Dance with darkness | Libre

Le matin était à peine levé sur l'île de Morne-Oeil. La plupart des Raeders qui résidaient dans la Grotte au Trésor étaient encore assoupis, puisque la meute était plus du genre à veiller tard le soir qu'à se lever aux aurores. L'ambiance était particulière pour tout loup qui aurait vécu dans la tranquilité du continent, mais pas pour le jeune loup au pelage blanc. Grand malgré son jeune âge, il apparaissait déjà qu'il n'arborerait sans doute jamais la typique silhouette svelte et dégingandée quand viendrait son adolescence. Son museau épais était encadré d'une tignasse épaisse, derrière laquelle venait un corps déjà haut et plutôt trapu. Il avait un poitrail large, de lourdes pattes et un pelage épais qui le protégeait des rigueurs des nuits près de la mer. Même si le temps était beau, lorsque le soleil était happé par l'océan les vents se faisaient joueurs de leurs doigts glacés. Mais dans sa pelisse épaisse, Ajani ne craignait ni le froid de la brise, ni celui de l'eau. Fils de l'océan, il se plaisait à dire que sa soeur et lui avaient un pelage fait de sel transformé en loup. Après tout, on leur avait raconté qu'ils avaient été amenés sur l'île par deux louves blanches venues du continent. Mais le petit loup aimait à imaginer qu'il s'agissait de muses venues du fond des mers, et que Limule et lui étaient véritable enfants de la grande mer.

Ce matin-là, une fois n'était pas coutume, il s'était éveillé bien avant l'aurore. Incapable de retrouver le sommeil, il avait quitté avec toute la délicatesse permise par son allure pataude de louveteau la caverne emplie de souffles réguliers et s'était empressé d'aller arpenter l'Île. Jamais encore il ne l'avait parcourue ainsi, aux premières heures du jour. Si le soir était peuplé de bruits qu'il trouvait effrayants quand il était tout petit, le matin était silencieux, gris. Il avait été surprise de constater que contrairement au crépuscule, qui enflammait le ciel et l'eau de ses couleurs agressives et flamboyantes, l'aube se contait de déposer un rose léger dans le paysage, rompant à peine la grisaille de la nuit. Il ne savait pas trop s'il trouvait cela beau, mais était ravi de cette découverte. Il pourrait raconter cela à sa petite soeur en rentrant, si elle ne le retrouvait pas avant. Elle était débrouillarde, et surtout très vive contrairement à lui. Ajani admirait les loups du groupe capable de se déplacer presque sans faire le moindre bruit, lui qui paraissait faire un boucan du diable en se déplaçant. Il s'était dit que c'était peut-être l'entraînement, mais sa chère Lili était déjà capable de pratiquement les imiter... Hm. Cela laissait songeur.

Après avoir erré quelques temps sur les hautes collines et les plages, il finit par tomber sur un endroit qu'il ne connaissait pas. Une entrée de grotte tapie entre deux larges monticules de terre, qu'il n'avait visiblement pas remarquée lors de son premier passage. Il s'arrêta devant l'entrée, hésitant. La bouche dans laquelle s'engager était noire comme l'encre, puisque le soleil à peine levé n'éclairait pas encore le centre de l'île. Mais il avait le pressentiment que même en pleine journée, de profondes ténèbres peuplaient cet endroit. Il se redressa, gonfla le poitrail et finit par se dire qu'il n'avait rien à craindre. Après tout, il était un pirate. Plus tard, il deviendrait un monstre à demi-poisson. Les loups du continent le craignaient déjà. Alors de quoi pouvait-il avoir peur ?
Pas des monstres. Pas de la mer. Pas des autres loups.
De rien, peut-être.

Il s'engagea à pas prudents dans le tunnel.

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Le pirate à la jambe de bois dormait peu la nuit. Il aimait souvent profiter de la profondeur de l'obscurité pour se rendre sur le continent tant qu'il le pouvait encore, dans les endroits brumeux de préférence telle que l'Île Funèbre où les Plaies du Monde, ainsi il pouvait apparaître et disparaître aux yeux des loups de terre et les effrayer à souhaits. Il avait piqué l'idée à son frangin de se rouler dans la poudre à canon et de faire griller quelques poils de queue ou de barbichette qu'il n'avait de toute façon pas assez fournie pour en faire une belle preuve de virilité comme Tatch ou Kéran. De temps en temps aussi, il utilisait le bord tranchant d'un coquillage pour scarifier légèrement ses pattes ou ses épaules pour faire perler quelques gouttes de liquide grenat. L'odeur de brûlé et de sang mélangés terrorisait bien souvent plus encore que son image de forban au sourire carnassier. Creek cultivait beaucoup sa sordide apparence, compensant ainsi la perte de sa patte. Non pas que cette patte folle lui soit toujours un handicap, il avait appris depuis de nombreuses lunes à être presque aussi souple et leste qu'avant, mais parfois, certains pensait que ce bout de bois le diminuait. Quelle erreur ! Il savait tout aussi bien être prompt à la réaction sur trois pattes que preste avec sa béquille. Et puis, lorsqu'il la laissait pendre derrière lui, le bruit que faisait le bois crissant contre le sable où la roche hérissait les poils des loups du continent, c'était donc tout bénéfice pour lui.

Tôt ce matin là, alors que le soleil n'avait pas encore pointé le moindre de ses rayons, le loup anthracite se hissa hors de la mer tranquillement, ne prêtant presque plus attention au sel rongeant les coupures de ses épaules. Il avait l'habitude de ces petites morsures cuisantes et avait appris à apprécier même ce contact vif avec l'océan. C'était sa façon à lui de se rappeler que toujours, il était fils de la mer, que toujours il lui appartiendrait et bien sûr, qu'un jour, elle le rappellerait en son sein comme elle avait engloutie sa mère. Cette idée le fit frissonner, à la fois de crainte et de plaisir. Il avait hâte que son organisme de se change pour adopter un mode de vie plus sous-marin et pourtant, il appréhendait de n'être à la hauteur pour rejoindre son Seigneur et Maître, le Roi des Océans. De longues minutes, le regard bleu nuit du Raeder se perdirent sur l'écume tumultueuse. Puis il longea la côté sans s'ébrouer, appréciant de sentir le poids de l'eau et du sel sur son cuir tanné. Toute odeur de sang et de poudre l'avait cependant quitté, à l'avantage de l'iode. Petit à petit, l'aube pointa sa truffe et Creek fixa la boule orangé gravir son escalier imaginaire pour rejoindre l'empyrée céleste. Le reflet rosé du ciel envahit l'océan. Les premiers lueurs de la journée vinrent caresser le museau du jeune mâle sombre mais aucune chaleur ne vint chatouiller ses joues. Il décida qu'il était temps d'aller dormir un peu, dans la pénombre de la Grotte Maudite.

Il aimait se cacher là pour être à l'abri de ses frères. Il avançait dans l'obscurité jusqu'à ce que plus aucune lumière extérieure ne filtre, jusqu'à ce que les invertébrés bioluminescents ne viennent fourmiller sous ses prunelles cobalt. Là alors, il s'allongeait et prenait du repos. Il n'avait même pas besoin de s'enfoncer trop loin dans la gueule béante de la caverne parce qu'étonnement, c'était comme si les parois humides absorbaient toutes particules de lumière provenant d'autres sources que celles des petites bestioles qui l'habitaient. Lorsqu'il gravit la colline et eut en visuel son cher lieu de sérénité, il eut juste le temps de voir l'arrière train d'un mousse aller se perdre dans le noir. Un vague sourire étira les babines anthracite du pirate à la patte de bois. L'un des mioches ramenés par sa traîtresse de demie-soeur et l'autre louve tout aussi blanche comme neige venait jouer parmi les ombres. Vu la carrure déjà épaisse pour un si jeune loup, Creek en déduisit qu'il s'agissait d'Ajani. Le fils de Chulhei et de sa traînée du continent, qui venait jouer les aventuriers. Ce petit avait tout d'un enfant de l'océan et quelque part, le disciple de Pontos était ravi que sa demie-soeur et la demie-soeur de cette dernière ai déposé ces enfants à leur juste place, car ils appartenaient à Morne-Oeil, pour sûr. Même la petite Limule, quoi que maigrichonne, qui s'appliquait à devenir une excellente louve-de-mer. Que le Roi des Océans soit loué, un peu de sang frais et jeune n'était pas pour déplaire au ruffian.

De jeunes âmes maudites pour leur Seigneur et Maître. Un beau cadeau pour leur meute. Creek se glissa dans l'obscurité à la suite du neveu de sa félonne de soeur -qui l'était un tout petit peu moins, après avoir aidé à rapatrier ces deux boules de poil blanche- sans un mot. Au début, il s'assura de ne pas claudiquer pour éviter d'alerter tout de suite le jeune mousse. Puis, une fois le portail de la caverne outrepassé, il déposa volontairement sa patte de bois sur le sol de pierre et exagérer un peu son boitillement afin d'en faire résonner le claquement jusqu'aux tréfonds de la grotte.

« Quelle âme ose ainsi troubler mon repos ? »

Gronda doucement le pirate d'une voix basse et suave vers le plafond. Il savait qu'ainsi les sons feraient écho, de sorte que la voix vienne autant de l'avant que de l'arrière. Cependant, son but n'étant pas de lever la panique dans le coeur du gamin, son ton n'avait rien d’agressif ou de mécontent. Il voulait tester le courage du louveteau, sa vivacité d'esprit et sa curiosité. Car un bon forban se devait d'être téméraire, malin et rongé par l'envie d'en voir toujours plus. C'était ainsi qu'on débusquait les plus merveilleux trésors... Et qu'on levait les plus belles femelles, accessoirement ! Les crocs de Creek se dévoilèrent en un rictus satisfait, tandis que lentement, les larves bioluminescentes se réveillaient, émettant leur pâles lueurs bleutés, en de jolies arabesques sur les murs, grâce à leur positionnement groupé. A croire qu'elles avaient une espèce de conscience collective leur permettait ces majestueux dessins. Oui, Creek adorait cet endroit, même s'il n'était encore jamais allé jusqu'au bout du bout de la grotte. Comme si quelque chose l'avait toujours retenu. Peut-être le mousse aurait-il moins de scrupule et dépasserait le seuil record du Raeder boiteux ? En tout cas le plus sombre des trois frères avaient hâte de découvrir jusqu'où irait l'audace d'Ajani.

Un loup plus expérimenté aurait sans doute senti l'odeur saline un peu plus marquée qui indiquait l'arrivée de Creek, mais c'était bien loin d'être le cas pour Ajani. Comme tous les louveteaux, lorsqu'une chose captait son intérêt, elle avait son entière et pleine attention, tant et si bien qu'il n'en prêtait plus vraiment à tout ce qui pouvait se passer autour. En cet instant, il s'agissait du noir profond qui tapissait les paroi du tunnel dans lequel il s'était aventuré. Progressant à petits pas, ses yeux clairs écarquillés pour tenter de capter le moindre petit rayon de lumière qui lui indiquerait un obstacle ou le fond de la grotte, il avançait en silence. L'air était de plus en plus froid autour de lui, et il avait la désagréable sensation qu'un courant d'air léger chatouillait le plage moins épais de ses pattes. De cette grotte, on n'entendait plus du tout la mer, qui pourtant ne devait pas être bien loin. Et c'était à peine si on apercevait l'entrée, rond irrégulier de lumière derrière lui. Même les stries fluorescentes qui marquaient les articulations de ses postérieurs ne faisaient qu'un petit halo bleu glace, tout de suite happé par le noir environnant.

Il eut donc droit à un sursaut magistral lorsqu'un claquement résonna soudain dans la grotte, et laissa échapper un petit jappement de surprise. Pendant un instant, il fut désorienté, sans savoir d'où venait ce bruit régulier et tout à fait inattendu. Une voix vint s'ajouter à cela, doucereuse, mielleuse, celles qui peuplaient les histoires que l'on contait sur Morne-Oeil. Malgré le petit frisson qui lui agita l'échine, le petit loup reconnut une voix familière. Et lorsque soudain les murs s'illuminèrent de petites lueurs froides, révélant la silhouette qui se tenait non loin, les battements de son coeur ralentirent enfin un peu et il redressa les oreilles, qu'il avait plaquées dans sa chevelure par réflexe. Le loup qui s'avançait vers lui n'était autre que Creek, le pirate à la patte de bois. D'après ce qu'il avait compris, c'était l'un des frères du Capitaine Kéran. C'était également l'un de ceux qui avaient l'allure la plus bravache de la meute de joyeux lurons qu'étaient les Raeders. Il n'avait pas encore de nageoires, queue ou autre branchies, mais il paraissait déjà absolument intégré au décors de l'île. Son pelage était sans cesse maculé de sable, de sel ou d'une substance noirâtre qu'Ajani ne connaissait pas, et il avait dans les yeux une lueur... presque effrayante.

Mais passé la surprise, le petit loup fut ravi de voir une tête connue avec laquelle partager son aventure. Sur Morne-Oeil, le concept d'interdiction pour les plus jeunes de partir à l'aventure était bien plus flou que dans une meute traditionnelle, et il lui serait pas venu à l'idée de craindre de se faire réprimander. Au contraire, il avait fait preuve de bravoure et d'initiative, et il était plutôt fier qu'on le trouve ici. Il fit quelques petits bonds en avant en direction de l'adulte au pelage sombre et lança :

"Je viens aborder ton refuge Creek !"

Et il se planta devant lui, le museau levé pour chercher son regard et sa petite queue battante derrière lui. Il ne tint pas plus de quelques secondes comme ça, et finit par tourner sur lui-même pour parcourir du regard les petites... choses qui éclairaient le mur. Il n'avait encore jamais vu ça, mais c'était diablement joli. Ses yeux finirent par tomber sur le bout du tunnel, dans lequel les petites bestioles ne s'aventuraient visiblement pas. Il plissa légèrement les paupières, mais en vain. De profondes ténèbres emplissaient le fond de la grotte. Impossible de savoir au premier coup d'oeil jusqu'où elle s'étendait.

"C'est vrai, c'est chez toi ici ?" Finit-il par demander en retournant son petit museau vers Creek.

Si c'était le cas, c'était drôlement cool. Car même un petit pirate pouvait trouver quelque-chose cool.

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Un petit soubresaut d’inquiétude, l'enfant prit la patte dans le sac à l'exploration de la grotte émit un petit aboiement. Surprise morveux ! Tout heureux de l'effet provoqué, Creek fit rouler ses épaules pour détendre ses muscles. Bien que marcher à trois pattes lui soit devenu presque aussi naturel que d'utiliser sa patte de bois, cela lui donnait une posture un peu plus râblée et donc forçait ses épaules et son cou à une crispation différente. Pour éviter toute douleur inconvenante, il lui fallait donc régulièrement s'étirer et garder ses muscles au chaud. C'est pourquoi il avait fini par préférer mettre son foulard autour du cou, bloquant les éventuels courants d'air marin vivifiants qu'on croisait fréquemment en vivant sur une île. Ça aurait été bête de se retrouver avec un fichu torticolis tous les quatre matins ! Les oreilles et les yeux du Raeders sondèrent le noir absolu du fond de la caverne, cherchant à y voir les chimères qu'il aimerait y trouver tandis que l'enfant bondissait vers lui. Ajani se campa devant lui et le gris baissa le museau pour mettre sa truffe à hauteur de celle du plus jeune, délaissant l'obscurité pour observer le gamin. Ce dernier, à peine eut-il croisé le regard du Garde du Capitaine, s'en retourna à sa découverte.

« Malheur ! Il va donc m'en falloir un autre ! »

Se plaignit le jeune adulte, un semblant de mine déconfite fiché sur le museau. Très théâtralement, il secoua sa carcasse et se reprit, tapant de sa patte de bois sur le sol, là où la terre battue laissait place à la roche.

« Morbleu, je protégerais mes trésors des pilleurs de ton espèce, fils de l'océan ! »

Il gronda gentiment en avançant de quelques pas vers le fond opaque, comme s'il voulait empêcher le louveteau pâle de s'y aventurer. Les oreilles de Creek virevoltèrent un instant, comme si ses tympans venaient de capter un bruit, avant qu'il ne tourne à nouveau la tête vers le mousse. Un large sourire fendit sa gueule. C'était le moment de la leçon apparemment.

« Sache que les Raeders sont chez eux là où ils décident qu'ils le sont. Nous sommes forts et fiers. L'obscurité me plait, alors j'en ai fait mon refuge, oui. »

D'un signe du museau, le mâle anthracite invita le plus jeune à avancer au delà de cette limite immatérielle, à disparaître avec lui et se laisser happer par l'absence de lumière.

« Mais il y a bien de la place pour deux, si tu n'a pas peur du noir... »

Lâcha le pirate tandis que son visage s'assombrissait petit à petit, de là à ce qu'on ne voit plus que ses yeux sombre, sa truffe cendrée et ses crocs luisants et enfin, qu'il se volatilise totalement. Seule sa voix prouvait qu'il était encore bien là, à regarder Ajani.

« Et puis, il reste sûrement des merveilles laissées par Pontos, là en bas. Dans le ventre de l'île. »

Creek attendit tranquillement assis. Dos à l'entrée désormais, pour laisser ses prunelles cobalt s'habituer à l'obscurité ambiante. Ainsi il gagnerait peut-être un peu de vision, même si c'était largement insuffisant pour aller au plus profond de la caverne. Le sol déclinait légèrement, indiquant au mâle que là était la limite vers un monde sous-terrain bien mystérieux. Il mourrait d'envie de s'y noyer, et pourtant, malgré toute son orgueil de forban, il n'avait jamais pu se résoudre à glisser son corps plus loin. Sans doute le souvenir encore vif et traumatisant des sombres couloirs éventrés du bateau échoué où il avait perdu sa patte le hantait-il encore trop pour le libérer de cette impression de suffocation et de cuisante brûlure dans son abdomen. Oui, cette grotte le mettait face à la seule peur, viscérale, qui habitait le frère du Capitaine. Celle de la chute dont il ne pouvait voir la fin. Creek inspira profondément pour retenir une sueur froide. Un jour, il le promettait au Roi des Océans, il irait loin en bas, jusqu'aux enfers même s'il le fallait. Mais il irait. Un jour.

Les yeux du petit loup se mirent à briller lorsque Creek affirma que les Raeders décidaient d'eux-même quelles étaient leurs terres, et surtout que son refuge était assez grand pour deux. Cela ressemblait beaucoup à une proposition de... le partager avec lui ? A cette pensée, l'échine d'Ajani fut presque parcourue d'un frémissement d'excitation, et ses petites oreilles se tendirent plus droites encore en direction du mâle anthracite. Il le regarda disparaître dans l'ombre, pour que les derniers reflets venant de l'extérieur ne fassent plus miroiter sur ses prunelles claires et ses crocs, lorsque ses babines les dévoilaient pour laisser échapper quelque parole. Quand il évoqua les trésors laissés par le roi Pontos, le petit loup fut intrigué. Ajani connaissait assez peu encore l'entité marine qui répondait à ce nom. Il savait simplement que c'était lui qui avait jeté sur les Raeders la malédiction qui brûlait leurs pattes lorsqu'ils tentaient de s'aventurer sur le continent et qu'ils étaient trop vieux. Mais apparemment, c'était lui également qui leur avait donné un age auquel ils se fondaient avec l'océan en devenant mi-loup, mi-monstre. Il était donc difficile pour le jeune de comprendre s'il s'agissait d'une entité plutôt bénéfique ou maléfique pour eux. Peut-être que Creek pourrait l'éclairer à ce sujet, tiens.

Il remua légèrement les oreilles en réfléchissant, ses yeux papillonnant entre la silhouette qu'il devinait du pirate et les petits lucioles toujours accrochées aux murs autour de lui. Une lueur malicieuse finit par s'y dessiner, alors qu'il plantait son regard dans celui de l'adulte. Il se ramassa sur lui-même, le ventre collé au sol de pierre et l'arrière-train relevé un peu maladroitement, et lança :

"Un pirate ne partage pas son butin, je dois te battre pour m'emparer de ton refuge !"

Et sur ces mots, il banda ses muscles et se jeta à foulées bondissantes en direction de l'adulte. C'était ce qu'il y avait de pratique à être un petit loup : l'objectif du jeu mettait en arrière-plan la crainte que pouvait lui inspirer l'obscurité impénétrable qui noyait le reste de la grotte. Durant un instant, il était un guerrier farouche, un pirate sans peur qui venait s'emparer d'une terre et des trésors qui y étaient cachés - car Creek avait bien parlé de trésors ! Ajani imaginait déjà des monceaux de bijoux dorés, de pierres précieuses et de proies dodues qui l'attendraient, baignant dans une chaleureuse lumière au fond de la grotte. Porté par son imagination, il ne se voyait plus louveteau, ne voyait plus devant lui un adulte bien plus calme et responsable - l'était-il vraiment, d'ailleurs ?

Il bondit en avant, droit sur ce qu'il s'imaginait être le poitrail de Creek, avec un grognement digne des plus braves chatons sauvages, au moins.

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Si Creek n'était pas déjà en train de sourire de tout ses crocs, il se serait fendue la poire. La réponse du jeune mousse lui plut beaucoup, parce qu'il constata avec fierté que déjà, le blanc et brun avait l'audace des forbans et l'esprit conquérant des loups des mers. S'il avait une encore un doute quand à ces enfants du continent que Spleen avait aidé rapporter sur l'île des Damnés, c'en était bel et bien terminé. Malgré leur naissance en territoire terrestre, les deux louveteaux étaient bien les descendants de Raeders et dans leurs veines coulaient l'arrogance et le courage des flibustiers. Le mâle sombre se prépara à réceptionner l'assaut, pas qu'il aurait eu du mal à tenir tête au louveteau qui ressemblait encore bien à un boulet de canon en poil duveteux, mais au contraire pour se laisser choir d'une manière tout à fait crédible et naturel lorsque le mioche viendrait pousser contre son torse. Ainsi, il roulerait ensemble dans la poussière et l'obscurité en donnant à Ajani l'espoir de pouvoir battre l'adulte. Encourager les gamins étaient toujours milles fois plus déterminants pour leur assurer un avenir prospère que de les rabrouer sans cesse. Alors il attendit, écouter les pas précipité du mousse et attendit l'instant idéal pour basculer en arrière en grognant quand le fils de la soeur de sa soeur vint le percuter. Bien spur, il ne falait pas le laisser croire non plus qu'il aurait complètement le dessus, aussi repoussa t-il le petit corps souple après la chute sans trop de ménagement mais sans violence non plus. Il bondit, se redressa et tapa de sa patte de bois sur la pierre humide.

« Aah, Filou ! Tu m'a attaqué par surprise, voilà qui est bien pensé ! »

Creek ne retint pas un rire faussement machiavélique.

« Mais tu oublies qui est ton adversaire, petite crustacé ! »

D'un coup de museau, il bouscula le lardon avant de le soulever et de faire quelques foulées plus loin vers le fond. A croire qu'être accompagné, même d'un ptit bout de loup pas plus haut que trois pommes, ça donnait un peu de cran à un grand gaillard boiteux. Il reposa le blanc et brun en crachotant.

« C'est qu't'en as du poil sur la tête toi ! »

Puis il se plaça a la hauteur d'Ajani, du moins ce qu'il pensait être le gamin, parce qu'ici les silhouette se discernait à peine des parois obscures du boyau. L'air semblait aussi plus chaud, chargé de plus de mystères. Comme s'il approchait du coeur du monde. Le silence n'était brisé que par leur deux respirations. On aurait presque pu entendre battre et vibrer les myocardes des deux mâles.

« Que crois-tu qu'il y es là bas, tout au fond du gouffre ? »

Chuchota l'adulte en posant une patte sur la tête du mousse.