Coïncidence nocturne [Esterno]

La Passe Ventue méritait bien son nom. Il soufflait un vent des plus violents ce soir-là. Winnifred s'approcha du ravin, en évitant soigneusement de se prendre les pattes dans des lianes qui semblaient lui tendre des pièges à chaque pas. La jeune louve avait faim, et elle n'avait pas chassé depuis bien longtemps et elle pensait que la Passe Ventue était l'un des endroits giboyeux où même l'hiver n'avait pas éradiquer toute forme de vie. Il y avait encore une fine couche de neige sur le sol, et sur chaque feuille des arbres entourant le ravin. L'estomac de la lupine grogna, elle mourrait de faim. Elle humait chaque tronc d'arbre, chaque brin de feuilles à la recherche d'une potentielle proie. Une douce brise lui apporta une odeur alléchante. Une biche. Winnie se stoppa net et inspira intensément pour déterminer d'où venait l'odeur, elle se mit en marche en suivant la direction que son odorat lui donnait. Elle arriva devant un immense rocher posé entre quelques arbres puis vit à la droite du rocher une immense pente. Son odorat était formel, la biche était dans le ravin. Elle emprunta le chemin escarpé, le museau en l'air pour ne rien perdre de la biche. Elle se lécha les babines en pensant au doux festin qui l'attendait. En pénétrant dans le ravin, une sensation d'écrasement la prit. Le ravin était luxuriant de verdures, les arbres y étaient par centaine et même quelques lianes tombaient de leurs branches. Ici-bas, aucun vent ne soufflait. Winnie continua sa progression dans l'obscurité, la nuit dévoilant son long manteau noire. La biche semblait de plus en plus proche, la louve ne lâchait rien, elle la voulait entre ses crocs, elle désirait plus que tout se délecter d'une chaire tendre et goûteuse. Elle se doutait qu'avec l'hiver rude ainsi qu'avec Everbloom les proies étaient plus maigres qu'à l'accoutumée, toutefois Winnie ne se décourageait pas.

Elle se tapit dans l'herbe haute en observant droit devant elle, quelque chose bougeait. Peut-être était-ce la biche. Elle s'avança doucement, marquant des pauses régulières de plusieurs secondes. Elle distingua le haut de la tête de la femelle cerf. Winnie sourit tendrement en voyant que la queue de sa proie ressemblait exactement à la sienne, petite, courte et duveteuse. La louve se leva et elle s'étira les pattes, prête à bondir et poursuivre sa proie jusqu'à l'avoir. Elle se dressa et d'un coup, elle s'arrêta. Elle détailla la biche doucement, et remarqua que son ventre était tendue, rond et parfois, quelques petits coups agitaient sa peau. La biche n'avait pas remarqué Winnifred, cette dernière en profita pour fixer ce spectacle de la nature, la proie était enceinte, elle portait en elle un faon qui, au vu de la taille du ventre, n'allait pas tarder à naître. La future mère qui broutait calmement des herbes sèches redressa sa tête et son regard se posa sur la louve, maintenant peu discrète à cause de sa chevelure blanche faisant tache au milieu des feuillages. En quelques secondes, la biche avait disparu dans un saut élégant malgré son sur-poids visible. Winnie soupira doucement, et aperçut juste derrière là où la biche se tenait, un bout de pelage surmené d'un pompon. Un lièvre. Elle se tapit une fois de plus dans l'herbe et s'approcha doucement. Elle bondit sur le lièvre fauve et le poursuivit quelques instants, elle ne devait pas le perdre de vue, il pouvait trop facilement se cacher dans un terrier et adieu déjeuner. Avec tactique et agilité, Winnie attrapa le lagomorphe par le cou et serra ses mâchoires d'un coup sec, elle ne tenait pas tant que ça à le faire souffrir. Elle s'assit sur un petit tas de feuilles mortes et entreprit de déguster son déjeuner en pensant avec douceur qu'elle avait épargné deux vies. Peut-être qu'un autre prédateur n'aura aucune pitié mais Winnifred se sentit heureuse d'avoir été galante et malgré ses instincts, elle se surprit à avoir la curiosité et le désir de voir le faon quand il sera né.

Alors qu'elle se délectait de la chaire du lièvre, elle entendit un bruit de pas, sûrement un animal de sa taille. Elle redressa sa tête et ses oreilles se dressèrent également sur son crâne, elle cherchait des yeux la source de ces bruits, en espérant que l'odeur du sang n'avait pas attiré un puma. Qui sait ce qui peut se cacher dans ce ravin envahi par la flore.

Winnifred se détendit en voyant qu'il ne s'agissait pas d'un puma mais d'Esterno, un Brethen qu'elle avait déjà vu au campement de la meute. Elle se radoucit en voyant le pelage rassurant, puisque connu, du mâle et elle lui adressa un sourire chaleureux. Elle était sincèrement heureuse de le voir, elle n'avait jamais eu l'occasion de lui parler et elle le regrettait parfois. Elle avait toutefois eu la chance de lier des relations dans sa meute, Agravain, Méléagant, qu'elle affectionnait particulièrement, Mecha... Elle avala le bout qu'elle mâchait et répondit d'un ton plein d'entrain.

"Bonsoir Esterno ! Oui, la faim m'a sorti de mon sommeil. Vous aussi, j'imagine ? Voulez-vous une cuisse de ce lièvre ? Il est dodu, nous en aurons assez pour nous deux."

Elle sourit une fois de plus et poussa du bout du museau la carcasse au quart dévorée. Winnifred était partageuse, altruiste et encore plus avec les lupins qui lui inspiraient confiance et sympathie.

"Comment allez-vous en cette belle nuit ?"

En effet, le vent avait au moins l'avantage d'avoir chassé tous les nuages et le ciel était clair, laissant découvrir de nombreux points lumineux et une lune au dernier quart de son cycle.

Winnifred fut rassurée d'entendre que les Brethens se portaient pour le mieux, et qu'Esterno avait l'air si heureux. Elle se demanda si la cause de son bonheur était une compagne, ou un compagnon. Elle réfléchit pendant quelques instants à la corrélation entre l'amour et le bonheur, peut-être étaient-ils tous deux liés, l'un n'allant pas sans l'autre. Puis elle se considéra comme heureuse sans avoir de compagnon. Elle aimait l'endroit où elle vivait, elle aimait les Brethens comme sa propre famille, elle avait à manger, à boire et aucun risque de se faire attaquer. Finalement, elle aimait tous ces paramètres qui donnent le résultat du bonheur. Du coup, elle hocha discrètement la tête, oui finalement l'Amour allait avec le Bonheur mais l'amour avait beaucoup de formes. Elle fut rassurée d'avoir trouvé une réponse qui lui convenait et ravie qu'Esterno prenne un bout de son lièvre.

"Je vais bien, le printemps revient, les oiseaux et le beau temps également."

Elle lui adressa un sourire et contempla en levant son museau la nuit étoilée. Oui, elle était heureuse. Les quelques soucis qu'elle avait connu, comme Everbloom, semblaient appartenir au passé, aucune ombre ne planait sur sa meute et sur elle, alors Winnifred ferma les yeux et huma une douce brise qui avait du se perdre dans le ravin.

Winnifred continuait de manger doucement, bouchée par bouchée tout en regardant Esterno. Il parla de mauvais souvenirs ainsi que d'Everbloom. Heureusement pour Winnifred, elle n'était pas là quand Everbloom a tout saccagé, toutefois elle a soigné quelques malades peu attaqués. Everbloom semblait rentrer dans les légendes. Elle se l'imaginait loup immense fait de flore, deux coquelicots en guise d'yeux et des griffes aussi acérées qu'un arbre desséché. Elle ne pouvait que compatir à la douleur du loup en face d'elle et dans un geste d'affection, elle ferma ses yeux et se concentra. Une sorte d'aura translucide, mais visible, sortit du corps de la louve brune. L'aura dansa sur elle-même et se dirigea vers Esterno, le sorte de fantôme s'inclina devant le loup aux couleurs de feu et rentra en lui doucement, sereinement. Winnifred rouvrit les yeux et un léger mal de crâne l'assaillit. Elle venait d'envoyer une dose de réconfort et de chaleur dans le corps de son congénère, cela devrait lui rappeler un tendre moment de sa vie, ou lui redonner le goût de la meilleure chose qu'il n'ait jamais goûté, quoique cela lui provoquerait, il ressentirait un immense bien-être. Elle adressa un sourire chaleureux et arracha un bout du lièvre, ne quittant pas du regard Esterno.

"La meute survit, et elle renaît plus forte que jamais. Nous sommes unis, Everbloom voulait peut-être nous diviser, il n'a fait que l'inverse."

Elle sourit une fois de plus, pensant une fois de plus à sa meute. Elle se sentait à sa place, près des siens. Elle n'avait qu'un souhait, se rendre utile et faciliter la vie de tous. Si elle le pouvait, elle ferait agir son pouvoir donné par Yurai pour apaiser le plus banal des maux.

La louve se détendit en voyant qu'il reprenait confiance, elle sourit, fière de son pouvoir. Elle remua sa queue et écarta la carcasse du lièvre à laquelle il restait quelques lambeaux de chaire. Elle se leva et s'étira tel un félin puis bailla aux corneilles. Elle soupira d'aise d'avoir fait si bonne chaire, et s'assit de nouveau, près du loup au pelage de feu. Qu'elle parle d'elle ? Jamais on ne lui avait demandé tel chose. Elle sourit, surprise et réfléchit à quoi dire sans être ennuyante.

"Eh bien... J'ai perdu tout contact avec mes parents, mon père me jugeait trop faible pour vivre dans ce monde. Elle baissa la tête, méditant sur son caractère de faible. J'ai eu une enfance heureuse, j'ai été aimée et choyée. J'ai deux frères, plus vieux, mais l'un des deux est mort à cause de sa vanité, il a été tué dans un combat."

Elle laissa en suspend son conte, en se disant intérieurement que son défunt frère était terriblement idiot d'avoir provoqué une bagarre dans l'unique but d'impressionner ses camarades. Winnie ne s'était jamais sentie proche de lui, il l'a taquiné un peu trop sur son côté intello alors que lui était un véritable playboy. Son second frère, lui, était un peu plus agréable à son égard, il la protégeait quand leur frère voulait lui donner une bonne raclée pour qu'elle devienne enfin une vraie louve. Elle soupira, elle avait toujours été comparée aux biches que sa famille chassait et son pelage ainsi que sa queue courte ne faisaient que confirmer ces moqueries. Elle était trop douce, elle ne voulait pas se battre, elle ne voulait pas chasser pour le plaisir mais seulement pour manger et, comble de tout pour son frère, elle passait du temps à observer et à se cultiver.

"Et puis à sa mort, je suis partie en quête d'une meilleure vie. Et j'ai rencontré la meute."

Elle songea avec douleur qu'à l'aube de ses cinq ans dans quelques mois, elle n'avait rien vécu. Elle n'avait pas de compagnon, pas de louveteaux, pas de réputation, pas de pouvoir, rien. Elle se rassurait parfois en se disant que le bonheur n'était pas dans l'accomplissement du rêve général, mais dans son accomplissement personnel. Elle avait peut-être le tempérament d'une biche, mais au moins elle était heureuse. Son poste au sein de la meute la comblait de joie, et ses amis la rendaient heureuse. Elle songea à Méléagant et un sourire se dessina sur son museau. Elle l'appréciait, elle ne pouvait le nier, et l'amour courtois qu'elle lui vouait lui plaisait. Elle pensait qu'entre les deux lupins, cette affection était partagée et ça, ça la comblait plus que tout. Elle rougit doucement, et baissa la tête, elle s'allongea, toujours à quelques centimètres d'Esterno et soupira une fois de plus.

"Je dois avouer que j'aime ma vie, je me sens bien, je suis heureuse.

Elle prit conscience alors de la véracité de ses propos et son cœur s'emplit d'une chaleur douce et réconfortante, elle était heureuse.

La jeune louve sourit et approuva d'un hochement de tête les sages paroles de son semblable. Il avait eu sa revanche sur la vie et le tour de Winnifred ne saurait tarder. Elle repensa à son père avec regret, songeant qu'il aurait pu passer outre la fragilité de sa fille et voir en elle une guérisseuse hors-pair. Elle sourit une fois de plus en se remémorant qu'un jour, son père lui avait confié que si elle continuait à ne pas chasser, des cornes de cerf allaient lui pousser sur le crâne, entre ses cheveux, à l'époque, courts mais déjà blancs comme neige. Winnifred avait alors cessé toute activité de chasse en attendant que la majesté lui tombe dessus et elle se voyait déjà arborer de beaux bois et rendre jaloux tous les autres. Mais jamais une telle chose se produisit, et avec le recul, c'était normal car seulement les mâles avaient des bois, les biches, elles, n'avaient rien.

"Je vous remercie, je comptais me battre, pour la meute mais également pour moi."

Elle imita Esterno et se leva, elle s'étira une patte, puis l'autre et bailla aux corneilles. Elle secoua son pelage et quelques grains de poussière tombèrent avec lassitude. Elle entendit un bruit, venant des buissons en face d'eux. Winnifred ne fut aucunement intimidée, cela devait être un lapin ou une biche qui se baladait là, il faisait nuit et dans l'obscurité, toute la forêt vivait. Elle reporta son attention sur Esterno et sourit, elle ne savait quoi dire mais elle appréciait la présence de l'alpha, elle voyait en lui un ami sur lequel elle pouvait compter en n'importe quelle circonstance. Elle s'assit et un grognement sourd résonna dans la flore autour d'eux, un grognement qui ressemblait plus à un grondement d'orage mais le ciel était clair et aucun nuage ne gâchait la vue. Elle dressa ses oreilles sur son crâne et se mit à chercher d'où venait le bruit et surtout, la cause de ce bruit. Elle lança à Esterno un regard apeuré et pria pour qu'aucun animal plus gros qu'eux ne se cachait dans les sous-bois.

Winnifred se figea, son corps tout entier ne répondait plus à l'appel de sa cervelle. Elle sentit tout à coup son corps se liquéfier puis se muer dans une sorte de léthargie inutile et mortelle. L'avantage, c'est qu'elle respectait tout à fait l'ordre de son alpha, elle était incapable de bouger. Elle vit alors la chose la plus belle mais également la plus affreuse de sa vie : un pelage semblable au soleil en fin d'après-midi, rayé de noir. Il était majestueux, et mille fois plus gros que les deux compères. Ses yeux vairons se posèrent sur les pattes de l'intrus, des pattes qui ressemblaient plus à de grosses racines d'arbres, et munies de griffes acérées. Elle pria intérieurement Yurai de ne pas la laisser mourir ainsi, elle voulait vivre sa vie, aimer Méléagant, avoir des petits, être une mère-poule et affectueuse. Mais elle ne désirait pas mourir de la griffe d'un féroce prédateur. Elle sentit toutefois Esterno se rapprocher d'elle, et son corps se détendit, sortant peu à peu de sa léthargie, elle retroussa ses babines, d'habitude retroussées par un sourire, et dévoila ses crocs. Une sorte de grondement provenait de sa cage thoracique et Winnifred se sentit différente, comme possédée par quelqu'un d'autre. Elle courba le dos, baissa légèrement la tête et fixa le tigre dans les yeux. Elle se rassura mentalement, si Esterno était blessé, elle pourrait le soigner. Si elle mourait, elle espérait qu'il parviendrait à prendre la fuite. Elle songea si Esterno reviendrait chercher la dépouille de la louve pour l'enterrer ou la laisserait-elle se décomposer ici ? Non, non, il faut qu'elle se ressaisisse, elle n'allait pas mourir, en tout cas pas sans se battre pour sa survie. Elle grogna un peu plus fort même si son apparence de biche n'intimiderait pas un tigre sauvage mais elle comptait bien se donner la contenance d'une louve forte et courageuse. Résignée, elle se calma et affronta le tigre avec un regard dur et autoritaire.

Quel beau regard, le temps d'un instant, Winnifred vit en ce tigre toute la sauvagerie et toute la difficulté de vivre en solitaire. Elle prit conscience de sa chance de vivre en meute. Le tigre ne la quittait pas du regard, et Winnie se sentait observée. Elle coupa son souffle et le temps d'un instant, elle crut qu'elle allait mourir, ici et maintenant. Elle vit simplement la détente du tigre, et elle vit son corps immense se déployer dans l'air. La louve n'eut même pas le temps de comprendre ce qui se passait devant ses yeux. Elle ouvrit grand la gueule, prête à hurler de terreur puis son cri se mua en un cri d'horreur en voyant Esterno interceptait le tigre. Le félin était en rage, il miaulait de fureur, et elle entendit un crac. La seconde d'après, d'immenses feu brûlaient en hauteur près d'Esterno, elle pensa tout à coup qu'Esterno avait pris feu, ou quelque chose comme ça. Quoi qu'il en soit, le félin feula et s'enfuit en râlant, enragé et surtout frustré. Le temps de reprendre son souffle, elle vit Esterno, recroquevillé sur le sol et la patte en sang. Le feu qu'avait provoqué Esterno, ou la nature, se répandait autour d'eux. Le feuillage, asséché par l'hiver, s'embrasait à une rapidité extraordinaire. Elle se rua sur lui, paniquée et haletante.

"Esterno ? Oh par les Dieux, Esterno, est-ce que vous m'entendez ? Je vous en prie, ne mourrez pas, pitié. Oh par les Dieux."

Elle se coucha contre l'alpha, sentant l'odeur du sang et elle se lova presque contre le loup, sans aucune gêne. Elle ferma les yeux et tenta de se calmer, mais sa respiration était encore trop haletante. Elle se concentra mais les flammes lui donnaient chaud et son instinct de survie lui ordonnait de fuir les flammes. Elle haleta et lança un regard fuyant partout autour d'elle. Aucune aide. Elle se concentra de nouveau et tenta d'activer son glowstick mais en vain. Elle se leva d'un bond et attrapa Esterno, toujours au sol, sûrement affaibli par la douleur et par le feu, par la peau du cou et le tira vers un endroit plus sécurisé, loin du feu. Elle se concentra encore une fois et une aura sortit du corps de la louve et s'enfonça sans poésie dans le corps d'Esterno. Une vive douleur naquit dans le cœur de Winnifred, comme une épine. Le soulagement fut de courte durée car une branche d'arbre tomba près d'eux, rongée par le feu. Elle poussa un cri rapide et recommença à prendre Esterno par la peau du cou et le tirer plus loin. Elle replongea dans un état proche de la transe et l'aura se fut plus conséquente mais eut raison de la louve. Elle ouvrit ses yeux vairons et tout autour d'elle semblait flouté, et surtout tout bougeait. Elle se mit debout et tomba à la renverse, la faiblesse l'emportant dans un coma plus lourd. L'aura avait été, elle l'espérait, suffisante pour au moins retirer la sensation de panique et de douleur à Esterno. Bien entendu, elle ne l'avait pas soigné entièrement, mais elle pria Yurai et tous les autres Dieux qu'il se réveille de sa torpeur causée par la douleur et par la terreur d'avoir été confronté à ce tigre solitaire et affamé.

Le soleil brûlant, une plaine verdoyante et des papillons par milliers butinant des centaines de pâquerettes. Au milieu de la plaine, une louve au pelage de cendre au sourire réconfortant, elle est assise, et ouvre ses pattes avant en guise d'invitation. Winnifred court vers sa mère, elle sent le bonheur intense monté en elle. Sa maman, sa douce génitrice, enfin elle la retrouve. Plus jamais elle ne veut être séparée de celle qui lui a donné la vie. Mais avant de se jeter dans les pattes maternelles, un monstre apparaît devant elle, puis des flammes l'entourent. Winnie a peur, elle sent l'odeur du sang, de la mort. La Bête rugit férocement, et la seule vision de sa mère disparaît dans les flammes, laissant son bébé seule devant l'immense monstre. Elle hurle, jusqu'à s'en décrocher les poumons, elle sait que la bête aux yeux jaunes va la dévorer en une bouchée.

Winnifred reprit connaissance en sursaut, dans un cri inaudible. Elle ouvrit ses deux yeux douloureux et vit Esterno qui était couché près d'elle, un sourire bienveillant sur ses babines. Elle marmonna quelque chose et loua le Ciel qu'Esterno soit toujours vivant et il semblait en bonne santé. Elle inspira une grande bouffée d'air frais et se remit doucement en position allongée, sur le ventre. Elle frotta sa tête avec sa patte et sentit sa chevelure ébouriffée, emmêlée. Avait-elle perdu connaissance longtemps ? Elle ouvrit la gueule lentement et sentit ses mâchoires craquer, sans doute sous l'effet de la stupeur qui l'avait tétanisée quelques instants plus tôt.

"Esterno... Vous... Vous allez bien ? Je... Merci"

Elle soupira, épuisée mentalement et physiquement. Elle adressa un sourire faible à Esterno et toussota, la fumée ne lui avait pas fait du bien. Elle se sentait faible, et surtout abattue. Elle posa sa tête sur ses pattes avant et fut surprise de sentir un corps froid. Elle baissa les yeux et vit Salazar, son compagnon de route reptile, blotti entre ses pattes, contre son cœur. Il ouvrit ses deux yeux jaunes et une certaine appréhension se lisait dans son regard, que Winnie savait lire. Elle fut soudainement émue et des larmes coulèrent entre ses poils, elle serra ses pattes contre son cœur, enlaçant Salazar au passage tout contre son palpitant. Depuis combien de temps le serpent était-il lové ainsi, s'inquiétant pour sa partenaire ? Elle pleurait à chaudes larmes à présent, sûrement l'adrénaline, la peur et tous les autres sentiments qui l'avaient assailli étaient responsables de cet excès de larmes. Elle reniflait bruyamment, et Salazar s'enroula autour de sa patte, dans un ultime geste de réconfort, il sifflait doucement, presque tendrement comme pour rassurer la louve aux allures de biche, comme s'il voulait lui parler et lui dire que tout était fini. Elle ne rêvait que d'une seule chose : se blottir dans son lit de plume contre Méléagant, sentant le doux palpitant de son amant, et sentir les écailles glaciales du serpent contre son crâne, entre deux mèches. Elle était intarissable, elle regarda, peinée, Esterno et s'excusa en bredouillant.

"Pardonn-... Pardonnez mes larmes, je vous en prie. Je... Vous m'avez veillé, vous et S-Salazar... Je... Oh par Yurai, merci, merci."

Winnifred avait l'habitude de soigner, non pas d'être soignée. Elle avait vocation de rassurer les autres, pas d'être réconfortée. C'était elle au chevet des malades, et si la maladie la touchait, personne ne se tenait à son chevet. Et aujourd'hui, cela changeait. Aujourd'hui, elle était la soignée.

Winnifred cessa de pleurer et elle sentit la patte d'Esterno sur son dos. Elle renifla et essuya ses yeux d'un revers de patte. Elle soupira et elle se sentit mieux d'un coup. Elle sourit, et elle se sentait malgré tout fière. Elle fixa la patte blessé d'Esterno et planta son regard vairon dans celui de son semblable.

"Il vous faut soigner cette patte. Vous devriez passer à ma tanière quand nous rentrerons, je vous soignerais."

Elle se leva difficilement, secoua son pelage et de la poussière mêlée à des cendres tombèrent en silence sur le sol. Il régnait une odeur atroce, le feu et le sang teintaient l'atmosphère d'un parfum âcre. Elle regarda autour d'elle, se rassurant qu'aucun tigre ne les surveillait, tapi dans un buisson. Réconfortée, elle s'étira douloureusement, ses muscles lui faisaient mal et elle sentait le battement de son cœur dans ses tempes. Elle balaya des yeux le lieu où ils étaient et elle fut soulagée de voir un magnifique saule. Elle s'en approcha et d'une patte experte, elle gratta l'écorce avec hargne. Quelques morceaux d'écorce tombèrent, et Winnifred prononça d'une voix cérémonieuse.

"Merci de votre don, majestueux saule."

Étrange pour certains, banal pour Winnifred. La louve remerciait souvent les arbres quand elle prélevait leur écorce ou des branches. Elle était persuadée qu'en chaque entité vivante, un esprit se cachait, trop timide pour se manifester. Elle ramassa les bouts d'écorce et revint près d'Esterno, elle se coucha près de lui et du bout du museau, elle poussa vers lui un épais morceau d'écorce.

"Si vous voulez bien mâcher ceci, le mal de tête partira avec la sensation de douleur. Notre retour sera plus léger, surtout avec votre patte blessée."

Elle finit sa phrase et attrapa un morceau qu'elle glissa dans sa gueule et croqua avec lenteur. Même si l'écorce de saule était réputée pour soigner les maux de tête, elle n'était pas connue pour ses propriétés de bon goût. Elle grimaça, et elle rit aux éclats en voyant la grimace d'Esterno, un rire sûrement nerveux.

"Ce n'est pas bon à manger, mais ça nous apaisera."