Ours noir, Ours blanc | Rhaegar

La nuit était tombée depuis un bon moment déjà sur le continent et ses infantes îles. Nuit fraîche d'un été qui ne s'était pas encore complètement installé, bien que le soleil se soit déjà fait maître de ses journées. Une demi-lune luisait dans le ciel, jetant sur le monde et cette Plaie qu'il arborait des lumières pâles et argentées. Ajani avait une sorte d'affection pour l'astre nocturne et cette froide chape qu'il déposait sur tout un chacun. Soudainement, loups et paysages devenaient monochromes, perdaient leurs couleurs au profit d'un gris sombre, lumineux, strié de motifs et d'objets divers. Et le grand loup et pelage de neige se fondait dans cette masse, un instant, à peine plus blanc que certains. Le jour, il avait conscience que sa pelisse de sel ne passait que rarement inaperçue, et devait faire plus d'efforts que la plupart de ses congénères pour se camoufler à la chasse. Il préférait souvent pêcher, puisque sur le ciel blanc et nuageux des côtes, les poissons le voyaient bien moins arriver. Cela le confortait dans cette rêverie disant qu'il était un fils de la mer.

Bien que ce soir-là, ces pattes l'aient emmené bien plus loin des côtes que d'ordinaire. L'adolescent était conscient que le temps durant lequel il avait le droit de passage sur le continent était limité. Il prenait en grandissant conscience des jours qui passaient, et de la nécessité de faire là-bas tout ce qu'il désirait y faire avant que ne vienne l'heure fatidique. C'est ainsi qu'au soleil couchant il avait traversé le bras de mer séparant son île natale de la terre, et était parti en exploration. Oh, il s'agissait d'une bien timide expédition pour l'instant, puisqu'il n'avait quasiment pas quitté l'Océan des yeux et ne sentait autour de lui l'odeur d'aucune meute. Il avait avancé droit vers le Nord, jusqu'à cette étrange terre qu'il ignorait s'appeler la Plaie du monde.

Certains endroits sur Morne-Oeil étaient redoutables d'aridité, soumis aux caprices des vents et des marées. Mais aucune terre ne lui avait paru si stérile jusqu'alors. Sous ses pattes, il ne savait trop si le sol était terre, roche, ou poussière. Aucune plante n'y poussait, pas même l'ombre d'une mousse ou d'un champignon. Aucune odeur animale ne saturait l'air, si ce n'était quelques anciennes pistes lupines que le jeune loup ne parvint pas à identifier tant elles étaient ténues. Il s'approcha à pas mesurés de l'une des larges failles dans le sol, de laquelle s'échappait en volutes paresseuses une fumée au parfum souffreteux. Il tenta de se pencher pour y jeter un oeil, mais fut rapidement rejeté par la fumée qui lui arracha un toussotement et ce sans rien parvenir à apercevoir. Décidément, le continent était étonnant.
On lui avait parlé de vastes terres fertiles, sur lesquelles les loups chassaient les proies par dizaines toute l'année et ne souffraient jamais de la faim. Des terres immenses peuplée d'individus trop délicats et trop gras. Pour le moment, rien qui ne se trouvait ici ne ressemblait de près ou de loin à toutes ces histoires.

Une odeur vint lui chatouiller les narines et il redressa la tête. Cette fois-ci, ce n'était pas une ancienne piste, oh non. Mais quelqu'un qui se trouvait bel et bien ici.

Rhaegar

Le temps passait lentement sur l'Île aux roses, Rhaegar était prisonnier de sa mère qui tentait de le contrôler en vain. Ses fuites se multipliaient, le jour, la nuit, à tous moments. Il ne tenait pas à en place, il volait par ci, embêtait par là, c'était un amusement, un divertissement. Cette fois-ci, Rhaé avait attendu la nuit pour se faufiler sur la terre, se glissant dans les ombres allongées de la nuit. Haute dans le ciel, la lune dominait le firmament de son grand disque pâle et projetait sa lumière cendrée sur ce bas monde.
Il trottinait avec un silence impeccable, s'orientant vers une terre qu'il n'avait encore jamais visité. Depuis qu'il était aussi grand qu'un mâle adulte, il se permettait de sortir du territoire et de visiter ces terres maudites que sa mère et sa meute lui interdisaient. Il n'était pourtant qu'un adolescent, mais ses gênes paternels lui offraient des muscles massifs et une carrure imposante. Il dépassait déjà sa mère et quelques guerriers de la meute, qu'en sera-t-il lorsqu'il sera pleinement adulte ? Sera-t-il aussi énorme que son père, lui qui s'apparente à un ursidé ?

L'envie de rencontrer une autre meute lui dévorait la poitrine depuis quelques jours déjà. La plus proche étant les Nakhus, il pista alors leurs traces. Alors que sa truffe s'appliquait à séparer les différentes effluves de la nature, une odeur particulièrement salée lui monta aux narines et lui fit dresser l'échine. Cette odeur..
Elle était semblable à celle de la gamine qu'il avait rencontré sur l'Île. Une “pirate” au pelage aussi blanc que la neige fraiche et aux cheveux de jais. Curieux de savoir si c'était elle, il s'élança vers la source avec nervosité, sa queue remuant derrière lui. Il tomba dans un lieu étrange où la vie semblait s'être enfuie, la terre sous ses pattes était sèche et dure, fissurée par le temps lui même. Par endroits, des blocs de pierres vestiges d'un évènement épique oublié sortaient du sol, comme des tombes. Une brume légère plombait l'air, provenant du coeur même de cette terre meurtrie qui s'ouvrait ci et là en des crevasses de toutes tailles. Il pencha la tête pour observer les profondeurs d'une de ces failles mais n'observa que noirceur et fumée.

Il se reconcentra sur l'odeur iodée qu'il poursuivait, son grand corps sombre se perdant dans l'obscurité comme une ombre mouvante. Là au loin, une tâche blanche se distingua et il releva ses grands yeux ambrés sur elle. Comme deux points oranges, ses iris transperçaient le brouillard environnant.

Plus il s'approchait, plus la tâche grossissait. Ses yeux se plissèrent davantage, il croyait voir un lion. Un lion blanc ? Si il venait à ramener un tel trohpée à la maison, il serait accueilli en héros et le petit déjeuner serait royal. Faut-il qu'il remporte un tel combat.. Rhaé était sûrement un peu trop sûr de lui pour ce coup. L'odeur n'était pourtant pas féline du tout, était-il trompé par une quelconque magie ? A distance respectable, il gronda, d'une voix qui muait tout juste :

Qui es-tu ?  

Campé sur ses quatre pattes, la poitrine dignement relevée, il était prêt à bondir si la situation l'exigeait.

Après l'odeur vit presque aussitôt le son d'une voix. Une voix jeune mais indiscutablement masculine, et inconnue aux oreilles d'Ajani - mais ça, ce n'était pas vraiment une surprise. Il doutait fort de tomber par hasard sur un Raeder dans les environs. Le grand loup plissa légèrement les paupières, et un pas sur le côté lui permit de distinguer parmi la fumée une ombre qui se trouvait non loin, au-delà de la faille près de laquelle le pirate se tenait. Un petit frisson parcourut son échine. C'était le premier continental qu'il rencontrait, la suite promettait d'être intéressante.

Conscient que sa carrure était déjà impressionnante, l'adolescent avait la fâcheuse tendance à se promener la tête légèrement basse - sans savoir que cela lui donnait d'avantage l'air d'un prédateur que d'un loup plus petite malheureusement - afin de se mettre à la hauteur de ses interlocuteurs. Il prit donc par réflexe cette posture avant de contourner à pas mesurés la faille. Il tenait à voir qui lui demandait son identité avant de lui répondre, ne serait-ce que pour percevoir si son attitude était agressive. Il arrêta donc son avancée lorsque les brumes lui permirent de distinguer un loup de grande taille, la tête levée et la posture tendue. Il était si sombre qu'il était impossible pour Ajani de distinguer autre chose qu'un pelage uniforme à cette distance et dans le brouillard. Seule une tâche claire qui s'étendait sous sa gorge et sur son poitrail se détachait de cette masse d'encre brune. Ses yeux, d'un orange perçant, brillaient comme des perles, noyées dans l'ombre de son pelage.

Ajani fut surpris de constater la large carrure de ce loup, dont la voix était clairement juvénile. A vue d'oeil, les deux mâles devaient toiser la même hauteur, et posséder la même largeur d'épaules. La massive crinière du loup blanc suffisait à donner l'illusion qu'il était plus massif, mais un oeil avisé n'aurait su que se surprendre de la similarité des deux jeunes individus. Sur Morne-oeil, le fils de Chulhei était déjà le plus grand de tous, faisant la même taille que les plus hauts perchés. Et sa croissance devrait encore lui donner quelques pouces nécessaires à s'imposer comme l'ursidé parmi les pirates. Il n'avait donc pas encore croisé d'autre loup qui ait la même silhouette, et cela le rendit plus surpris encore. Car on lui avait toujours décrit les continentaux comme plus faibles que ceux qui vivaient sous les rigueurs de l'océan. Or, celui-ci lui paraissait au contraire plus costaud et plus noueux que la plupart d'entre eux.
Décidément, cette expédition était riche de découvertes.

"Je suis Ajani, l'enfant de sel." Répondit-il en un jappement neutre, sans agressivité, les oreilles en avant et le museau pointé dans la direction de l'inconnu. "Qui es-tu, loup des terres ?"

Car après tout, il ne faisait aucun doute qu'il ne venait pas de l'île aride fouettée par les embruns, alors quelle offense y avait-il à le lui rappeler ? Ajani attendit sa réaction, prudent mais pas effrayé. Il avait été entraîné au combat, et ne craignait pas l'offensive. Il serait regrettable qu'il dusse blesser un continental lors de sa première véritable sortie hors de Morne-Oeil, mais il était paré à toute éventualité.

Rhaegar

Leurs regards se croisèrent et bientôt Rhaegar put distinguer les détails de ce qui semblait être une longue chevelure et les mâchoires carrées d'un canidé. Il était vraiment gros et imposant avec ses grosses pattes et cette crinière de lion. Dommage, ça aurait pu être une chasse intéressante..
Les traits tendus de son visage se relâchèrent et l'expression farouche qui s'y lisait s'effaça pour laisser place à une mine plus neutre, quoique légèrement déçue.
Un instant, il haussa un sourcil en entendant l'appellation utilisé par le blanc. “Loup des terres”, c'est bien la première fois qu'on le qualifiait ainsi, cela supposait donc que l'étranger n'était pas d'ici.

Rhaegar, je suis un Lazuli. Se présenta-t-il sans trop de détails.

Loup des terres ? Répéta-t-il, le dévisageant avec curiosité.

D'où viens-tu ? Je ne t'ai jamais vu par ici.

Rhaé n'était pas vraiment d'ici non plus à vrai dire, mais ça le lion ne le savait pas. Il n'avait pas l'air hostile aux premiers abords, surtout à sa manière de sa baisser comme ça alors qu'il pourrait s'imposer lui aussi. Anianka lui avait toujours appris à rester droit et fier, à ne jamais baisser la queue ou la tête devant les autres — sauf ses alphas et elle bien sûr —. Il devait imposer le respect à tous ou il serait considéré comme faible et serait trahi facilement. « Si les autres te craignent, alors jamais ils ne te tourneront le dos mon fils » lui répétait la prêtresse rose, dont la fourberie et la manipulation était réputée sur plusieurs territoires. Peut-être se trompait-il sur cet étranger, peut-être qu'il cachait bien son jeu. Ou alors il était comme il le montrait : soumis ? Une chose est sûre, sa carrure énorme ferait briller les beaux yeux d'Anianka.

Les oreilles d'Ajani frémirent lorsque l'inconnu se présenta, sans plus d'animosité que lui. Car il s'annonça comme étant un Lazuli. S'il était une meute parmi celles du continent que le blanc mâle tenait particulièrement à rencontrer, c'état bien celle-ci. Une envie peut-être poussée par le fait qu'on lui avait fortement déconseillé de le faire. Car c'était là la meute de leur mère à Limule et lui. Et les enfants nés d'unions en dehors du groupe, encore plus avec les pirates qui étaient plus ou moins unanimement désavoués sur le continent, étaient si mal vues que jamais lui ou sa petite soeur ne parviendraient à y trouver leur place. Leur place était près de l'Océan, eux les enfants venus par la mer en une sombre nuit de tempête. Malgré cela, Ajani ne pouvait s'empêcher de se demander qui étaient ces loups qui le rejetteraient s'ils connaissaient ses origines. Il ne savait même pas quel était le rôle de sa mère au sein de la meute, il l'avait vue si peu de fois. Il savait qu'il pouvait la mettre en danger elle-aussi s'il se présentait à la porte des Lazulis, et c'était peut-être la meilleure raison pour lui de ne pas y aller. La ressemblance n'était certes pas forcément frappante, mais ne disait-on pas connu comme le loup blanc après tout ?

Le museau d'Ajani frémit alors qu'il gravait dans sa mémoire l'odeur de cet inconnu, qui comprenait celle de la meute défendue. Puis il répondit :

"Sommes-nous ici sur les terres Lazulis ?"

Cela lui paraissait étonnant vu l'absence de marquage, toutefois peut-être que l'aridité du territoire et les vapeurs chargées de soufre qui s'échappaient du sol justifiaient une négligence de la part des lupins - il ne semblait pas y avoir grand chose à chasser ou à protéger ici - ou un effacement prématuré des traces.

Le dénommé Rhaegar tilta sur l'appellation "Loup des terres", à la grande surprise d'Ajani. Ignorait-il donc que d'autres loups vivaient ailleurs que sur le précieux continent des meutes ? Il fallait bien avouer que l'adolescent ne se rendait pas compte de la petite taille de s communauté par rapport à celles qui vivaient loin de la mer. Il avait grandi sur Morne-Oeil, et considérait la taille du groupe formé par les Raeders comme la référence en la matière. Il était donc étrange que des groupes comme le sien n'aient pas entendu parler des pirates, alors que lui connaissait les continentaux, de son point de vue. La question suivante du mâle brun lui permettrait de répondre à la fois à ses deux interrogations, et il s'en réjouit.

"Je viens de l'île de Morne-Oeil." Répondit-il simplement en redressant la tête, son regard glacé vissé dans celui flamboyant de son alter-ego continental.

Pour bien des loups, cette phrase suffisait à faire de lui quelque-chose. Un pirate. Un maudit. Une sorte de spectre sans peurs ni remords, qui donnerait bientôt sa vie à l'océan pour l'éternité. Une bouffée de vent souffla à cet instant, chassant pendant quelques secondes les fumerolles qui tourbillonnaient entre les deux loups. Ils purent, durant ce court lap de temps, se distinguer clairement.

"Je touche des pattes un autre territoire que mon île natale pour la première fois aujourd'hui. Voilà pourquoi nous ne nous sommes jamais rencontrés encore, Rhaegar, loup des terres."

Il s'était approché de quelques pas, l'air plus assuré. Maintenant que les présentations étaient faites, il ne savait pas comment l'autre allait réagir. Toutefois, l'adolescence rendait plus téméraire et effronté le jeune loup qu'il ne pouvait l'être d'ordinaire, et il voulait savoir s'il serait chassé comme on lui avait si souvent dit, s'il serait craint, s'il serait simplement ignoré.

Rhaegar

En annonçant son appartenance, le mâle sombre avait réussi à attiser la curiosité du pirate. Les petites mimiques qu'il eut suffirent à faire plisser les yeux de Rhaé. Connaissait-il sa meute ? En tout cas il parut porter une certaine attention à celle-ci.
Rhaé baissa ses yeux vers le sol et fit rouler une boule de terre avec sa grosse patte, elle était aussi dure qu'un caillou et pourtant.. il l'écrasa avec simplicité, la transformant en poussières comme tout ce qu'il y avait sur ces terres mortes.

Ces terres n'appartiennent à personne, seule la mort arpente ces lieux. Répondit-il en relevant ses prunelles brûlantes sur l'étranger venu de la mer.

Le nom de l'Île prononcé par le lion blanc fit redresser davantage le museau du Lazuli, personne ne lui avait jamais parlé de ce lieu étrange. En y réfléchissant, il avait entendu parler de pirates ces derniers temps au coeur des rumeurs, provenaient-ils de cette île ? Ajani était-il l'un des leurs ?
La bourrasque qui arriva fit agiter son pelage tricolore, ses narines s'emplirent d'une odeur désagréable et tiède. Il put alors remarquer qu'Ajani n'était pas aussi blanc qu'il l'avait pensé, les éclats de lune lui firent observer des marquages au couleur du bois clair sous ses yeux, sur son dos, sa queue et ses pattes.

Il le laissa s'approcher sans montrer aucune crainte, il avait l'air sûr de lui, comme sa mère, comme si rien ne pouvait l'atteindre, comme si il avait un tour d'avance. Pour faire bonne figure, il s'assit, sa queue traînant dans la poussière.

Es-tu un pirate ? Questionna-t-il sans détour, d'une voix qui se voulait amicale.

Je n'ai jamais entendu parler de Morne-Oeil, je ne connais que l'Île de mon territoire, l'Île où je passe la plupart de mon temps.

Ils ont au moins cela en commun, ils sont tous deux prisonniers d'une Île, quoi que Rhaegar ne risque pas de se transformer en poisson.. Mais il va très certainement avoir à répondre de ses actes tôt ou tard.

Si cela te convient, je pourrai te faire visiter un peu le continent, et toi en échange tu me ferais visiter ton île ?

C'était un bon compromis non ? Bon Rhaegar ne connaissait pas tant que ça les différents territoires mais il pouvait toujours lui faire découvrir des lieux plus beaux, plus vivants, et pourquoi pas même l'île aux roses ?

La phrase de Rhaegar laissa Ajani songeur, lorsqu'il parla de la mort. Il était toutefois presque logique qu'aucun groupe ne veuille dépenser la moindre énergie à défendre un territoire stérile et sans aucune ressource ni de proies ni de plantes. Cet endroit n'appartenait donc à personne - ou peut-être appartenait-il à tous ? Il ignorait si les différentes meutes du continent étaient en bons termes ou véritablement hostiles les unes aux autres. Il vit le mâle s'asseoir, l'air toujours imperturbable, bien que la mention de l'Île de Morne-Oeil ait semblé provoquer chez lui une brève lueur d'intérêt. Plus qu'une simple lueur, révéla la suite de ses propos.

"Oui." Répondit le mâle blanc sans détours.

Savait-il ce que signifiait être un pirate ? Il laissa cette question en suspend, peut-être l'autre poursuivrait-il en le lui demandant. Pour Ajani, qui était né dans cet esprit et dans ce monde, c'était une évidence. A sa grande surprise, ce loup des terres lui révéla passer lui aussi le plus clair de son temps sur une île. Les oreilles du pirate frémirent à ces paroles ; ainsi donc, d'autres îles sur lesquelles vivaient des loups se trouvaient dans l'océan, et appartenaient aux meutes continentales ? Cette révélation avait de quoi laisser songeur. Il avait grandi avec l'idée qu'il existait les pirates, enfants de la mer, les continentaux, enfants des terres. Mais si les continentaux en question vivaient également sur des îles... quelle différence véritable y avait-il, à part cette malédiction qui coulait dans le sang des maudits de Pontos ? Ajani plissa légèrement les yeux.

Rhaegar enchaîna en lui proposant un marché qui le ravit. Il lui ferait découvrir le continent si le blanc l'emmenait sur Morne-Oeil. Le marché semblait presque trop avantageux, tant semblait immense le continent. Toutefois, il y avait sur Morne-oeil un danger supplémentaire pour un continental, bien que celui-ci ne possédât pas encore le glowstick qui lui aurait donné le statut de presque-proie au milieu des pirates.

"Cela me convient." Répondit-il en secouant la tête "Si tu me fais découvrir ton île, à la prochaine lune noire je t'emmènerai sur Morne-Oeil."

Rhaegar

Un sourire découvert releva les babines du loup sombre qui ria très brièvement, comme une simple petite exclamation rauque résonnant du fond de sa gorge. C'était un bon deal, et puis Rhaé n'avait rien à craindre, sur l'Île il n'y avait que sa mère capable de les surprendre. Il allait donc visiter l'antre des pirates, c'était une expédition des plus excitante ! Jamais il n'avait entendu parler de leur territoire, c'était un trésor d'informations qui serait très précieux pour un simple continental.
Sa queue fouetta l'air et un sifflement aigu parvint à leurs oreilles, il était encore plus nerveux maintenant qu'il savait quand cela se ferait. La lune noire.. Il sera là, il sera prêt.

Restait plus qu'à se décider d'un moment où il pourrait introduire Ajani sur l'Île aux roses sans que personne ne le découvre. Avec les récents enlèvements, les frontières étaient mieux gardées et une intrusion était vite repérée, surtout avec une odeur forte comme celle que portait le lion blanc. Rhaegar sembla réfléchir un moment, ses prunelles lumineuses étaient orientées vers le vide et ses paupières restaient figées.

A la prochaine pleine lune, que penses-tu de me rejoindre ici même pour que je te guide sur mon île ?

Timing parfait, sa mère sera occupée à prier Moiro et il le fera traverser à un moment clef où les gardes sont éloignés pour passer sans encombres.

Il me faut être sûr de ta parole, fils de la mer. Rajouta le Lazuli avec méfiance, son visage s'étant refroidi avec une expression plus grave.

Il planta son regard dans celui du pirate et plissa légèrement les paupières, analysant la moindre parcelle de son visage comme lui avait appris sa mère. Anianka adorait faire ça, cela provoquait une gêne déconcertante chez ses victimes, elle leur donnait une impression étrange comme si elle violait leur pudeur et les mettait à nu. Rhaé était loin d'avoir un effet aussi dévastateur sur les autres mais il pouvait au moins intimider si il se concentrait assez, et c'était l'occasion parfaite de tester cette qualité.

L'autre sembla prendre la proposition plutôt.. positivement, puisqu'un bref rire s'échappa de ses babines sombres. Après ce qui sembla un instant de réflexion, il lui proposa la contrepartie, à savoir de profiter de l'éclat de la lune la plus grande pour lui faire découvrir son île à lui. C'était amusant comme la situation se chargeait de symétrie, le grand loup blanc brandissant la lune noire tandis que le loup noir montrait lune blanche. La curiosité d'Ajani était désormais piquée au vif, et il savait qu'il attendrait avec hâte ces prochaines lunes. Il était loin de se douter des bouleversements que subiraient sa vie quelques temps plus tard, et en cet instant seul lui importait cette grande nouvelle : il avait trouvé un guide pour le faire découvrir le continent - ou presque. Un guide qui n'avait pas peur de mettre les pattes sur une île maudite, pour qui les termes de la malédiction étaient sûrement flous. Les légendes ne disaient-elles pas qu'un simple pas sur Morne-Oeil pouvait attirer les plus fourbes des esprits, ou vous maudire vous-même pour avoir osé y pénétrer sans leur autorisation ? Il serait chapeauté, bien-sûr, mais il n'empêchait...

La phrase suivante laissa poindre la petite once de méfiance que pouvait éprouver le continental à son égard, et qui était jusque là restée soigneusement cachée. Rhaegar s'affaira alors à le fixer sans détours, plongeant son regard de feu dans celui de glace de notre lion blanc. Un comportement assez déconcertan, il fallait bien l'avouer, car les pirates avaient tendance au regard fuyant et aux mimiques inattendues plutôt qu'à cette féroce immobilité. Les oreilles d'Ajani s'inclinèrent légèrement en avant alors qu'il tâchait de décrypter ce que signifiait cette attitude, et instinctivement il se redressa légèrement, abandonnant sa posture prédatrice pour quelque-chose qui le mettait plus à la hauteur de son interlocuteur. En même temps, ses pensées ricochaient entre les idées qu'il avait de pouvoir donner à Rhaeger l'assurance qu'il reviendrait. Visiblement, le continental prenait un risque assez fort en lui faisant cette proposition pour se préoccuper de cela. Soit.

Une petit pointe d'adrénaline pulsa dans son organisme lorsqu'il eut l'idée qui lui plut. Puisque les deux loups jouaient avec le feu, autant pousser le vice jusqu'au bout. Une lueur passa, brève, dans le regard de l'adolescent.

"Je te donne un secret en guise de ma bonne foi. Et toi de la tienne. Cela te convient-il, loup des terres ?"

Rhaegar

Il étudia un instant le changement d'allure du pirate avant de se décontracter un peu, il baissa la tête au niveau de ses épaules et découvrit une échine épaisse et sombre digne d'un ours, digne de son père.
Ses yeux se plissèrent en entendant la proposition du lion blanc, c'était bien sûr légitime, mais quel secret pourrait-il avouer ? Jamais, ô grand jamais il ne trahirait les secrets de sa mère, son propre sang, la seule louve qui a de la place dans son coeur. Et les dieux seuls savaient quels secrets Anianka pouvait avoir, l'âme ténébreuse qui pourrissait son coeur égoïste. Rhaegar était le seul à la connaître réellement, à savoir ses plans, ses mensonges. Il savait lire derrière ses mimiques, derrière son sourire artificiel, derrière son jeu de manipulation diabolique.

Ses yeux se figèrent sur les pattes de l'étranger alors qu'il réfléchissait à un secret suffisamment important pour marchander. Son visage se tendit tandis qu'il se concentrait, puis il finit par lever les yeux, un peu hésitant sur le pirate.

Ça me convient. Confirma le loup sombre en hochant la tête d'un mouvement vif.

Il attendit un moment avant de faire son aveu, il n'avait pas confiance en ce loup mais il savait que si il le trahissait il n'hésiterait pas à se jeter sur sa gorge sans aucune pitié.
Un soupir nerveux s'échappa de ses naseaux, bruyant et forcé. Cet échange de secret était un pacte qui conclurait soit une guerre, soit une amitié selon ce qui s'en suivrait.

Les loups de meute acquièrent à l'âge adulte ce qu'on appel un glowstick, il s'agit d'un objet comportant la lumière offerte par un dieu, qui lui attribue un pouvoir important. Commença-t-il, d'une voix neutre et narrative.

Le pouvoir peut être puissant selon les capacités et le caractère du loup, et contre des solitaires l'avantage est certifié.

Il marqua une pause, car le secret était à suivre. C'était quelque chose que l'étranger ignorait probablement, car peut-être qu'aucun pirate n'avait eu l'occasion de le voir.

Briser ce glowstick revient à retirer le pouvoir au loup. Séparer ce glowstick de son maître revient aussi à l'annuler, c'est une chose simple quand on y réfléchit, et qui peut rééquilibrer le combat.

Un long silence s'en suivit, silence durant lequel il scruta les alentours pour s'assurer qu'aucune oreille espionne n'aie entendu.

A ton tour maintenant.

L'attention d'Ajani ne faiblit pas un instant durant le silence qui suivit l'approbation du mâle sombre. Les secondes s'égrenait comme autant de battement de coeur. Battement de lourds coeurs de grands loups qui chacun ignoraient tout de l'univers de l'autre. Battements comme le fracas de l'Océan quand il rencontre la Terre. Le mâle de neige se demanda, naturellement, pendant ce temps ce que serait le fameux secret que lui révélerait Rhaegar. Il n'avait pas donné plus de précision quand à ce qu'il devait concerner. Il pourrait lui révéler une futile mais honteuse anecdote personnelle, ou même lui mentir. Mais si le pirate découvrait une telle supercherie, il se promit en silence de revenir régler son compte à ce noir alter-ego qui se serait joué de lui. A cette pensée, une lueur, brève et presque imperceptible, luisit dans ses yeux.

Rhaegar finit par ouvrir les babines, et ce qu'il lui annonça fut au-delà de ses espérances. Bien-sûr, Ajani connaissait ces fameux tubes lumineux que portaient les continentaux - c'était d'ailleurs, on le lui avait appris, une manière extrêmement rapide de les reconnaître car la majorité en portait. En revanche, on les lui avait toujours présentés comme le signe de leur soumissions à ces êtres qu'ils appelaient leurs dieux, et jamais véritablement comme le sombre mâle lui révélait à cet instant : comme des armes. Peut-être était-ce pour cela que les pirates n'avaient jamais réussi à renverser les groupes qui vivaient sur la terre, parce qu'ils n'étaient pas vraiment à armes égales. D'autant que l'autre insista par deux fois sur la puissance que pouvait donner ce pouvoir à son porteur. Les raeders avaient la force et le mental, mais aucun pouvoir magique ne venait les supporter au combat. D'ailleurs le jeune loup se retint de demander des exemples de ce en quoi pouvait consister ces pouvoirs. Il remit cette question à plus tard, jugeant qu'elle pouvait lui donner une bonne idée de ce qu'il faudrait faire pour pouvoir tenir tête aux continentaux. Pour l'instant, il devait retenir le second point de cette révélation : briser le glowstick d'un loup lui faisait perdre son pouvoir. Les glowticks, aussi magiques qu'ils puissent être, étaient donc loin d'être indestructibles. C'était bon à savoir.

Il vit les yeux de feu de Rhaegar balayer, peut-être par réflexe, les alentours. Mais personne d'autre ne se trouvait là, et la vue leur était dégagée maintenant qu'une brise légère faisait s'envoler rapidement les volutes de fumée sulfureuses qui s'échappaient des failles du sol. Puis il attendit que le blanc ne lui fasse une semblable révélation. Le choix était rapidement fait, Ajani méditait déjà à ce sujet depuis quelques instants. Que lui arrivait-il ? Pourquoi avait-il soudain cette envie de jouer avec le feu ? Il ne connaissait ce loup que depuis quelques instants, mais ce dernier lui avait déjà révélé quelque-chose d'important, peut-être passible de trahison dans sa meute. Le secret d'Ajani était de bien moindre envergure, et en même temps... chargé d'un danger qui couvait dans le silence depuis bien des années.

"Ma mère fait partie de ta meute. Mon père est un pirate." Lança-t-il après un instant de silence. "Voici mon secret."

Sur ces mots, il secoua la tête. Son regard froid chercha les prunelles de l'autre, et il finit par ajouter :

"Nous nous reverrons donc à la prochaine lune, loup des terres."

Bien des choses allaient se passer d'ici leur prochaine rencontre, rapides, imprévues. Mais il ne fallait pas douter de l'ardeur avec laquelle Ajani souhaitait découvrir cet autre monde.
Il serait au rendez-vous.