Tombent gouttes tombent l Prio Dhys

Il n’aurait pas été dans son caractère de la laisser chercher ainsi des heures durant, en vain et sous la pluie.
Même si elle savait à quel point Axie aussi aimait ces paysages de leur enfance, même si la pluie ne pouvait rien contre son corps puissant, même si elle se plaisait à suivre les âmes qui parcouraient la Moere depuis son parcours semi-aérien – elle n’aurait pas eu cœur à observer tant de temps le désarroi d’un être si proche qui ne trouvait pas ce qu’il cherchait, et elle-même aurait laissé place bien rapidement à son impatience d’aller la retrouver.
Non ; au lieu de cela, c’était dans la profondeur d’une petite grotte semblable à un terrier qu’elle s’était tapie, à l’abri des gouttes mais non de l’humidité qui de toute façon s’infiltrait partout dans le marais, filtrant à travers mousses et rochers pour venir gorger d’eau le sol sous ses pattes. Elle y était rentrée pour en observer les nombreux insectes mais s’y était finalement assoupie – pour n’être réveillée que par un bruissement d’ailes humide mais toujours reconnaissable parmi les mille sons des marécages.

S’extirpant de sa cachette d’une torsion agile, elle rejoignit sa sœur en quelques foulées souples mais pas précipitées. D’un geste assez naturel son regard violacé circula l’espace d’un instant sur les environs à la recherche d’une présence qu’elle aurait manqué, de l’ombre de sa sœur – à moins que ce soit sa sœur qui ne soit devenue son ombre et non l’inverse – mais elle ne trouva pas trace de Holly.
C’était de plus en plus rare, ces temps-ci. Souvent quand elle l’avait cherchée elle avait appris son absence pour vadrouiller à ses côtés, souvent quand elle lui revenait elle n’était plus seule mais accompagnée.
Quelque part c’était bien heureux que la jalousie soit pour elle un concept proche de l’étranger, et que s’efforçant d’oublier le fragment de la peine qui la traversait quand parfois elle se retrouvait seule elle se nourrissait surtout du bonheur qui émanait d’Alexandrine à chaque fois que celle-ci revenait de l’une de leurs nombreuses aventures.
Sourire qu’elle portait aujourd’hui, mais sourire qui parfois aussi s’élimait aux termes de certaines journées pour des louves comme elle qui préféraient sourire au danger que le fuir, comme lorsqu’elles avaient réchappé à ce lion peu de temps auparavant.

Ce n’était pas toujours bien. Le plus important, c’était de s’assurer que l’on minimisait les risques. Que l’on affronterait quelque chose de grand et de fort, comme quand elles se mesuraient à la nature et à son amorale fatalité en cas d’échec, mais sans se jeter tête baissée vers l’inconnu.
Car Anita avait toujours détesté cette ombre inquiète qui passait dans le regard de ses mères quand celles-ci apprenaient leurs activités, ou pis encore – quand elles en revenaient blessées, esquintées.
Axie revenait trop souvent abimée, elle.

La louve passa son museau fin sur la joue de sa sœur, y décollant une mèche de cheveux détrempée qu’elle remonta derrière son oreille avant de chercher de son regard violet celui de sa sœur aux couleurs d’un ciel embrasé.
Dans ses yeux à elle il y avait principalement de l’amour, de la bienveillance, et aussi cette sempiternelle touche d’amusement qui rarement s’éteignait, tout comme son fin sourire.

— Comment va Holly ?

Après tout, malgré tout le reste, elle restait celle qui avait le plus subi de blessures directes et en était tombée inconsciente – et il importait réellement à Anita de savoir si la nouvellement nommée Conseillère s’en remettait bien.

Le son de voix de l’âme-sœur – car elle était sœur et âme complice à la fois – caressa agréablement ses tympans. D’un léger geste du museau elle accueillit la nouvelle sur la bonne santé de Holly. Elle n’avait jamais douté qu’elle s’en remettrait vite et qu’elle était entre de bonnes pattes, mais il était toujours plaisant de s’entendre confirmer que quelque part au moins… Les choses allaient bien en suivant leur cours.
Une grande aile couleur crépuscule se leva au-dessus d’elle et elle en suivit des yeux le gracieux mouvement. Le son de la pluie qui résonnait sur cette surface rappelait celui que les gouttes faisaient en rencontrant une large feuille dans ce paradis de verdure qui était le leur.

C’est au tour d’Axie de questionner, cette fois-ci, et la réponse ne prit pas longtemps à se former dans la gueule d’Anita.

— Moi ? Bien.

Pourquoi ça n’irait pas, elle se demandait presque ? Elle, elle avait toutes les raisons d’aller bien. Si bien que quand on ne lui posait pas la question, ce n’était pas une réflexion qu’elle tenait d’elle-même en son propre esprit. Comme si c’était un peu une évidence.
Bien-sûr, il y avait eu le viol ; bien-sûr, il y avait eu les blessures. Mais à chaque fois ce qui risquait le plus de blesser Anita - c’était de voir l’éclat mourir dans les yeux des autres, de ses proches.
Elle, en attendant… Elle devait demeurer Anita. Sourire et soleil qui ne faiblissait pas malgré les nuages qui parfois pouvaient couvrir la lumière.
Son regard quitta le décor qui s’était nimbé d’une couleur gris-bleuté sous l’effet de la pluie pour revenir sur le visage de sa sœur.

— Mais pour d’autres je ne suis pas si sûre.

Un léger soupir s’échappa de sa gueule, ses épaules s’affaissèrent un court instant dans l’expiration.
Il y avait leur mère, leur MamAnette. Pour qui un embryon d’inquiétude commençait à se former - car il y avait dans ses yeux sombres tant de fatigue, et dans cette patte récemment cassée une symbolique si forte.
Comme si elle n’était plus si solide, même si à leurs yeux elle resterait la plus forte.
En tant qu’enfants qui devenaient grands c’était à leur tour de renverser les rôles, au moins en partie - de veiller sur leurs parents.

Car si Anita devait aller mal, ce serait bien en voyant faner ceux qu’elle aimait et ceux qui étaient ses repères. Mais elle ne refusait de permettre cette éventualité, de laisser cela arriver.

— Il faut que l’on fasse attention à elles, tu sais.

A nos mères, si fortes et si fragiles en même temps, pour la seule et bonne raison que nous sommes leur plus grande faiblesse.
Le regard qu’elle jeta à Axie était lourd de sous-entendus mais exempt de jugement ou de reproches, accompagné du sourire doux qui lui ne s’éclipsait pas. Pour rien au monde elle n’interdirait quoi que ce soit à sa sœur, l’idée ne lui avait même pas traversé l’esprit.
Il y avait simplement en elle l’envie d’insuffler un peu plus des valeurs de Dairo sur leurs chemins, elles qui avaient choisi de marcher vers la force brute ou vers l’agilité espiègle en acceptant tous les risques avec défi.

Pour préserver celles qu’elles aimaient mais qui saignaient tout autant qu’elles chaque fois qu’elles arboraient une nouvelle blessure.