisser entendre sa voix.

- Un Glowstick. Un don divin, en échange d'une foi qui ne connaît nulle limite.

Un Glowstick. Voilà un nom qui avait une consonance bien étrange à ses tympans. Son intérêt tout renouvelé par l'explication succincte, il redressa ses larges et hautes oreilles qu'il maintint bien droites, un léger et indescriptible sourire fixé au museau. Il avait l'impression d'entrer dans une sorte de jeu de piste, une course-poursuite avec cette inconnue détentrice de nouveaux secrets et de croyances intrigantes dont il aimerait lui-même percer les mystères. La connaissance était plaisante à chasser mais elle était surtout une arme et une défense nécessaires à sa survie en un nouveau milieu. Et le minuscule brin d'information qu'il avait reçu confirmait son début de théorie dans laquelle la prudence dictait à la louve de dissimuler les choses les plus essentielles à savoir, que cela soit pour se protéger elle-même ou sa famille ou tout autre type d'individus. Loin de le rassasier, son esprit fourmillait maintenant d'autres pistes, d'autres interrogations au sujet de cet objet qu'elle protégeait de son regard inquisiteur. Mais il avait compris l'enjeu de la situation, et il n'était pas stupide ou impatient au point de les poser directement, tour à tour. Désormais il devrait faire preuve d'une certaine ruse pour continuer à se renseigner.
Malheureusement pour cette louve qui était résolue à cacher des renseignements capitaux sur le fonctionnement de leur monde, d'autres n'étaient pas aussi soigneux ou méfiants. Les rouages de sa mémoire et de son cerveau avaient fait leur travail et il s'était rappelé de la conversation qu'il avait eu avec ce vieux loup brun, le premier loup originaire d'ici qu'il avait rencontré et qui avait été d'emblée beaucoup plus bavard, décidé à le renseigner abondamment sur les terres qu'il pénétrait. et individu n'avait pas porté de "Glowstik", ainsi n'avait-il pas plus poussé sur ce sujet dont il ne connaissait pas encore l'existence, mais il commençait désormais à faire le lien entre les paroles délivrées en quantité et la courte phrase que cette louve lui avait accordé.
Il ne se souvenait plus très bien du nom des meutes que lui avait révélé le vieux, mais il se souvenait qu'il avait effectivement mentionné des divinités. Il y avait eu une histoire d'épreuves pour apprenti disciples, qui se soldait par un cadeau.
Et de pouvoirs donnés par les Dieux.

- Ce tube renferme un pouvoir, n'est-ce pas ?

Il était plutôt certain de la conclusion qu'il avait tiré, aussi n'avait-il pas hésité plus longtemps dans sa réponse. Il apposa de nouveau son regard crépusculaire sur celui de son interlocutrice, attendant avec une forme d'impatience de voir quelle serait la réaction de cette prudente demoiselle qui s'était tant appliquée à masquer tout élément pouvant être dangereux puis de constater qu'il en connaissait finalement l'essence même. Réussirait-il à fissurer son masque d’impassibilité ?
Satisfait qu'il était de progresser dans son jeu, il ne lui voulait pourtant aucun mal. Loin de lui était l'idée de la brusquer ou de la mettre dans une situation d'inconfort extrême. Mais il s'était maintenant engagé sur une voie de progression dans le démêlage de la vérité sur ce curieux petit objet brillant, et la sorte d'adrénaline qui allait avec cet exercice le poussait à continuer. Restait à savoir si la louve finirait par accepter le fait qu'il n'y avait aucune malveillance dans sa démarche.
Levant le museau vers la canopée verdâtre qui laissait filtrer les rayons scintillants du soleil, il se mit à penser à voix haute tandis qu'il observait les tâches de lumières loin au-dessus d'eux. Il avait beau avoir avancé dans son enquête, il demeurait désireux de compléter l'information. Il entrouvrit la gueule, laissant d'échapper d'un air songeur une question posée à lui-même mais que la louve entendrait, libérée de la cage de ses pensées personnelles.

- Je me demande de quel genre de pouvoir on peut avoir besoin.

Réagissant à l'intérêt de l'inconnu à son égard, le Glowstick de Tatsu se mit à luire.

Un chœur chaotique s'éleva dans l'esprit de Tatsu, alors que les Errants sondaient l'âme du grand loup noir, essayant de l'identifier et de déterminer s'il représentait une cible de choix. La louve fit de son mieux pour faire bonne figure, mais ses mâchoires se serrèrent d'instinct, alors que son pouvoir se manifestait en elle. La brume autour de ses pattes s'épaissit et roula sur elle-même, prenant en diamètre jusqu'à recouvrir le bas de ses épaules. Acharnés, les défunts martelaient sans relâche l'esprit du mâle au pelage foncé et puisaient dans l'énergie vitale de Tatsu pour recueillir un maximum de souvenirs et d'informations, dont elle ne saisit pas grand-chose. Puis, cédant à leur impuissance, les Errants reprirent leur place initiale et laissèrent Tatsu reprendre le contrôle de son esprit, expirant profondément.

Elle posa un regard très clair sur son interlocuteur lorsqu'il posa une question aux allures rhétoriques. Elle cligna une fois des yeux, lentement, et fit rouler les muscles fins de ses épaules. Il savait. Sa prudence laissa place à une très nette animosité. Ses griffes se plantèrent dans la terre meuble et jouèrent avec. Tatsu n'avait aucune chance au combat face à lui. Même si elle était fille de guerrier, son entraînement à la lutte avait été des plus sommaires. Peu lui importait la robustesse de la chair, lorsqu'elle avait à sa portée un pouvoir aussi immense que celui dont Ao lui avait fait don. Elle balança lentement la queue de gauche à droite, tel un pendule, et attendit qu'il poursuive. L'air faussement pensif, elle l'observa lever la tête et réfléchir à voix haute. Elle déglutit, réprimant une réponse cinglante. Elle n'aimait pas - vraiment, vraiment pas - qu'on se paye sa tête. Les yeux luisants, elle se redressa et pointa vivement les oreilles vers lui.

- Nous offrons notre allégeance à un dieu, répéta t-elle avec une irritation non dissimulée. En retour, nous portons sa couleur, ainsi qu'un don de leur choix. Il n'est pas question de nos besoins, ici, mais de foi, de pouvoir, et donc de responsabilité.

Le balancement de sa queue devînt vif et nerveux, comme un félin prêt à bondir sur sa proie. Il avait beau vouloir essayer de l'impressionner avec son savoir, cela ne fonctionnait pas. Tatsu ne se sentait pas plus en sécurité vis à vis de lui, mais la colère froide qui s'insinuait en elle lui donna un soupçon d'assurance supplémentaire. Sans doute cela était-il aussi lié au fait que les Errants étaient très concernés par cet individu dont ils n'arrivaient pas à percer les secrets, et que leur irritation se propageait à elle.

- Si tu projettes de me le dérober, je vais t'éviter une déception. Tout Glowstick est lié à son possesseur : s'il en est enlevé, il cessera de fonctionner, et ce à tout jamais.

Elle abaissa ensuite légèrement la tête et gronda de manière imperceptible. Il penserait sans nul doute que la louve le baratinait pour essayer de sauver sa peau et s'épargner un combat redoutable. Mais Tatsu disait la vérité. L'ombre d'un sourire narquois se dessina sur ses lèvres. Besoin. Quel concept ridicule. Les dieux ne prêtaient que très peu attention aux besoins des loups. Certains, plus doux et plus bons que d'autres, prenaient le soin d'accorder des pouvoirs utiles à leurs sujets. Mais pas Ao. La Dragonne avait préféré punir Tatsu pour son sang impur en lui donnant une malédiction à la place d'un pouvoir, un don tellement puissant et dévastateur que la louve s'attendait chaque jour à ce qu'il ne la consume entièrement, sans qu'elle ne puisse rien faire contre cela. Au final, le plus grand besoin qui animait le désir de Tatsu, c'était celui de briser son Glowstick, chose qu'elle s'interdisait, étant tout comme sa mère, très pieuse.

Son regard magnétique de nouveau ancré dans celui de l'inconnu, elle attendit patiemment sa réaction, toujours sur ses gardes, mais un peu plus assurée.

Il se passait visiblement dans la tête et le corps de cette louve d'innombrables choses qu'il était loin de comprendre d'ici peu. A mesure que le temps passait il semblait faire monter en elle davantage de sentiments antipathiques que de la détente, comme si sa simple présence -et surtout ses questions pressantes au sujet de leur objet brillznt, il supposait- provoquait une raison suffisante à la mauvaise humeur. Etait-il tombé sur quelqu'un d'affreusement irascible ? Ou bien l'étranger n'était-il pas le bienvenu sur ces terres aux yeux de l'autre ? En cela elle différait grandement de l'autre individu avec qui il avait échangé précédemment, lui qui avait été si détendu et presque trop bavard pour son propre bien. Si Justice avait été porteur de mauvaises intentions, le renseigner autant aurait effectivement pu porter préjudice sur le destin d'un ou plusieurs êtres. Encore une fois cependant, le sombre mâle n'était pas animé de telles volontés si on ne lui donnait aucune raison de les motiver.
Un léger mouvement, presque imperceptible, détacha son regard de la louve emplie d'animosité pour attirer son coup d’œil en direction du sol. Chose qu'il n'avait pas remarqué avant, il y avait là entre les pattes de l'autre et les fougères broussailleuses de la forêt une espèce de brume qui semblait s'intensifier sur le moment, se tordant et s'enroulant avec une sorte d'énergie qu'il n'aurait su exactement décrire ni expliquer, aussi absurde puisse-t-il être d'associer un esprit propre à ce qui n'était qu'à première vue un simple brouillard un peu virulent. Du moins, c'est ce que son esprit rationnel s'évertuait à lui faire croire. Mais il ne parvenait pas totalement à repousser l'idée que ce n'était pas qu'un "simple" brouillard, qu'il n'y avait là rien de vraiment naturel mais plutôt la présence imperceptible et dérangeante de quelque chose qu'il n'arrivait pas à expliquer, d'un élément qui dépassait à nouveau ce avec quoi il avait toujours vécu. Il plissa légèrement les yeux, perplexe, observant les arabesques translucides et aériennes qui s'entortillaient avec la force d'une colère qui transcendait la simple émotion des mortelles.

Depuis son arrivée en ces terres à peu près tout ce qu'il avait pu vivre et voir avait conduit à confirmer qu'il avait pénétré en des lieux bien peu communs, d'une sorte qu'il n'avait jamais eu à affronter avant. Et cette nouveauté rendait ce lieu et ses habitants terriblement uniques, ainsi que sa nouvelle présence en cet endroit doublement intéressante. Il n'eut cependant pas davantage de temps pour s'interroger sur la nature décidément surnaturelle d'environ tout ce qui régissait la vie et les événements de cet endroit qu'elle faisait de nouveau entendre sa voix -elle aussi un peu étrange, maintenant qu'il y faisait attention, ou alors il commençait à en devenir parano et se faisait des idées.

- Nous offrons notre allégeance à un dieu. En retour, nous portons sa couleur, ainsi qu'un don de leur choix. Il n'est pas question de nos besoins, ici, mais de foi, de pouvoir, et donc de responsabilité.

Il ne put s'empêcher d'entendre l'irritation contrôlée qui chargeait sa voix, et il eut également du mal à réprimer un agrandissement de son sourire. Cette louve et ses secrets avait définitivement capté son attention, malgré tout le rejet qu'elle manifestait à son égard. Elle n'avait rien de pareil aux autres compères qu'il avait pu rencontrer auparavant. Il ne parvenait pas réellement à anticiper ses réactions, et quand il croyait y voir plus clair et la comprendre, il se retrouvait à nouveau désarçonné pour s'être trop avancé. Et pourtant elle n'avait rien d'une folle. Elle semblait symboliser la complexité que refermait ce nouveau pays et en cela elle l'intriguait profondément. Qu'elle le veuille ou non.
Tandis qu'elle continuait de le fixer avec une froideur légèrement défiante, elle s'était mise à balancer sa queue à la longue fourrure à un rythme plus cadencé devant le mâle qui lui restait droit et presque parfaitement immobile, impassiblement assis au bord de l'eau.

- Si tu projettes de me le dérober, je vais t'éviter une déception. Tout Glowstick est lié à son possesseur : s'il en est enlevé, il cessera de fonctionner, et ce à tout jamais.

Oh. Alors cela expliquait peut-être en grande partie cette tension dont elle ne se débarrassait pas. A tout moment prêt à se défendre, comme si elle s'attendait à ce qu'il lui bondisse soudainement dessus.
La première envie qu'il eût fut celle d'éclater de rire. Mais il réprima cette réaction, ne froissant pas un instant le masque de son visage, gardant toujours les yeux fixes et immobiles sur elle. Dérober son objet brillant ? Était-ce là l'un des risques auxquels s'exposaient les porteurs de ces Glowsticks quand ils se baladaient dans ces immenses contrées ? Peut-être que les fameux pouvoirs étaient des biens recherchés, peut-être était-ce fréquent de se faire voler ce fragile petit tube de verre. Mais il ne comprenait toujours pas le principe. Le simple fait de l'existence de ces Dieux l'interrogeait. Il croyait la louve, manifestement, puisque c'était la deuxième à lui parler de ceci, et qu'elle détenait l'un des fameux catalyseurs de pouvoir. A moins qu'ils ne vivent tous dans un délire généralisé et obtus, il était pour l'instant à peu près certain de pouvoir croire en l'existence de ces éléments donnés, aussi étranges étaient-ils. Le monde n'avait jamais été très logique, de toute façon.

Mais quant à lui, l'insinuation qu'il aurait pu envisager cela en était presque vexante.
En ce qui le concernait la possibilité de maîtriser un pouvoir lui paraissait aberrante et pour le moins douteuse. Ces loups-ci n'avaient-ils pas assez de leurs griffes, de leurs crocs et de leurs atouts naturels, voire de quelques additions manufacturées ? Quel genre de pouvoir pouvaient générer leurs Dieux, puisque ces pouvoirs n'avaient manifestement aucun lien avec un quelconque besoin de vivre ?

L'esprit tourmenté par ces nouvelles notions qu'il essayait d'ingérer, il reporta brièvement son attention sur l'inconnue, lorgnant le pendentif brillant en essayant de se mettre dans la peau d'un autre vagabond qui ressentirait le puissant désir de s'en emparer. Décidément, ça ne venait pas du tout.
Il haussa légèrement un sourcil avec une circonspection et une perplexité qui auraient pu ressembler à du mépris.

- N'aie crainte. Je n'ai aucun attrait pour ton tube lumineux. Je ne suis pas venu ici à la recherche d'un quelconque... pouvoir.

Il avait beau l'avoir masqué de sa voix, il ne pouvait s'empêcher d'éprouver d'ores et déjà un certain dédain pour ces objets hors-du-commun qui, il le sentait; allaient être omniprésents dans sa nouvelle vie d'ici. S'ils motivaient tant de méfiance de la part de la beige et brune il imaginait que ce ne serait pas la dernière fois qu'il serait confronté à ce genre de réactions. D'autant qu'il ne devait pas franchement avoir l'air tout à fait amical, s'il était honnête avec lui-même. En contemplant son propre reflet peu de temps plus tôt il avait pu reconnaître à quel point son allure était hirsute et marquée des peines et des douleurs qu'il traînait en silence derrière lui, le tout rendant un résultat qui n'était pas des plus rassurants lors d'une première rencontre.

Il tendit légèrement les doigts au bout de ses longues pattes avant, malaxant la terre humide de ses griffes d'argent que venait de temps en temps mouiller une vaguelette remontant depuis le ruisseau.
Abandonnant à moitié son attention pour la louve et ses secrets pour la première fois, il se perdit dans la contemplation silencieuse des prothèses métalliques sur lequel le soleil se reflétait par à-coups, envoyant de minuscules éclairs blancs dans ses pupilles.

Peut-être qu'il s'agissait là de son pouvoir à lui, après tout. Des petits cadeaux, des petites armes imposées sans qu'on leur demande leur avis sur la foi sans limite qu'ils devraient rendre en retour à des mortels qui s'autoproclamaient divinités.

La queue de Tatsu se redressa.

Sans en dire ni en faire des tonnes, celui-ci avait le don de l'irriter. Ses manières, son air supérieur, d'en savoir long sur quelque chose qui le dépassait au final totalement, cet air de rien qui ne permettait pas à Tatsu de vraiment faire le tour du personnage et la laissait sur une frustration qui commençait à sévèrement la déranger ... Plus le temps passait, plus elle avait envie d'effacer l'ombre discrète qui lui servait de sourire à grands coups de griffes. Elle n'était guère réputée pour sa patience. Et c'était encore pire depuis qu'elle avait obtenu son Glowstick, ainsi que le rang de Conseillère. Elle avait cru pouvoir faire des choses pour tirer sa meute vers le haut avec de nouvelles responsabilités. Mais quand il n'y a rien à porter ... Les Séides étaient en hibernation. Ils étaient mous, incroyablement mous, à tel point que Tatsu multipliait ses sorties pour avoir le moins affaire à eux. Cette rencontre exotique l'avait un bref instant transportée : à ce stade, cet énergumène l'agaçait, comme tous les autres êtres de cette Terre l'agaçaient. Ses prunelles s'étrécirent d'un seul coup. Lorsqu'il prit la parole, elle se tendit, et lorsqu'il se tut, ses oreilles se plaquèrent contre son crâne, disparaissant dans le fouillis de ses cheveux bruns.

- Alors que fais-tu ici ? demanda t-elle abruptement.

Il cachait des choses, c'était évident.
Il ne venait pas de ces contrées, c'était facile à deviner. Il prétendait ne pas être intéressé par les Glowsticks, mais Tatsu se permettait d'en douter. N'importe quel solitaire finissait un jour par ressentir le besoin d'en posséder. Les vols avaient été récurrents à une époque, mais ces desseins avaient fini par baisser un peu au court des dernières lunes. Tatsu abaissa légèrement la tête et le fixa droit dans les yeux. Elle finirait par comprendre, tôt ou tard, ce qu'il cachait, ce qu'il ne disait pas, et ce qu'il complotait. Il y avait anguille sous roche, elle pouvait le sentir. Ou alors se trompait-elle totalement, et n'était-ce que l'ennui absolu de son existence qui la poussait à se convaincre que ce loup si étrange représentait une quelconque menace ... Ou pouvait apporter un quelconque bénéfice à sa meute, s'il y avait une utilité à ce qu'elle ne le convertisse à leurs moeurs. Après tout, le mot d'ordre était de recruter. Représentait-il un bon élément ? Il était très fin, mais elle pouvait deviner sa force. Il était très grand, semblait loin d'être bête, et ses griffes ...

Ses griffes étaient particulières, maintenant qu'elle y pensait.
Ce n'étaient pas vraiment des griffes. C'étaient des pics de métal qui en faisaient office. Circonspecte, elle serra les mâchoires et étudia cette étrangeté. Il y avait des loups qui gagnaient ce genre d'armes avec un Glowstick. Des crocs d'obsidienne, des griffes de pierre ... Son regard se braqua à nouveau dans le sien. Ses flancs se soulevaient rapidement, mais sa respiration ne faisait pas le moindre bruit.

Non. Ce sujet n'était pas clair.

- D'où viens-tu ? souffla t-elle.

Au doux pays des rencontres nouvelles et inopinées, tout allait toujours pour le mieux... Sauf quand il s'agissait de calmer les ondes antipathiques de la louve face à lui.

- Alors que fais-tu ici ?

Sa réponse, loin de la rassurer, semblait l'avoir ancrée encore un peu plus dans sa méfiance. Comme si son explication n'avait rien de convaincant. Comme s'il n'était pas sincère dans son affirmation et qu'il n'avait pour seule volonté que de la tromper et la manipuler afin qu'il puisse assouvir un sombre dessein qu'il ne se connaissait même pas.

Comme s'il était conditionné à rentrer dans un moule préconçu par l'habitante des lieux comme étant unique à tout être et auquel il ne pouvait échapper.

Cette brève pensée, aussi rapide soit-elle, provoqua sans plus attendre une sorte de bouillonnement sombre et indescriptible au creux de son ventre, une chaleur dérangeante qui l'agaçait et l'oppressait. Ainsi d'après elle, d'après ce qu'il lisait de ses yeux glaciaux et de son attitude si subtilement hostile, il semblait qu'il ne pourrait véritablement y avoir de poids à ses paroles tant elle était sûre de pouvoir lire en lui une certaine malhonnêteté ou un quelconque avenir peu reluisant dans lequel il se retrouverait à venir ramper devant l'un de ces objets apparemment si convoités. Si sûre d'elle, et si rapide à conclure. Justice inclina légèrement la tête d'un côté, tentant de porter un autre regard sur la femelle. Une part de lui acquiesçait toujours à demi la méfiance possiblement justifiée de la louve, soufflant qu'il ne pouvait lui en vouloir et qu'il ne s'agissait que d'une question de temps pour prouver qu'elle avait eu tort de le juger si vite.
Mais il y avait ce bouillonnement, et celui-ci obstruait une partie de ses pensées, comme un voile se déposant sur des morceaux de sa raison. Et ce bouillonnement semblait gonfler, grignotement irritant de ses entrailles, incommodant et énervant. En fait, cette impression tournait en boucle dans son esprit désormais, l'impression de se faire rattraper par quelque chose qu'il fuyait encore et fuirait toujours. Il n'appréciait pas qu'on le catégorise ainsi. Il avait eu son lot de maudites prédestinations et de regards condescendants d'êtres qui prétendaient déjà connaître son avenir, car il faisait partie d'une "machine bien huilée" et jamais dans leur esprits n'avait surgi la possibilité que cela puisse être autrement.

Cela réveillait des pulsions qu'il préférait enterrer, des réponses automatiques qui appartenaient à un monde qu'il était censé avoir quitté.

Il serra les mâchoires et s'appliqua à faire taire le bouillonnement, jusqu'à ce qu'il se soit dissipé et que la tension musculaire de ses pattes aux griffes désormais profondément enfoncées dans le sol se relâche. Non, cette louve n'était pas comme eux. Eux étaient restés sous leur volcan aux galeries sombres à d'innombrables lieues d'ici. Si ses préjugés n'avaient rien d'accidentel, tout au plus étaient-ils une simple défense, mais il ne voyait en elle rien de commun à ses précédents "camarades".

- D'où viens-tu ?

Il reporta son attention sur le regard qu'elle avait vissé sur lui, recentrant son attention sur la conversation présente plutôt que dans l'étrange dédale de ses pensées. Il n'avait pas répondu à sa question précédente. Qu'importait, après tout ? Il n'était même pas sûr de pouvoir dire pourquoi il était ici plutôt qu'ailleurs. Il était là, tout simplement.

Il l'observa d'abord pendant quelques secondes, restant figé, toujours sans dire mot. De l'extérieur, on aurait pu croire qu'il n'avait pas entendu, ou bien que son cerveau ne comprenait plus les injonctions du monde environnant, ou encore qu'il était d'une brutale impolitesse en ignorant une seconde fois sa question tout en la fixant sans délicatesse. Puis il tourna la tête vers l'horizon, cherchant de ses yeux vifs le point qui paraissait le plus éloigné. Il le localisa; un pic rocheux semblant appartenir à une très lointaine montagne, presque effacé tant le bleu en était clair de par son éloignement et semblait se noyer dans le ciel. Visiblement, cet endroit n'appartenait même pas aux territoires de ces loups gouvernés par leurs bâtons lumineux. Et pourtant il était bien proche en comparaison du chemin qu'i avait parcouru.

Il hocha la tête dans la direction du repère.

- Vois-tu ce mont au loin ? Il est aussi proche de nous que toi et moi le sommes en comparaison de ma terre natale.

Justice ne pensait pas exagérer en affirmant cela, loin de là. Ses muscles le lançaient encore de douleur à la mémoire de ce long trajet quand il tentait de contextualiser la distance qu'il avait parcourue, se remémorant la fatigue extrême et les souffrances entraînées. Mais cela lui avait apporté beaucoup de bien, aussi. Des images et des souvenirs. Des enseignements. Mais venait le temps de se reposer, parfois.

Il glissa à nouveau un coup d’œil à la louve beige et brune, et un soupir s'échappa de sa gueule dont le sourire s'était effacé depuis de longues minutes. Étrangement, se rappeler cette distance et l'évoquer lui faisait encore davantage réaliser à quel point il était à des années lumières de cette louve si étrange à ses yeux et de leurs coutumes dont il ne saisissait encore rien. Une lassitude s'était emparée de lui, et son envie de jouer à découvrir leur monde s'était presque tarie, s'envolant au fil de mémoires plus ternes. Ne subsistait plus qu'une étrangère qu'il semblait tout au plus agacer, ainsi qu'une barrière intérieure qui s'érigeait tout à coup, rebutant à l'idée que la discussion ne se tourne vers un passé qu'il valait mieux laisser là où il était.
Peut-être qu'il valait mieux ne pas se faire d'ennemis pour l'instant.

Il étira soudainement ses membres puis se leva de toute sa hauteur, s'ébrouant brièvement. Il contempla la forêt autour, puis revint sur la louve.

- Ma présence semble te déranger. Si tu le désires, je m'en irai sans plus de questions.

Il esquissa un pas de côté et se retourna, brisant le contact visuel. Elle n'aurait même plus à lui parler si c'est ce qu'elle souhaitait. Il s'en irait vaquer ailleurs, nullement dérangé à l'idée d'errer ailleurs.