Traverse la rivière, saute le ravin ○ Justice [à garder]

Souvent, il n'y avait que le silence.

Le silence quand il écoutait attentivement les échos laissés par son passage, attentif à ce que pourraient cacher ses arrières; le silence quand il se réveillait seul au beau milieu d'une terre vaste et quasiment inconnue, le silence quand il faisait une pause au milieu de sa journée pour profiter de l'environnement et de l'air qui caressait son pelage. Le silence et la solitude, mais également la liberté et une part de sérénité. Une part seulement car il n'était jamais tranquille, jamais certain d'être si seul que cela, car des menaces venues d'un autre monde n'étaient pas exclues. Les fantômes du passé ne se situaient pas seulement dans sa tête : ils étaient bien réels, constitués de chair et d'os, et bien capables de couvrir la même distance que celle qu'il avait parcouru. Plus rapidement, même. Il y avait d'excellents pisteurs. Bien meilleurs qu'il ne le serait jamais - personne ne l'avait particulièrement entraîné à ça.

Et ils ne venaient pas, mais ils n'étaient peut être pas loin.

Et à chaque nouveau jour qui passait il se sentait de moins en moins prêt à en affronter l'éventualité.
Il s'affaiblissait, ici. D'abord, il y avait eu ce réveil étrange qui ne quittait pas ses pensées tant il avait influencé sa vie dernière, puis il y avait une certaine forme d'habitude. Il avait beau être en perpétuel mouvement dans ce territoire, il ne s'entraînait plus autant qu'auparavant, plus de la même manière. Il saurait toujours se battre -on n'effaçait pas en quelques mois plusieurs années de formatage sans issue- mais il ne serait plus au même niveau qu'eux. De toute manière, mentalement ou physiquement, il lui semblait bel et bien qu'ils auraient toujours le dessus.

Maussade, Justice s'ébroua. Le jour promettait d'être gris et humide à nouveau, et cela le mettait d'une humeur instable et dansante, prête à chavirer d'un côté ou de l'autre au moindre élément. L'humidité réveillait certaines douleurs enfouies dans son corps sans qu'il ne saisisse réellement pourquoi, il savait juste qu'une petite lame fouaillait dans ses tendons de temps à autres, se jouant de l'inconfort qui en résultait. Encore quelque chose qui le rendait moins efficace.
Les oreilles rabattues vers l'arrière, il se leva du tapis d'herbes jaunies par les conditions arides pour se remettre en errance, ses griffes métalliques raclant le sol en une mélodie dissonante et désagréable. Il avait trouvé pour territoire d'aujourd'hui une chaîne montagneuse aux parois raides qui semblait serpenter sur une longue partie de ces terres et joindre des landes aux politiques différentes, s'il en croyait les odeurs fortement différentes qui s'accumulaient de chaque côté de la zone et parfois se croisaient timidement, tout en restant particulièrement diffuses au plein coeur des monts abrupts. Il en déduisait qu'il s'agissait-là d'une zone plutôt neutre sur laquelle il pourrait s'aventurer sans avoir à trop être sur ses gardes, chose qui l'arrangeait étant donné le faible degré de concentration qui l'habitait pour le moment.
Cela faisait plusieurs jours que l'âme solitaire se sustentait principalement de charognes maigres et desséchées, pris dans une foule de sentiments incisifs à chaque morceau de chair que ses crocs arrachaient et qu'il avalait avec une avidité qu'il peinait à contenir. Il en arrivait à se demander, dans ces moments-là, si fuir sa vie précédente pour mener celle-ci n'était pas dans le même fil d'absurdité que celui qui l'avait maintenu en vie jusqu'à présent. On ne l'avait jamais nourri des morceaux de choix, mais au moins il mangeait presque également avec les compagnons de son Ordre, et ils ne se contentaient pas de pitance pour les vers rampants mais de vraies proies qui courraient à la surface de leurs galeries.

Mais maintenant, en plus d'être à moitié sénile à un si jeune âge pour n'avoir pu éviter un caillou qui lui avait fracassé la tempe, il passait avant-dernier de la chaîne de prédation, juste avant les mouches.

Quelque chose de tranchant lui entailla l'épaule et lui arracha un bref jappement de surprise.

Il se retourna, courroucé, pour regarder les roches dentelées et irrégulières qui hérissaient un pan du mur de roches autrement lisse qu'il venait de frôler sans y prêter attention. Tranchantes comme des lames, les plaques dignes de silex surgissaient de la falaise comme volontairement disposées sur sa route pour le moquer encore un peu plus dans sa situation. De futur guerrier ayant résisté à toutes les épreuves qui auraient du l'envoyer six pieds sous terre à charognard incapable de rester entier sur un chemin de balade. La marque de son sang, brillante et légèrement imprégnée sur la roche, témoignait honteusement de ce qu'il venait de se passer, de même que la plaie assez distincte sur son épaule musclée.

Pathétique.

Il crispa les doigts, plantant l’extrémité de ses griffes d'argent dans le sol maigre et sec, et se dirigea sans un bruit vers le bruissement de l'eau qu'il entendait plus loin, dissimulé derrière un dernier tournant.
Il pénétra dans le modeste cours d'eau, le corps tendu à l'extrême et le cerveau en ébullition, laissant l'eau glaciale envelopper ses pattes et remonter en un poison inconfortable et froid le long de ses artères, emportant un discret filet de son sang rouge dans sa course précipitée et insouciante. Il avait soif mais son premier réflexe ne fit même pas de laper l'eau qui l'entourait. Il s'assit, indifférent à l'idée de tremper une partie de son corps dans un liquide glacé malgré la fraîcheur ambiante de l'air, simplement concentré sur la sensation de se sentir légèrement détaché hors de ce monde par ce courant délicat mais pressant.
Il entendit peu de temps après une brindille craquer un peu plus loin, puis quelques petits rochers rouler en contrebas, et le son amplifié de la végétation cassante et sèche qui était perturbée par l'arrivée imminente d'un autre être en ces lieux. Il ne bougea pas et ne regarda pas tout de suite en direction des bruits, se contentant d'abord de se ramasser encore un peu plus sur lui-même, les épaules hautes et gonflées, les muscles tendus et électrifiés.

Quand il sentit que la nouvelle présence avait rejoint le bord du ruisseau, il pivota seulement la tête pour pouvoir fixer le perturbateur de son regard froid et atypique, le cou arqué et la crête ébouriffée, un grondement sourd mais inaudible parmi les bruissements des éléments de l'environnement roulant dans sa poitrine et vibrant dans sa gorge.

Le tintement caractéristique des éclaboussures parvint enfin à ses tympans. Il entendait l'eau vive ricocher sur les roches avant de se perdre en un petit flot fuyant vers le bas de la montagne. Horus était encore jeune, inexpérimenté et trop persuadé d'être proche d'un terrain conquis pour imaginer un instant qu'ici aussi un solitaire dangereux pouvait lui sauter à la gorge et vouloir le tuer comme la louve noire du cimetière contre qui Thalion et son père s'était battu. Ainsi que Joy et Pepper, deux des femelles les plus déterminés qu'il ai vu jusque là. En même temps, la bleue était Dominante alors il fallait bien qu'elle se fasse entendre ! Lorsque ses prunelles vert pâle découvrirent le petit lit de la rivière, il alla y plonger la truffe sans hésiter. Il avala une gorgée d'eau froide avant de réaliser qu'une certaine tension animait l'atmosphère. Il releva la tête vivement pour voir, juste là, un loup noir aux muscles noueux, le fixer de ses petits yeux mauvais. De nombreuses cicatrices barraient son poil à divers endroit et son odeur indiquait qu'il n'était pas loup de meute. L'adolescent montra les crocs en reculant d'un pas. L'image de la meurtrière à la coiffe de plume de superposa au paria. Qui était-il ? Faisait-il parti d'un clan avec la folle au regard de sang ? Etait-il là pour tuer lui aussi ? L'échine du jeune Etelkru doubla de volume. Il n'était qu'un enfant apeuré, il devait donner l'alerte, il devait... Rien du tout. Ils étaient en territoires libres. C'est lui qui avait dévié de sa route habituelle, lui qui s'invitait alors que vraisemblablement le mâle noir était là en premier. Et puis il devait se montrer brave, pour rendre fiers ses parents. Il devait montrer que les Etelkrus n'avaient peur de rien... Même s'il tremblait de tous ses membres comme un chiot effrayé.

" Vous êtes là pour me tuer aussi ? "

Grogna l'adolescent en essayant de paraître -à peu prêt- sûr de lui. S'il mourrait ici et maintenant. Cela risquait de tuer ses parents dès qu'ils le sauraient. Ils avaient déjà tant perdu... Horus savait qu'il devait à tout prix sa sauver d'ici avant que l'autre n'attaque. Tous les adultes disaient que les solitaires étaient tous des monstres sanguinaires. Et il en avait eu la preuve avec la louve qui les avait agressé au cimetière, pourtant terre Nakhus et donc pacifistes... Soufflant bruyamment par la truffe, le beige se demanda ce que son père ferait, ce que son frère dirait : si tu as peur, fais comme si tu n'avais pas peur. Comment agirait-il s'il n'avait pas peur ? Il enfoncerait ses griffes dans le sol pour assurer ses appuis, il gonflerait le poitrail et fixerait l'autre avec détermination. Il s'exécuta donc méthodiquement. Sauf que son regard clair ne transpirait pas du tout la confiance en soi. Juste l'inquiétude, et la curiosité. Parce que a bien y penser, l'autre n'avait pas esquissé le moindre geste alors qu'il aurait pu lui sauter à la gorge dès qu'il avait posé la langue dans l'eau...

Le jeune qui avait fait intrusion faisait de son mieux pour paraître imposant – Justice voyait bien tous ses efforts. Malheureusement, cela ne prenait pas vraiment.
Le loup noir ne le lâcha pas des yeux, suivant le moindre de ses mouvements et observant les émotions traverser ses pâles iris. Le grondement dans sa gorge s’était lentement éteint alors qu’il dirigeait sa concentration sur l’autre loup, l’analysant rapidement et sans trop d’effort. Il était à peine adulte –encore adolescent, même– et d’une carrure plutôt frêle, sa fourrure claire était gorgée des odeurs de l’une des meutes qui jouxtait ces terres et manquait encore d’unicité. Le jeune loup qu’il avait sous les yeux ne devait pas sortir si souvent du cocon sécuritaire que constituaient sa famille et ses compères puisqu’il était chargé de leurs effluves. Rien d’étonnant, donc, à le voir si retourné par cette simple rencontre.

Justice demeura silencieux pendant que sur la berge on lui montrait timidement les crocs, son esprit flottant sur différentes émotions sans parvenir à s’arrêter de tourner. Ses idées noires l’avaient mis de mauvaise humeur. Cela aurait pu être une bien triste nouvelle pour l’inconnu qui s’était pointé à l’instant précis où une incontrôlable tempête s’apprêtait à s’abattre violemment sur ses pensées.
Fort heureusement pour lui, ce n’était qu’un enfant un peu trop impétueux et visiblement suffisamment déstabilisé par leur rencontre pour ne pas déclencher un état plus sombre encore.

Restait à savoir ce qu’il ferait de lui. Il ne comptait pas quitter le lit de la petite rivière dans lequel il s’était assis depuis si peu de temps, et l’autre ne semblait pas vouloir cesser de le fixer pour repartir sur sa route sans un bruit. Une oreille de Justice s’abaissa. Que comptait-il faire, au juste, le beige ? Attendre de se faire sauter dessus par un inconnu qui aurait perdu patience ? Maintenant qu’il avait pris sa part d’eau, rien ne l’empêchait de reprendre sa route.
Mais il ne bougeait pas de la rive, planté sur ses hautes pattes dont la relative maigreur trahissait la jeunesse. Le poil gonflé et l’œil méfiant.
Justice soupira. Il aurait préféré ne pas avoir à le faire partir de lui-même. Au moins il n’aurait pas besoin de le blesser. La peur et le doute suintaient de ses prunelles et il aurait probablement simplement besoin de s’approcher en se dressant de toute sa hauteur, puis de ponctuer cela d’un grondement primitif pour que l’autre détale à toutes pattes. En espérant qu’il ne ramène pas sa famille par la suite.

Peu importe, le loup noir serait déjà loin.

Il s’apprêta donc à se lever, esquissant un mouvement d’épaule lorsque le jeune prit la parole, rompant le bruissement de l’eau et la caresse de la brise.

— Vous êtes là pour me tuer aussi ?

Justice s’immobilisa en plein milieu de son mouvement, fixant l’autre d’un air interdit. Son ton avait fait de son mieux pour porter une véhémence – mais il ne pouvait qu’entendre les tremblements incertains qui en parsemaient le fond.
Justice eut presque envie de rire –était-il si effrayant pour que l’on en vienne si vite à des conclusions funestes ? – tout comme il eut envie de le rassurer ou au contraire de lui faire dire vrai –mais il relégua cet effleurement d’idée plus violent au fin fond de son esprit.
Un léger rictus tordit ses lèvres, et un léger éclat vint pétiller dans son regard. Chassant temporairement son humeur sombre et son envie de dégager l’adolescent, il fut presque animé d’un élan un peu joueur. Il se sentait pratiquement l’envie d’aller jouer avec ses émotions…
Tout comme il ne désirait pas forcément terroriser un si jeune loup qui semblait déjà bien accablé par des sentiments qu’il ne pouvait contrôler.

Justice finit par se lever complètement, gardant le silence pour le moment, se contentant de verrouiller son regard dans les pupilles fendues du mâle sur la berge. Il s’avança vers lui d’un pas ferme et régulier, le corps droit et les oreilles alertes, faisant face au nouveau venu et s’arrêtant à une maigre foulée avant de lui rentrer dedans, leurs poitrails se touchant presque.

Il le toisa de toute sa hauteur, son expression dure et indéchiffrable. Puis sa voix sourde s’échappa hors de ses lèvres.

— Non.

Le ton se fit tranchant, et il marqua une brève pause, l’air pensif, avant de poursuivre.

— Trop maigre pour un repas.

Il maintint une tension palpable durant quelques secondes, ses yeux hypnotisant inspectant sans gêne chaque recoin du jeune loup en face de lui. Puis il relâcha son petit jeu, laissa un léger sourire casser son visage dur pour quelque chose de presque bienveillant, avant de se détourner complètement du jeune à la crête blanche pour faire quelques pas dans une autre direction, les galets roulant sous ses pattes aux griffes métalliques, le museau au ras de l’eau pour en laper quelques fois la surface tout en guettant les minuscules et rapides alevins filant autour de lui.

< Horus ;


Il y eut un sourire moqueur… Un regard subitement plus… Intéressé ? Horus déglutit alors que son coeur menaçait d’exploser dans sa poitrine. Le souvenir de la Solitaire étrangère qui l’avait menacé enfant restait bien trop vif dans sa mémoire d’adolescent. Celle là même qui avait tué son oncle, et probablement également assassiner la compagne de ce dernier et leur fils. Celle là même qui avait juré de prendre une vie supplémentaire dans leur tribu familial. Il en faisait encore des cauchemars certaines nuits, se réveillant en sueur et le cerveau en ébullition. C’était moins fréquent qu’avant bien entendu, il grandissait, relativisait, et surtout voyait bien que sa meute faisait tout pour protéger les leurs de cette folle vipère. Mais quand même. Une rencontre comme aujourd’hui pouvait mettre à mal des mois de travail sur sa confiance en lui. Surtout quand l’étranger face à lui était taillé pour le combat ! Fin, élancé, musculeux, aux griffes destructrices alors que lui n’avait pour se défendre que ses simples crocs et sa maladresse chronique. Pratique quoi.

Au lieu de simplement répondre comme le ferait la majorité des loups, le solitaire trépasseur agrippa ses prunelles cerclé d’orange aux siennes et avança vers lui d’un air décidé. Parce que la peur régissait encore ses muscles et parce que son esprit répétait cette éternelle litanie paternel disant que la fuite n’était pas permise, le jeune mâle à la crête de neige resta tétanisé. Son père avait beau dire que le courage était une question de volonté, il se sentait plus comme une proie fascinée par le danger qui s’approche que prêt à bondir en avant pour planter ses dents dans la chair de l’autre loup. Il était littéralement comme la souris qui observe le serpent onduler jusqu’à elle. Sa respiration même s’était suspendu aux pas mesuré du fier paria. Aucun frémissement ne vint même réveiller ses muscles et lancer l'électrochoc qui lui sauverait sans doute la vie. Était-il condamné à mourir ici, maintenant ? Qu’en dirait ses parents ? Korra serait dévastée de perdre un autre enfant. Geb deviendrait fou de rage. Auraient-ils honte aussi, de ce fils incapable et trop faible ?

L’idée même de faire autant de mal à ses géniteurs fût le déclic salvateur et l’adolescent leva vivement l’une de ses antérieurs contre le poitrail du Solitaire en fermant les yeux au moment même où ce dernier se figeait en face de lui. Bien trop proche, et pourtant… Plus rien. Horus sentit le souffle du mâle noir avant même que la voix ne résonne dans ses tympans. Soulagement, libération. L’Etekru ouvrit des yeux ronds et réalisa la dangereuse promiscuité de cet ennemi pas si méchant. Ou du moins, pas meurtrier. Il fit un bond en arrière, comme si une guêpe l’avait piqué, et trébucha en arrière. Mal à l’aise, inquiet par ce regard trop insistant, son esprit lui jurait pourtant que c'était forcément une blague. Et un loup qui plaisante ne pouvait qu’être sympathique ? On ne rigolait pas avec celui qu’on avait assassiné ? Pas vrai ? Logique naïve d’un jeune mâle trop confiant en l’humanité. Cela lui jouerait forcément de sales tours, mais pour l’instant, il ne vit rien d’autre qu’une porte de sortie à cette situation insupportable. Il n’allait pas mourir. Papa ne serait pas déçu. Maman ne serait pas malheureuse.  

« Oh. Oui, non. Faudrait m’engraisser un peu d’abord… »

Lâcha t-il en regardant ses flancs maigrichons. La pression redescendue rendait sa langue à l’apprenti Croquemort, et naturellement, son sens de l’humour vaseux revint avec elle. Surtout que ce nouveau sourire qu’offrait l’individu effrayant avait de quoi mettre finalement en confiance ! Quand le Solitaire se détourna pour boire de l’eau, Horus bondit sur ses pattes pour ne plus se trouver en position inférieure, les fesses à demie dans l’eau. Il s’ébroua rapidement et observa maintenant l’étranger avec une concentration autre que basée sur l’angoisse. Il nota donc des détails moins importants à savoir pour un combat, comme les larges cicatrices qui couraient sur ses pattes, ou la sobriété de ses accessoires. Qui était-il et que faisait-il là d’abord ? Il serait temps de t’en soucier Horus, quel bel Etelkru tu fais là ! Le bruit des griffes métalliques raclant le fond du ruisseau attirera les iris vert d’eau de l’adolescent. Il n’en avait jamais vu des comme ça, mais on voyait tellement de choses sur ce continent qu’il n’aurait pu jurer que ce loup venait d’un ailleurs probablement bien lointain… La curiosité l’emporta sur la prudence.

Puisqu’il ne l’avait pas tué, autant en profiter pour peut être glaner des informations sur lui ? Candide jeune mâle pensant que l’autre ne comprendrait pas son piètre manège d’espionnage…

« Vous êtes cannibales alors, là d’où vous venez ? C’est loin d’ici ? »

Un ton plein d’humour aide souvent l’adversaire à se livrer, non ? Et l’espoir porte parfois bien loin les âmes innocentes.

Il n’écouta que d’une oreille distraite le trait d’humour qui vint au jeune comme une délivrance inspirée par son soulagement probable devant la réalité qu’il n’était finalement pas condamné à mourir au bord d’un ruisseau.
Le jeune s’ébroua bruyamment en se relevant avec précipitation, et Justice continuait d’observer les poissons qui tournoyaient dans l’eau, tentant de trouver une logique à leurs déplacements pour pouvoir en surprendre un. Il n’avait pas le jeune mâle dans son champ de vision direct mais ne s’en souciait guère au vu de la faible menace qu’il représentait et du son qu’il produisait lui permettant d’analyser ses faits et gestes d’un pivotement de l’oreille sans même avoir besoin de le regarder. Il ne faisait pas attention aux bruits qu’il dégageait. Il ne se souciait même pas de faire attention à ses arrières, visiblement.

Alors que l’inconnu qu’il était aurait pu se retourner à nouveau et lui sauter vivement à la gorge.

Bien évidemment, il n’en ferait rien. Le jeune loup efflanqué n’était qu’un adolescent un peu trop insouciant qui avait dévié de sa route et se retrouvait à plaisanter gauchement avec un solitaire potentiellement dangereux.
Il n’aurait pas aimé être à sa place.

Justice claqua des mâchoires dans l’eau, propulsant une éclaboussure d’eau froide et cristalline. Mais le poisson argenté qu’il avait ciblé s’esquiva au dernier moment d’un coup de queue agile, filant entre les crocs du prédateur. Le mâle noir souffla de mécontentement face au manque de coopération de la faune locale pour le laisser se nourrir convenablement.

Derrière lui, le jeune clanique avait pour le moment cessé de dégager des sons, réfléchissant probablement à sa prochaine manœuvre. Il se demanda un instant si l’adolescent allait finir par profiter du fait qu’il soit occupé ailleurs pour rebrousser chemin et aller retrouver la sécurité de sa meute, bien à l’abri de toute rencontre imprévue. Il y avait pourtant chez tout jeune individu apprenant à se connaître l’ambition de se construire et de se dépasser, délaissant les règles de l’enfance pour apprendre à devenir adulte. Et malgré l’apparence peu robuste du jeune à la crête blanche, il lui confirma rapidement qu’il n’échappait à cette règle lorsqu’il ouvrit la gueule de nouveau pour s’enquérir de choses qui ne le regardait pas au lieu de partir sans demander son reste.

— Vous êtes cannibales alors, là d’où vous venez ? C’est loin d’ici ?

Il manqua de s’esclaffer lorsque les mots atteignirent ses tympans, étonné par le cran du petit jeune  à lui poser une question aussi directe. Son ton était empreint de plaisanterie et se voulait décontracté, mais il percevait en tendant l’oreille les légers tremblements d’inconfort qui affaiblissaient la façade qu’il se construisait d’un être sûr de soi.
Justice se retourna avec des gestes lents et détachés, verrouillant à nouveau son regard dans les iris clairs de l’adolescent.
Ainsi, comme tant d’autres, il pensait d’un ton nonchalant et d’une manœuvre peu subtile pouvoir lui arracher des mots. Il n’était pas le premier de ces meutes à le fixer d’un air suspicieux à peine masqué, mais il était bien le seul à tenter de plaisanter pour extorquer des informations qu’il ne manquerait pas d’aller recracher auprès de sa famille. Comme cette étrange louve et son cahier dans lequel elle notait soigneusement les moindres détails dont pouvaient s’accaparer ses yeux laiteux.

Une pensée l’effleura à la manière d’une plume tombant sur la surface irisée de l’eau, tandis que son regard descendait lentement le long du corps du loup beige, fouillant sans gêne entre chaque poil pour en révéler les secrets.
Etait-il capable de plus ? Que se passerait-il, si le solitaire fondait réellement sur lui et le menaçait de ses crocs et de ses griffes ? Se contenterait-il, là encore, de lever une timide patte contre son poitrail ?

Une partie de lui voulait tester les limites du jeune loup, se demandant ce que les apprentis des meutes locales avaient réellement dans le ventre. Pourtant, pourtant… Tu n’es pas venu ici pour cela, Justice.
Et un seul regard un peu plus appuyé vers le visage innocent et plein d’espoir suffisait à apaiser ses ardeurs. Et lui qui se targuait d’être si différent d’eux, si étranger au monde qu’il avait quitté, ne comprenait pas toujours la violence des pulsions qui envahissaient occasionnellement son encéphale et ses muscles.

Justice se mit à marcher, faisant de nouveau quelques pas silencieux vers l’autre loup sans le lâcher des yeux. Le petit avait réellement pris au premier degré ses premières paroles. C’était plutôt amusant, alors, qu’il ne semble pas s’en effaroucher plus que cela. Il était également possible qu’il n’y croit pas une seconde et ne se soit emparé de cette donnée que dans l’unique but d’engager une conversation.
Dans ce cas, le jeune loup n’avait pas idée du certain degré du vérité qu’il avait touché.

Il s’approcha jusqu’à ce que seuls quelques centimètres ne séparent leurs têtes, passant sur le côté droit du canidé beige, marquant une légère pause dans sa marche pour laisser entendre quelques mots.

— C’est très loin.

Il reprit sa foulée, d’un pas lent et mesuré, dépassant l’arrière train de son éphémère compagnon, continuant de parcourir le ruisseau à contre-courant. Les yeux de nouveau rivés sur les mouvements fluides de l’eau et ses poissons, il marqua encore une pause. Un sourire asymétrique remonta l’une de ses deux babines sur un croc effilé.

— On ne mange que les plus bavards.

D’un geste vif et maintes fois répété, Justice leva l’une de ses pattes antérieures dans les airs avant de l’abattre souplement contre les galets dans une gerbe d’eau claire.
Cette fois-ci, un petit poisson se débattait sur place, retenu par la griffe argentée et affûtée qui l’avait empalé. L’être aquatique ne devait pas réellement comprendre, en cet instant même, pourquoi il ne pouvait plus filer de l’avant comme tous ses congénères autour de lui. Et Justice, avec une satisfaction mêlée d’une certaine fascination, l’observait patiemment se tortiller en diffusant un long filin rouge emporté en sens inverse par le courant.

Il y avait quelque chose de fascinant chez ce solitaire peu loquace. Un un corps fin, une musculature pourtant nettement développée, une aisance de mouvement qui laissait suggérer une grande agilité. Nul doute pour l'adolescent que ce loup là aurait pu être un assassin froid et efficace. Était-ce pour cela qu'il se sentait hypnotisé ? A l'instar d'une proie partagée entre l'adrénaline d'être face à un tueur calculateur et entre la parfaite connaissance du fait d'être un moucheron face à elle. Horus restait donc figé à étudier le solitaire. Au moindre geste suspect il détalerait comme un lapereau effarouché, et se ramasserait probablement contre une racine ou un caillou, vu sa maladresse n'ayant d'égal que sa bonne humeur habituelle. Et puis si l'autre était taillé ainsi, il l'attraperait avant même qu'il ne puisse appeler à l'aide. Il valait donc mieux le garder en visuel et en apprendre un maximum sur lui, jusqu'à ce qu'il s'en aille, de préférence sans l'étriper. Par ailleurs, ils étaient proches de la frontière et, il l'espérait, à porter d'oreille de la tour de garde. Cette donnée lui redonna un brin de confiance, et son regard pétilla d'un intérêt nouveau en voyant le paria pêcher. Il savait pêcher ? Ah. Non. L'autre se retourna vers lui d'une lenteur maîtrisée, et relativement inquiétante. Le regard vert clair du jeune Etelkru s'ancra aux prunelles sombre cerclé de feu de l'autre. Même son regard avait quelque chose de magnétique.

Horus déglutit en se sentant ainsi mis à nu par ces yeux aiguisés. En même temps, il avait fait pareil, même si son manque d’expérience de la vie ne lui avait apporté d'autres adjectifs que leste et dangereux. Instinctivement, le beige recula sa tête vers l'arrière, tirant sur les muscles de sa nuque, lorsque l'autre revint vers lui avec assurance. Clairement, il ne craignait pas de croiser un Etelkru. En même temps... L'apprenti Croque-mort n'était pas exactement le genre moyen des Etelkrus. Sa peur des solitaires n'apportaient aucun amalgame dans son esprit encore jeune et malléable. Il n'en avait vu qu'une de vraiment méchante après tout. Et son oncle avait été un paria de la meute aussi avant que celle là ne le tue. La plupart des adultes ne pensaient pas ainsi, probablement parce qu'il oubliait beaucoup d’événements ne l'ayant pas directement concernés. Là dessus, il avait été relativement privilégié dans le sens où n'étant Bouclier ou Epée, il n'avait pas a être absolument au courant de toutes les horreurs commises contre leur meute. En résultait un jeune loup bien trop innocent pour son âge, et à la chaleur communicative, là où ses pairs devenaient froids, sombres et quelque peu désespérés. Il n'en restait pas moins méfiant -on ne parle pas aux inconnus disait Maman. Quelle belle preuve d'obéissance... Automatiquement, le menton du jeune mâle se redressa un peu alors qu'il s'efforçait de gagner en distance entre l'autre et lui, sans bouger de sa place.

Horus tordit quelques peu son cou pour suivre le mouvement du solitaire et surtout, ne pas le quitter des yeux. Il ne serait pas celui qui baisserait le regard en premier, même si c'était un jeu bien idiot auquel il n'avait de réel adversaire, puisque le noir le dépassa pour continuer de scruter l'eau claire du ruisseau.

« Vous devez pas avoir l'estomac plein souvent... »

Rétorqua le jeune loup, un peu vexé de n'avoir pu démontrer qu'il en avait quand même un peu du courage quand il s'agissait de fixer droit dans les yeux. Réaction tout a fait enfantine faisant suite à une montée de stress dans ses pattes. Déjà qu'il faisait l'effort de se montrer téméraire -un peu-, l'autre aurait pu suivre quoi. Il se sentait comme une plante verte dont l'autre avait cessé de s'occuper pour revenir à une activité plus mouvementée et utile : la pêche. Horus se retourna sur place pour analyser les gestes précis du solitaire. Curieux de voir comme il attraperait de si petits poissons entre ses grands crocs d'adultes. Ils allaient à coup sûr lui chatouiller la langue ! Mais surprise, il se servit de ses étranges griffes de métal comme hameçon pour percuter le corps freluquet d'une friture. C'était plutôt ingénieux. Pas autant que les machinations de son oncle cependant, qui permettait d'attraper des vrais repas... Le regard pâle de l'adolescent vit un va et vient entre le museau satisfait du solitaire et la minuscule proie qui se débattait en frétillant, avec de moins en moins de force alors qu'une ligne rouge s'échappait vers l'aval. C'était une forme de torture qui arracha un frisson à l'Etelkru. Ce n'était pas nécessaire. Finalement, l'autre était quand même une espèce de brute. Horus fronça le museau, mécontent.

« Les pièges de mon oncle les attrapent plus rapidement et sans douleur, au moins. »

Lâcha t-il les oreilles et la queue fièrement relevées. Un regain d'énergie et de bravoure face à cette injustice. Le poisson n'avait rien demandé, tout de même !

Justice pouvait pratiquement sentir le regard clair du jeune loup s’agripper et le suivre comme un aimant, observant le moindre de ses faits et gestes.
Il fit une remarque sur la fréquence de ses repas qui lui hérissa légèrement l'échine. Certes, le jeune loup de clan ne devait pas connaître la lutte quotidienne à laquelle il fallait faire face quand aucune meute n'était là pour remplir les stocks continuellement en leur constituant de confortables réserves. Le beige n'avait probablement jamais eu à se lever par lui-même aux aurores pour partir silencieusement dans la quiétude de l'aube, espérant y débusquer le gibier nocturne qui commençait à s'engourdir de sommeil. Justice n'y connaissait pas grand-chose en chasse, mais la force de l'habitude et l'obligation de devoir s'y contraindre par lui-même pour sa survie de longues années durant lui avait permis de se débrouiller avec certains rudiments. Il trouvait toujours cela étrange, quand son esprit s'attardait dessus, de réaliser que la chasse n'avait jamais réussi à s'inscrire comme un domaine de prédilection malgré son assiduité à la pratiquer.
Il avait beau s'échiner, il demeurait un charognard pour la plupart de ses repas.
Un peu comme les loups de clan qui piochait paresseusement dans les réserves, en fait.

D'un geste du poignet, il sortit de l'eau le poisson qui se tordait toujours dans sa lutte vaine pour recouvrer sa liberté et l'engloutit d'un claquement de mâchoires. Un bien maigre repas effectivement. Mais de quoi satisfaire temporairement les grondements de son estomac affamé. Il se lécha rapidement les babines, ses oreilles se tournant vers l'arrière lorsqu'à nouveau la voix de l'autre se fit entendre.

— Les pièges de mon oncle les attrapent plus rapidement et sans douleur, au moins.

Justice se retourna de nouveau pour le fixer d'un air interloqué. Il ne parvenait pas réellement à saisir les implications que soulevaient cet adolescent avec son air indigné et vaguement effarouché. De même qu'il nota avec étonnement la queue que dressait fièrement le jeune face à lui désormais.
Le grand mâle noir eut bien du mal à comprendre d'où lui venait ce soudain élan d'affirmation. Il avait beau tourner et retourner les mots dans son esprit, le seul sens qu'il parvenait à en tirer lui paraissait... Absurde.
Le jeune était-il en train d'insinuer que l'acte infligé à sa proie était... injuste, peut-être ? Peut-être cherchait-il à renier sa nature de prédateur qui devait parfois mutiler à coups sauvages pour survivre ?
Savait-il au moins ce qu'étaient réellement la douleur et la torture ?

Justice pouvait sentir perplexité et agacement embrumer son esprit, et il fit un pas en avant d'un air sensiblement plus tendu et menaçant que précédemment. Avait-il été trop laxiste pour que l'enfant empiète sur ses libertés et se sente suffisamment effronté pour juger ses actions ?
Encore un pas le rapprochant du jeune beige, ses yeux froids fixés sur lui sans pour autant trahir d'émotions.
Il sonda son regard clair à la recherche de la confrontation qu'il souhaitait provoquer, prêt à lui montrer qu'il ne fallait pas être trop prompt à dépasser certaines limites.

Mais une fois encore, il ne put y voir que le reflet immaculé d'innocence d'un simple adolescent qui testait ses propres limites mais n'était pas souillé par le vice.
La tension quitta à nouveau son corps, se dissipant dans l'eau froide à ses pattes aussi rapidement qu'elle n'était venue se saisir de ses muscles, le sang se mit à battre moins fort à ses tympans. Seule une petite foulée le séparait du jeune désormais. Il réalisa avec un frisson à quel point il était proche à nouveau. Si proche qu'il aurait suffit qu'il tende la patte pour écorcher les traits juvéniles de l'insolent.
Au lieu de ça, c'est à nouveau un sourire un peu étrange qui vint soulever ses babines, révélant les pointes de ses canines. Il continua à le fixer avec un intérêt tout renouvelé, une flamme brûlant au fond de son regard en se remémorant les quelques mots du loup de clan. Il inclina la tête sur le côté et sa queue se mit à se balancer doucement de droite à gauche avec détachement.

Il leva un instant le museau vers le ciel, feignant de se perdre dans ses pensées et de réfléchir à ce qu'il allait bien pouvoir dire.

— Très intéressant.

Ses paroles flottèrent dans l'air quelques secondes, ponctuées par le son de ses pas contournant à nouveau le loup beige pour rejoindre la berge à son tour, se plaçant cette fois sur le chemin étroit que son compagnon du jour avait emprunté pour atteindre le ruisseau. Et il s'assit, pratiquement au milieu du passage, bloquant plus ou moins sa retraite vers son bercail sécuritaire. Il avait eu l'occasion de rentrer chez lui, mais il s'était montré curieux, il s'était montré courageux.
Il ne verrait donc aucune objection à tenir compagnie au solitaire un peu plus longtemps.

— J'imagine donc que tu peux me montrer ces pièges, n'est-ce pas ?

Nouveau sourire déformant sa joue barrée d'une cicatrice.

L'autre se retourna trop vivement. Horus aurait dû partir, il aurait dû fuir et rentrer chez lui, plutôt que d'arguer avec un inconnu potentiellement dangereux. Malgré la peur qui tenaillait son ventre, il voulait faire face, il voulait être brave, quitte à en devenir trop téméraire. Il n'abandonnerait pas la face devant un solitaire, il en allait du peu d'honneur qu'il lui restait. Cela rendrait son père fier, assurément. Il ne l'avait que trop déçu jusqu'ici. L'adolescent beige déglutit, oreilles en arrières. Heureusement, le loup sombre n'avança pas plus, mais ne cessa de le fixer. Intimidé, le regard pâle de l'Etelkru glissa vers les pattes pourvues de griffes métalliques et s'y arrêta. Elle était jolies ces griffes, faite a priori dans un argent brillant, ouvragées. Une arme létale à l'allure si décorative. N'était-ce pas ironique ? Un silence flotta entre eux et lentement, les prunelles vert d'eau du jeune mâle vinrent rencontrer une nouvelle fois celles, sombres cerclées de feu, de son interlocuteur. Il fût frappé par la proximité de ce museau, de ce sourire moqueur. Avait-il encore avancé ?! Il n'avait pas été attentif. Le beige recula d'un pas comme pour se protéger. Il savait à quel point c'était inutile, d'un bond, l'autre serait sur lui. D'un bond il le toucherait. D'un bond il le déchiquetterait de ses belles griffes.

Un frisson couru le long de son épine dorsale alors qu'il ne parvenait à se défaire des orbes bicolores de son prédateur. Une étincelle nouvelle y brillait, comme si une idée venait d'effleurer le cerveau du loup au pelage presque noir. Horus fronça le museau, frondeur. Parce qu'il n'était pas encore mort et que l'autre n'avait pas expliciter de volonté à lui ôter la vie, il estima que cela n'arriverait pas. La femelle à la coiffe de plumes écarlate, autrefois, avait clairement donner son intention de la sacrifier à ses dieux païens, elle... Devait-il donc considérer ce solitaire comme un non-meurtrier de sang froid ? Donc un potentiel camarade ? Parce que bien sûr, un non-ennemi devenait de fait, un ami. Si Geb entendait ce qui se disait dans les méandres de l'esprit juvénile de son dernier fils, il en ferait une syncop. Horus avait toujours été doux, jovial et enthousiaste. De plus, son mentorat au cimetière le faisait côtoyer beaucoup de Nakhu et, à force, la mentalité Etelkru s'était peu à peu fondue dans celle, bien plus tolérante et chaleureuse des fils de la Corneille. Il restait évidemment, fidèle à son clan mais dans la mesure où ce solitaire n'avait encore rien fait d'illégal, il ne voyait pas de raison de le détester d'emblée. Bon, il était un peu, beaucoup, carrément effrayant... L'adolescent était donc prêt à braver le danger pour faire preuve de son courage et de sa loyauté aux Etelkrus.

Le solitaire pencha la tête comme un enfant curieux, et son langage corporel indiquèrent au beige que l'apaisement était désormais de mise. Ses épaules se relâchèrent et il soupira, soulagé de n'avoir été mordu encore. Il vit l'autre observer le ciel et en bon innocent, ses yeux verts suivirent le mouvement. Jusqu'à ce que ses oreilles tiquent sur la voix du mâle. Il l'observa à nouveau, dans l'expectative d'une suite, et inconsciemment son souffle se suspendit. Horus restait partagé entre l’angoisse étouffante et la confiance relative qu'on pouvait ressentir face à un inconnu à l'humeur versatile. Il avait envie de ne pas le voir comme un tueur, hors tout chez lui faisait écho d'un loup taillé pour la discrétion et l'assassinat. Et si, plutôt que d'être un pauvre solitaire esseulé, il était un espion ou un tueur à gage d'une autre tribu venu qu'enquérir de la vie sur leur territoire ? Et s'il s'agissait d'un Lazuli, un Pirate ou d'un loup de bien plus loin ? Quel crédit pouvait-il donner à ses paroles en fin de compte ? Voilà qu'enfin son cerveau se mettait en marche, son imagination débordante ajoutant des détails à ce complot rocambolesque mais non dénué de cohérence. Devait-il donc se méfier de ce loup ? Il possédait le magnétisme d'un prédateur. L'attrait de celui qui pourrait vous faire du mal mais ne le fait pas. Pour l’instant.

Horus ouvrit la gueule pour poser une question mais l'autre le devança en bougeant. En s'approchant. Le jeune mâle inspira brutalement, se rendant compte de l’implosion imminente de ses poumons, et son regard de jade pâle suivi le mouvement souple du protagoniste sombre. L'apprenti Croquemort tourna sur lui même tandis que l'autre le contournait, afin de ne jamais lui montrer le dos et garder un visuel sur lui. Lui qui s'assit, là, sur le chemin, comme un douanier attendant qu'on vienne payer tribu pour son passage. Ou comme le troll dans l'une des histoires qu'il avait lu, enfant. Interdit, le beige plissa les yeux, cherchant à deviner les intentions bien floues de cet énergumène jouant au méchant, mais qui, jusqu'à présent, se montrait plus railleur qu'agressif. Le dernier sourire du solitaire mit fin aux élucubrations mentales du jeune mâle a la crête blanche qui décida que s'il l'autre voulait voir les pièges de Ptah, alors définitivement il ne lui ferait pas de mal, au moins tant qu'il n'y serait pas guidé... l'Etelkru souffla par la truffe et avança donc vers le solitaire, la mine revêche et le regard étincelant : il restait un enfant dans l'âme.

« Il me faudra ton nom pour la facture. Guide touristique c'est pas sans risques. »

Une nouvelle vanne pour tâter le terrain, pour déterminer si oui ou non, ce loup serait un allié, et surtout pour s'auto-encourager. L'humour rendait plus brave. Enfin, ça fonctionnait pour lui au moins. Même si son coeur battait la chamade à chaque pas qui le rapprochait de cet individu. Même si sa confiance en lui s'effritait à chaque centimètre gagné vers lui. Même si finalement, il n'était pas certain de vouloir continuer sa petite rébellion d'adolescent en quête de reconnaissance. Même si maintenant qu'il se retrouvait truffe à truffe avec ce mâle qui pouvait signer son arrêt de mort en une seconde, il avait juste envie de s'enfuir en courant. Même si ses pattes menaçaient de défaillir. Même si son souffle se bloqua dans sa cage thoracique encore une fois. Même si soudain, il se rendit compte de l'idiotie monumentale qu'il était en train de commettre... Pitié ne me tue pas. Pitié ne me tue pas. Pitié ne me tue pas.

Il était assez intriguant d'assister au manège incessant qui semblait tourner dans l'esprit du jeune loup de clan, pris entre curiosité et effroi. Dans ses yeux pâles s'enchevêtraient un certain nombre d'émotions différentes, et il n'avait visiblement toujours pas décidé pleinement l'attitude qu'il était censé adopter.
Là-dessus, Justice le rejoignait. Il avait toujours connu une communication brute et directe, suivi des lignes claires et des ordres droits. De là où il venait, le doute avait peu de place et seule la réactivité comptait pour tirer sa propre peau. On n'allouait que très rarement de la clémence à un être ayant fauté. Il s'agissait seulement de s'affirmer aux yeux des autres pour se tailler une place dans une masse impitoyable.

A l'inverse, l'attitude de la faune locale était ambiguë. Même lorsqu'il y avait une preuve d'agressivité, il s'était bien vite rendu compte qu'il s'agissait surtout d'une défense toute relative et motivée par un sentiment de protection. Ces loups aimaient leurs meutes. Et ces loups avaient une famille. Une véritable famille qu'ils côtoyaient tous les jours et qu'ils appréciaient.
Justice avait apprécié sa famille. Du peu qu'il en connaissait, du moins. Mais il n'avait jamais revu ses sœurs. Il ne se connaissait pas de père. Quant à sa mère...
Justice cligna des yeux pour chasser la divagation de ses pensées et s’arrimer dans le monde présent, loin de ses cauchemars d'adolescent. Reportant son attention sur le mâle beige qui faisait quelques pas hésitants dans sa direction. Justice pointa ses oreilles droites en sa direction, immobile, ne trahissant pas la foule de pensées curieuses qui se pressait dans son esprit. Même confronté à l'indécision il savait garder une neutralité impassible le temps de trier les informations dont il avait besoin. Question de survie. Alors même s'il ne savait toujours pas réellement comment se comporter face à ces étranges énergumènes et leur variété déstabilisante, même s'il était confus par leurs attitudes en demi-teinte, il observait. Il apprenait. Et il finirait par comprendre et s'adapter.

Téméraire malgré la fragilité de sa bravoure et l'instabilité tangible de ses pas, le jeune continua de s'approcher jusqu'à se retrouver tout proche du solitaire.
Face à la plupart des autres loups Justice se serait imperceptiblement tendu pour rester sur ses gardes en permanence, prêt à réagir au moindre changement d'humeur, mais il avait bien du mal à percevoir chez le jeune mâle autre chose que de la pure curiosité mêlée à une innocence enfantine -et ce malgré tout ce qu'il avait probablement pu entendre de la part de sa meute et de ses parents.
Alors Justice n'avait pas réellement le choix. Pour une fois, il serait bien obligé de se détendre.
Et il pourrait continuer de tester diverses attitudes sur cet être malléable et influençable, ne pouvant nier le léger amusement qu'il en tirait.

— Il me faudra ton nom pour la facture. Guide touristique c'est pas sans risques.

Justice ne comprit pas réellement le sens de la moitié des mots de la phrase, mais il en comprit l'essentiel.
Ce jeune, qui semblait de nouveau au bord de la syncope à présent qu'il s'était de lui-même placé à portée de crocs, lui demandait son nom.
Il fronça légèrement les sourcils et une ombre passa sur son visage. Ce n'était pas prévu. Jusque-là, il avait navigué sur ces terres sans jamais donner son nom à personne. Il en avait presque oublié les nombreuses questions qui le torturaient à ce sujet, car elles avaient fini par être remplacées par d'autres interrogations. Il n'était qu'une ombre qui circulait sur les terres, anonyme et sans réelle histoire.
Mais lui, il voulait savoir. Et pour quoi, au juste ? Son nom ne lui serait d'aucun usage. Son nom n'en était même pas un. Son nom n'était qu'un concept qu'il avait préféré laisser dans la poussière jusqu'à ce jour. Il serra les mâchoires, quelque peu pris de court et sans réelle solution. Il observa de nouveau le gamin, plus intensément encore, tentant de percer ses intentions. Il n'allait peut-être pas courir à ses parents pour raconter qu'il venait de passer l'après-midi avec un solitaire vaguement menaçant, en revanche il n'avait aucune garantie de ce qu'il ferait face à des inconnus en portant le lourd bagage qu'était une part de son identité. Ce loup semblait prompt à parler, ce loup n'était pas vraiment fiable, et on pouvait facilement tromper la barrière de sa méfiance.

Que se passerait-il s'il croisait la route d'un autre porteur des griffes d'argent ?

Il en était hors de question.

— Mon nom importe peu, petit.

Son rythme cardiaque s'était légèrement accéléré, troublé, et ses oreilles s'agitèrent légèrement, plus sensibles aux sons qui l'entourait.
Comme à l'affût d'une présence qui rôdait et pouvait à tout instant se matérialiser.

— Et il ne te sera d'aucune utilité.

Son ton se fit légèrement plus sévère et froid, insistant et découpant les syllabes des deux derniers mots avec le tranchant d'un métal acéré. Il ne cacha pas le soupçon de ses yeux et de ses paroles, ses babines frémissant faiblement en guise d'avertissement.

Il refusait d'être catalogué au sein de son clan.
Il refusait de donner les premiers éléments qui pouvaient mener si subitement à sa perte.

La déception passa dans le regard clair du jeune loup, parce que sa tentative de faire sourire l'autre mâle tomba complètement à plat. Au contraire, il vit une tension crisper sa mâchoire et son air se renfrogner. Visiblement, sympathiser n'était pas dans ses intentions, ni se laisser aller à la plaisanterie facile. Cela dit, Horus n'était toujours pas éventré en travers du ruisseau, alors même que le Solitaire semblait mécontent de son approche. Dansant d'une patte sur l'autre, le beige baissa le museau, rentra la tête dans les épaules comme si son père venait de l'enguirlander à haute voix et recula de quelques pas pour récupérer un sentiment de presque-sécurité. L'attitude du loup aux griffes d'argent retourna vers la méfiance et la tension. L'Etelkru soupira alors que l'autre insistait sur la non utilité de connaître son nom. Ça semblait bien difficile de le dérider celui-là. Et c'est peut-être pour ça que l'apprenti Croquemort décida définitivement que sa mission du jour serait d'aider ce gars-là à se détendre un peu, et si possible à sourire franchement. Puisqu'il était du genre inquiet passif-agressif, il ne fallait pas le brusquer en posant des questions, ou alors il lui faudrait bien peser ses mots. Le jeune loup était peu être trop confiant, ou trop naïf, mais il savait à peu près décrypter ses congénères, du moins assez pour se lancer dans une croisade de la joie. Et clairement, ce noiraud là en avait besoin.

« C'était pour être sympa. Moi c'est Horus. »

Ce dernier offrit un sourire franc mais timide en se redressant, pour se tenir un peu plus fièrement, et pas ressembler à un gamin effrayé comme il savait en être un.

« Jpeux t'emmener, mais faudra être discret et faire un détour. Les miens n'aiment pas les loups comme toi... »

Horus inspira et contourna doucement le solitaire pour prendre le chemin à l'envers et le guider vers les pièges à poissons de Ptah, sur la rivière qui bordait la savane et servait donc de frontière avec le territoire de son clan. Il faudrait traverser un bon pan de montagne également, mais la piqûre d’adrénaline à la rencontre de mâle aux prunelles bicolores avait effacé toute fatigue chez lui et il connaissait à peu prêt la route, même s'il à vrai dire il ne l'avait jamais emprunté de ce côté là de la limite... Mais bon, en suivant la ligne imaginaire Etelkru, ils devraient trouver non ?

« J'espère que t'aime vraiment le poisson, parce que la route sera un peu longue, loup-au-nom-inutile. »

Bien qu'il ne pensait plus être pris pour cible par l'inconnu, l'adolescent n'était pas rassuré de devoir le frôler pour le dépasser et encore moins de lui tourner le dos. Aussi tourna t-il rapidement le museau vers le paria pour surveiller un minimum ses gestes. Il s'arrêta non loin, pour attendre, au cas où il aurait changé d'avis et ne voulait plus partir en promenade. Le beige aux yeux vert d'eau était de bonne foi, il l'était toujours, mais peut-être que le mâle aux griffes meurtrières ne souhaitait pas le supporter plus longtemps et reprendrait tranquillement sa vie vers l'autre bord de la montagne. Ce qui soulagerait énormément l'Etelkru, il l'avouait volontiers. Et en même temps... Il passerait à côté d'une occasion en or de découvrir un mode de vie totalement différent du sien et dont on racontait tant de choses plus ou moins vraisemblables... Ce solitaire n'avait pas l'air d'être aussi fou et sanguinaire que celle avec la coiffe de plume. Il était bien plus sombre et impassible, déjà. Plus taciturne aussi. Sans doute plus... Triste ? Avait-il peur de se lier aux autres ? Ou n'était-il qu'un misanthrope de plus ? Horus était un soleil, il portait son nom à merveille. Son but ultime avait toujours été d'illuminer la journée des autres, et si possible, apporter réconfort et chaleur à tous. Même aux défunts qui voyageaient une dernière fois vers un repos éternel, c'était pour ça qu'il était devenu l'apprenti de Clou, pour ça qu'il préférait faire confiance à ceux de son espèce peu importait leur horizon, à moins d'une preuve de leur méchanceté.
Geb serait effaré s'il savait ô combien son dernier fils manquait de bon sens et d'instinct de survie.

L'air dépité qui s'empara du jeune loup ne fit pas frémir Justice.
D'aucuns auraient pu se sentir émus et désolés à l'idée d'avoir blessé l'enthousiasme d'un adolescent, mais Justice tenait sa liberté et sa sécurité bien plus à cœur que les émotions friables du loup beige. D'autant plus que l'empathie était chose qu'on lui avait appris à renier. Non pas qu'il ait totalement réussi -autrement il serait probablement en train de côtoyer ses anciens camarades dans les ténèbres cendrées de leur volcan endormi. En revanche cela limitait la prise de pitié qu'il pouvait avoir pour ce jeune bien portant et aimé dont les yeux clairs baignaient de lumière, là où lui à son âge avait déjà sombré bien bas.
Si se voir repoussé était la seule violence qu'il connaissait, il pouvait s'estimer être un loup heureux.
C'est donc avec une froide neutralité qu'il l'observa piaffer en reculant, un peu penaud de son approche avortée là où il s'était senti si confiant quelques minutes auparavant. Patiemment, il attendit sans un geste que le jeune clanique se remette d'aplomb -ce qui ne tarderait probablement pas, car il semblait toujours prompt à revenir à la charge. Pas facile de s'en débarrasser.

Ou peut-être ne cherchait-il pas complètement à s'en débarrasser, s'il était tout à fait honnête avec lui-même. Et ce malgré le potentiel d'agacement probable contenu dans ce cet être bavard.

— C'était pour être sympa. Moi c'est Horus.

Horus.
Le nom sonnait étrange à ses oreilles, exotique, et clairement différent de tout ce qu'il avait connu. Quelques souvenirs brouillés d'une de ses premières rencontres sur ces terres vinrent l'effleurer, mais il ne parvint pas à les saisir. Ils paraissaient terriblement lointains et inaccessibles. Il était bien possible que ce soit là le premier nom qu'il ait glané sur ces terres. Le jeune l'avait d'ailleurs fourni avec une facilité qui lui paraissait déconcertante -sans même qu'il ne lui demande ; ce qu'il n'aurait pas fait, de toute manière. Il se heurtait là encore à une différence notable des mœurs, à laquelle il devrait apprendre à faire face. Les locaux ne semblaient pas garder précieusement les morceaux de leur identité pour eux-même, n'avaient visiblement pas peur que l'on puisse s'en servir contre eux.
Ils semblaient y voir un lien affectif. Il eut presque un sourire moqueur à cette remarque tant cela lui paraissait incongru. Les prénoms qu'il avait toujours connu et celui dont il était marqué ne semblaient pas obéir à un quelconque affect - si ce n'est pour ceux qui étaient censés provoquer la peur. Ils étaient plus proches d'une fonction et d'un rôle à remplir, bien qu'il n'ait pour le moment trouvé aucune logique à certains de leurs patronymes.
Il n'avait pas réussi à imaginer à quoi pouvaient ressembler les noms donnés à des lieues de chez lui. Maintenant qu'il s'y retrouvait confronté, il ne trouvait aucun élément de réponse supplémentaire à ses propres questionnements.

Mais le jeune interrompit ses divagations, et son regard qui avait lentement dérivé vers le ciel pour suivre le fil de ses pensées retourna s'ancrer vers les iris pâles d'Horus dont l'humeur semblait de nouveau ragaillardie.
Ils partaient en promenade, donc. A vrai dire, Justice était tout à fait surpris et légèrement abasourdi que le jeune loup de clan ait accepté sans la moindre hésitation de le mener vers une source de nourriture facile qui appartenait à sa meute, hostile aux êtres en son genre. Il avait surtout feint son intérêt pour les dits pièges pour le provoquer et le pousser dans ses retranchements, toujours un peu plus, et voir ce qu'il avait en réserve comme stratégie d'évitement.
Au lieu de ça, il avait semblé tout à fait satisfait de sa curiosité déplacée et s'était empressé de vouloir le conduire. Peut-être même était-il un peu trop enthousiaste.
Il était habituellement très apte à analyser ses comparses et leurs intentions, mais il n'était jamais à l'abri d'un manipulateur particulièrement doué. Derrière ce clanique un peu niais et enjoué à l'idée de l'emmener pratiquement au cœur de ses terres se cachait peut-être un esprit bien plus aiguisé dont les talents de comédien s'étaient enclenchés si tôt qu'il n'en aurait pu les flairer. Pourtant, plus il l'observait, rasant les bordures rocailleuses du chemin pour le contourner sans passer trop près, moins il parvenait à faire coller cette image sur lui.
Peu importe dans quel sens il retournait l'idée, elle ne s'emboîtait pas sur ce loup timide qui tenait à toujours le garder dans son champ de vision.

— J'espère que t'aimes vraiment le poisson, parce que la route sera un peu longue, loup-au-nom-inutile.

Le crêté l'attendait un peu plus haut sur le chemin, le fixant sans l'ombre d'un leurre vicieux dans le regard.
Avec un grondement vaguement exaspéré, Justice se leva lentement, s'ébrouant avant de se mettre en marche à pas mesurés.
Finalement, les intentions réelles du jeune Horus importaient peu. Il garderait un œil vigilant sur lui, tout comme le clanique le faisait par prudence -avec le peu qu'il lui restait. A la moindre attitude suspecte, Justice aurait facilement le dessus sur lui. En attendant, il en profiterait pour s'approcher au plus près des territoires hostiles dans une sécurité relative, saisissant la rare occasion qu'il avait de pouvoir analyser aux peignes fins l'une des frontière de leur territoire. Et si Horus tentait de l'emmener au plus près d'une patrouille pour tenter une embuscade, et bien... Il savait se servir de tous ses sens pour flairer le danger, même si le jeune n'en avait peut-être pas conscience et espérait faire de lui une proie facile.

Mais Justice avait pour ambition de ne plus jamais être la proie. Seulement le prédateur.

Les deux loups se mirent en route, le beige en tête tandis que le solitaire restait quelques foulées derrière, à l'affût bien que plutôt détendu. Une part de lui avait envie de faire confiance à la sincérité des bonnes intentions du jeune adolescent, ne pouvant s'empêcher de se dire que s'il se faisait surprendre par l'un de ses compatriotes ou qu'ils l'apprenaient par la suite, il serait probablement dans de graves ennuis. Mais pas assez graves pour que cela ne semble l'effrayer outre-mesure.
Étant pour une fois le premier à briser le silence qui s'était instauré le temps de démarrer leur route, Justice s'adressa au jeune loup avec un peu plus de légèreté dans ses paroles tandis que ses yeux parcouraient chaque rocher qu'ils passaient, chaque buisson, chaque signe notable le long du chemin.

— Si tu tiens réellement à me donner un nom, une louve de tes terres a décidé de me baptiser "Ciel noir".

Cette rencontre avait été... spéciale. Mais cela plairait peut-être à Horus de pouvoir mettre un mot sur sa tête. Il ne parvenait pas à dire comment sonnait ce nom. Etait-il spécial ou banal ?
Il supposait qu'il le saurait bien assez tôt.

Le début du trajet se fit dans un silence plus apaisant. Seules les griffes crissaient parfois sur des roches au sol où contre une racine se trouvant en travers de la route empruntée. Celles du solitaire sombre cliquetaient bien plus facilement que les siennes, plus courtes et banales. L'apprenti Croquemort regarda un temps ses propres griffes, réalisant à quel point elles étaient grisées et limées par les dalles de marbre ou de pierre qu'il avait l'habitude de tailler ou de graver pour les sépultures du cimetière. Ce n'était pas avec ça qu'il pourrait un jour se défendre correctement... Heureusement ses crocs restaient encore fins et pointus, à mi-chemin entre ceux d'un louvard et d'un adulte. Viendrais bientôt la période où toutes ses dents seraient tombées au profit de plus épaisses et tranchantes. Il était proche de l'âge adulte, ses muscles commençaient a se développer en largeur plus qu'il ne grandissait encore. Enfin, il serait toujours loin d'égaler un corps aussi svelte et sculpté que celui-là. Les prunelles pâles du beige quittèrent ses pattes pour suivre la ligne dorsale et les courbes des épaules et du poitrail du noir, qu'il emmenait en promenade en dépit de tout ce qu'on lui avait apprit sur les solitaires... Lorsque la voix de son compagnon de balade brisa la sérénité tacite entre eux, les yeux d'Horus n'eurent pas trop à remonter pour s'ancrer aux orbes de nuit cerclés de feu.

Et comme cela faisait quelques secondes qu'il n'avait jeté un oeil devant lui, il trébucha lamentablement contre une branche en plein milieu. Retrouvant vite son équilibre, le jeune mâle Etelkru offrit un sourire à la fois malicieux et embêté au solitaire avant de reprendre l'avancé pour ne pas trop les retarder. Il se força à observer devant lui, ne jetant que de très rapide vérification vers l'autre. Il ne pouvait pas non plus lui offrir une confiance aveugle quand même... Surtout qu'il semblait assez bipolaire. Entre méfiance et sympathie. Les oreilles de l'adolescent pointèrent l'avant, alors qu'il se retrouvait à imaginer les raisons possibles pour qu'on propose un tel nom à un congénère. Il se demanda aussi qui elle pouvait être cette louve. Si elle était de ses terres, cela signifiait-il que le paria avait déjà rencontré une Etelkru ? Une qui ne l'aurait pas bouffé ? C'était assez étonnant... Les femelles de sa meute avait cette fâcheuse tendance à la brutalité avant la réflexion, sa soeur y compris... En même temps, vu tous les événements qui s'étaient enchaînés contre eux depuis ses plus tendres souvenirs, c'était compréhensible... Toutefois il était presque amusant de voir que les louves étaient plus virulentes que leurs homologues masculins. Ou alors parlait-il des ses terres en englobant généralement le continent puisqu'il disait venir d'ailleurs, très loin ?

« Ciel noir... Pourquoi ? Parce que tu ressemble à un orage menaçant ? Parce que tu apporte le mauvais temps ? »

Horus stoppa le mouvement pour regarder le noiraud. Il haussa un sourcil dans une moue mi suspicieuse mi amusée. Ciel noir c'était quand même bien étrange comme nomination. Il ne voyait pas qui chez eux aurait eu une idée aussi saugrenue...

« Ou parce que tu es grincheux comme un ciel plein de nuage sombre ? »

Le sourire jobard du jeune loup revint juste après et il repartit d'un bon pas, plutôt content d'arriver à apporter de la légèreté à cette conversation étrange. Peut-être que le solitaire n'avait pas de nom ? Ou peut-être était-il trop méfiant pour le divulguer. C'était un peu idiot, parce qu'un nom ne servait pas à grand chose sans une odeur ou l'image d'un museau. Ça pouvait certes aider à retrouver un loup vivant en groupe, mais dans le cas d'un solitaire vivant en marge de ses congénères, il y avait peu de chance pour qu'on puisse indiquer à qui que ce soit qu'untel vivait là-bas ou était en vadrouille aujourd’hui dans un coin ou un autre... Non ? Les esseulés avaient des manies bien incongrues pour un apprenti Etelkru vivant majoritairement en territoire Nakhu. Sans doute était-ce parce qu'il passait son temps à courir d'une frontière à l'autre pour rejoindre le cimetière qu'il avait une conscience moins aiguë de l'importance de la suspicion à l'égard d'inconnus ou qu'il ne parvenait à intégrer ce besoin pressant de marquer ses possessions tel que le territoire de la meute. Bien sûr il comprenait l'utilité des frontières, mais il ne parvenait pas à comprendre ce besoin vital d'empêcher quiconque de les franchir. Il n'y avait pas de famine nécessitant de compter le gibier chassé, ni de maladie épidémique qui pourrait s'étendre, ni aucune raison autre que la xénophobie grandissante des adultes de son clan.

Hors on ne pouvait pas toujours mettre tout le monde dans le même panier, pas vrai ?

Le jeune n'avait de cesse de se retourner dans sa direction sous l'œil dubitatif du mâle noir, qui observait son petit manège d'un air désintéressé. En entendant ses paroles sortir de sa gueule, le jeune Horus s'était une fois encore retourné, oreilles pointées, ne le lâchant pas des yeux. Justice haussa un sourcil, se demandant une fois de plus ce qui pouvait bien motiver le jeune crêté à rester focalisé sur lui.


À ne plus regarder dans la bonne direction, l'inévitable finit par se produire. Ne faisant plus attention au terrain qui se déroulait devant ses pattes, il s'emmêla gauchement les membres et manqua s'étaler complétement sur le sentier. Justice marqua une pause tandis que l'autre se redressait précipitamment, l'air amusé de sa propre maladresse. Le solitaire resta majoritairement interdit, oreilles droites, ses yeux froids le jugeant sans véritable expression bien qu'un rictus vaguement amusé se soit niché au creux de ses babines.
Mais sans se formaliser de ses pitreries, le beige filait de nouveau vers l'avant pour reprendre son avancée à la tête de leur escapade de fortune.

Justice leva les yeux au ciel en autorisant son sourire à s'agrandir à l'abri des regards, se remettant à son tour en marche d'une foulée ample et tranquille.

Après un petit temps de réflexion dans le silence, Horus s'enquit de nouveau à la suite de la conversation, incapable de rester bien longtemps dans la quiétude des sons de la montagne les entourant.


— Ciel noir... Pourquoi ? Parce que tu ressemble à un orage menaçant ? Parce que tu apporte le mauvais temps ?


Il haussa les épaules en regardant le sol, concentré sur l'aspect de la roche qui défilait sous leurs griffes.
Et faillit emboutir le loup aux yeux clairs qui s'était à nouveau planté en plein milieu du chemin pour le fixer en parlant.
Les babines de Justice tressautèrent et il ressentit le besoin impérieux de lui offrir un bref claquement de mâchoires à la base de la queue pour l'enjoindre à reprendre sa route et cesser de s'interrompre toutes les dix secondes, mais il se retint et n'eut de toute manière pas besoin de le faire étant donné qu'Horus repartait déjà en bondissant en ayant à peine fini la nouvelle phrase qu'il avait prononcé.

— Ou parce que tu es grincheux comme un ciel plein de nuage sombre ?

La queue de Justice s'agita avec humeur, passablement agacé malgré les sourires multiples que lui lançaient l'énergique adolescent.
Il patienta un peu plus longtemps que précédemment avant de lui emboîter le pas, anticipant déjà son prochain arrêt minute qui imposerait de nouveau une halte à leur progression.

Il répondit d'une voix grinçante, mâchoires crispées.

— Va savoir.

Eux aussi avaient bien leurs manies étranges, après tout, probablement en partie à cause de la diversité frappante des loups peuplant leurs terres.
Comme celle de forcément chercher un sens à un nom, n'est-ce pas, Justice?
Il secoua la tête lentement pour chasser cette pensée irritante et railleuse.

Peu d'humeur à reprendre la parole, Justice s'accommoda des sons de la nature, espérant que la voix claire de son camarade de route ne viendrait pas les briser de sitôt.
Pourtant, c'est un tout autre type de son qui vint perturber leur marche. Il y eut comme un faible son d'explosion, retentissant en échos à travers les parois rocheuses. Justice se tendit, oreilles pointées et prêt à l'action, guettant les petits rochers dégringolant de la falaise autour d'eux. L'éboulement cessa bientôt, ne se transformant pas en véritable avalanche de roches. A la place, il vit comme un nuage blanchâtre s'échapper vers le ciel, puis se tordre en de nombreuses volutes et revenir vers le sol, glissant lentement vers eux, serpentant le long des parois. Justice eut un léger mouvement de recul, mais la brume allait trop vite et passa sur le chemin, brouillant temporairement leur vision avant de continuer sa route, poussée par les vents. Le solitaire la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle se dissipe , malmenée par les courants qui soufflaient en-dehors du sentier, au-dessus des nombreux dénivelés abrupts.
Dans ses anciennes terres, il lui était déjà arrivé de voir des nuages de fumée et de vapeur trouver leur chemin hors du sol, s'élevant ensuite dans l'atmosphère, mais il y avait eu quelque chose de... différent avec celui-ci.
La façon rapide et éphémère avec laquelle il avait parcouru la zone, son aspect fluide et léger.
Son odeur.

Malgré lui, la substance l'avait enveloppé bien trop vite pour qu'il ne pense à retenir sa respiration et il avait inhalé une petite quantité de cet air sorti des tréfonds de la montagne aux soupçons de souffre qui lui laissa un goût peu agréable sur la langue.
Après quelques secondes à rester immobile en se léchant les babines pour tenter de le dissiper, Justice voulut repartir, levant une patte pour la reposer plus loin.

Mais il eut la sensation de traverser les airs avec une légèreté déconcertante qui lui donna l'impression de ne plus être contraint par les lois de la gravité.
Fusant avec une vitesse inhabituelle, sa patte percuta le sentier rocheux bien plus violemment que précédemment, ses griffes d'argent crissant sur le sol dans une petite gerbe d'étincelles. Le son lui fit subitement mal à la tête, et le monde autour de lui se sentait aussi léger que son corps, tournoyant légèrement et se détournant à ses yeux lorsqu'il tentait de se fixer sur un point de repère, volatile et insaisissable.

Justice crispa tous ses membres, tentant tant bien que mal de s'ancrer au sol qui avait lui aussi l'air de tanguer. Il devrait peut-être... S'asseoir...
Gueule entre-ouverte pour tenter de prendre de plus grandes respirations, Justice dansa lentement sur ses quatre pattes, se sentant tantôt fatigué et lourd comme du plomb, tantôt transporté de sensations qu'il n'aurait su convenablement décrire mais qui effaçaient tout le poids que son corps portait. En ces instants entrecoupés d'une nausée lancinante, il se serait senti capable d'accomplir n'importe quoi.

Il était incapable de comprendre ce qui lui arrivait, mais contrairement à ce réveil étrange qu'il avait vécu quelques semaines plus tôt et qui avait rongé sa conscience d'une sensation de perdition et de décalage assez similaire, son esprit ne tentait pas cette fois de se focaliser sur les raisons de son état pour en percer les mystères et reprendre le contrôle éveillé de lui-même.
Il profitait plutôt de l'impression de pouvoir transcender ses barrières habituelles, laissant flotter l'âme hors de la prison de chair et d'os, libre.

Perdant quelque peu ses notions d'équilibre, Justice oscilla d'une patte à l'autre, son regard flottant dans le vide mais s'accrochant au passage à la forme beige qu'il reconnut comme étant celle d'Horus.
Il se mordit fort le coin des lèvres pour tenter de retenir le sourire qui luttait pour fendre sa gueule. Un peu trop fort, peut-être, au vu du goût de sang qui vint se mêler à celui du souffre contre son palais.

Il prit conscience de son rythme cardiaque accéléré, le sentit résonner contre ses côtés, rapide et sauvage, bien plus fort que d'habitude. La parole lui chatouillait la langue, mais il ne savait pas réellement pourquoi, car il n'avait rien à dire.
Son corps semblait s'animer de volontés propres en plusieurs endroits, et lui tentait de suivre la cadence.

— Je... Je ne me sens pas...

La phrase s'avéra incomplète, difficile à boucler. Coupée par les halètements puissants qui vinrent saccader ses mots et lui firent oublier ce qu'il comptait exprimer en premier lieu.

Le solitaire n'était décidément pas très bavard et son humeur sembla s'assombrir à mesure qu'ils avançaient dans la montagne. Le jeune mâle était un peu embêté, il avait cru tout d'abord réussir à dérider le noiraud mais il paraissait plutôt qu'il l'avait agacé. Déçu, un peu, et inquiet, beaucoup, parce que le fait de ne pas parvenir à attendrir le solitaire le faisait marcher sur des chardons ardents quand à son avenir proche, Horus baissa le museau et fixa le chemin devant lui. Grincheux oui, ça lui allait bien à ce loup sombre aux iris bleu cerclés de feu. Le beige soupira, son attention divisée entre les bruits alentour que produiraient une patrouille de sa meute, puisque qu'ils frisaient la frontière, et l'attitude du potentiel assassin aux griffes trop longues et tranchantes pour les imaginer vierges de sang, il laissa le silence s'installer entre eux. L'absence de paroles le mettait plus mal à l'aise encore, il n'aimait pas le vide. Bien qu'il s'avoue aisément trop bavard, il était vite embarrassé quand au contraire aucun mots ne s'échangeaient. L'Apprenti Croquemort était un partisan du partage et du rire, aussi incongru que cela puisse paraître en raison de son statut de fossoyeur. Peut-être était-ce une façon de contrebalancer la quiétude d'un lieu si austère que le cimetière, qu'en dehors de son travail, il se trouvait être si enthousiaste et optimiste ? En faite, le silence menait à l'introspection, et le jeune aux yeux vert d'eau n'était pas trop enclin à s'épancher sur lui-même. Il préférait de loin écouter ses congénères.

Un bruit étrange de craquement, ou d'explosion légère attira son attention, et apparemment, celle du solitaire également. Le beige chercha d'où pouvait bien provenir cet écho semblable à un coup de tonnerre retentissant dans la roche. Quelques cailloux dégringolèrent autour d'eux et l'adolescent se tapit brusquement, a l'affût de pierres plus grosses qui auraient pu leur être davantage dangereuse. Mais rien ne vint. Rien d'autre qu'un chuintement, suivit d'une volute blanchâtre sortant d'une faille de la falaise prêt d'eux. Curieux et pas réfléchi du tout, l'Etelkru rapprocha sa truffe et inspira profondément ce nuage vaporeux qui se promena rapidement avant de se dissoudre dans l'air et disparaître. Cela ressemblait aux émanations sortant fréquemment de terres aux Plaies du Monde. L'odeur, toutefois, en était légèrement différente et lui piqua le nez, un peu comme les rares feux follets qu'on avait parfois la chance d'apercevoir sur l'île fantôme, au dessus de certaines stèles. Ce n'était pas juste de la vapeur, il y avait autre chose, mais son inexpérience l'empêcha d'identifier de quoi il s'agissait exactement. Son innocence aussi, ne l'avertie pas que renifler aussi amplement un nuage sortit de terre serait probablement une grosse erreur... Mais ne disait-on pas que les erreurs forgeaient la jeunesse ? Le picotement remonta le long des sinus du jeune crêté, puis il éternua instinctivement. Le bruit sec de cette réaction automatique résonna étrangement à ses propres oreilles qui soudain semblaient emplit de chatouillements.

Un rire rauque et grave qu'il ne reconnu pas comme le sien s'échappa de sa gorge et le fit se marrer plus encore. Riant de son rire qui n'était pas sien. Amusé de cette sensation étrange et nouvelle de voler au dessus du sol tellement il était léger. Il ne se rendit pas compte que sa vision fût biaisée et que la distance qui le séparait de l'autre loup était biiiiien moins longue que celle qu'il pensait devoir parcourir pour rejoindre Ciel Noir Grincheux. C'est donc assez brutalement qu'il percuta le poitrail du solitaire, tout en riant bêtement. Evidemment le choc le déséquilibra totalement et il roula sur le sol, à s'en tordre de rire. Il ne savait même pas pourquoi c'était si drôle, mais ça l'était ! La tête légère et le corps mou et étonnement souple, Horus se hissa vers son compagnon de route pour s'aider à se remettre debout, mais il ne fit que s'étaler davantage sur le noiraud et fourra sa truffe pour chuchoter directement dans sa grande oreille peu poilue : il le savait, parce que sa truffe ne le chatouillait pas !

« Ciel Grincheux, t'es tout... »

Noir ? Chaud ? Fort ? Mystérieux ? Stable ? Impressionnant ? Musclé ? Proche ? Doux ? Solide ? En tout cas tout plus que lui en cet instant qui ressemblait plus à du chewing-gum qui essayait maladroitement de se redresser.

« ...Intriguant ? Et tout... »

Drôle ? Inquiétant ? Puissant ? Dangereux ? Sombre ? D'innombrables autres synonymes lui caressèrent la langue en un tourbillon incessant alors qu'il cherchait ses mots sans en trouver un adéquat. Comme si tous collait et en même temps aucun. Comment pouvait-on être quelque chose, sans l'être non plus ? Un rire secouait les épaules du jeune mâle beige au point que des larmes vinrent flouer sa vision. Il en avait mal aux côtes, mais même ces crampes lui paraissaient hilarantes. Dans son état il ne pouvait bien sûr réaliser que l'autre n'était pas dans un état tellement plus glorieux que lui, par contre il se sentit soudain trop collé au solitaire et chercha à le chasser en le poussant de ses pattes avant, oubliant que c'était lui qui s’appuyait sur le noir. Sauf qu'il ne repoussa que du vide et que son esprit déjà se focalisait sur autre chose : les multiples cicatrices roses qui barraient le pelage du solitaire.

« C'est qui... qui... as fait ça ? »

Souffla Horus en collant une baffe sur la joue du solitaire, juste sur la cicatrice en croix sous son œil bleu et orange. Des bourdonnements vinrent assaillir ses oreilles, qu'il coucha contre son crâne devenu lui aussi dérangeant. Une douleur dans sa boite crânienne acheva son équilibre et le jeune s'affala lourdement au sol en ronchonnant, malhabile et incapable de coordonner ses mouvements, sa voix, ses pensées.

Un choc le déséquilibra assez drastiquement et il manqua d’aller épouser le sentier rocailleux.
Horus, qui semblait atteint de la même affliction que lui, venait de lui foncer dedans sans la moindre cérémonie. Ses pattes glissèrent sur le sol, dérapant dangereusement sur le granit, et malgré ses sensations anesthésiées son instinct de survie faisant le travail pour le maintenir debout.
Malheureusement, cela devenait compliqué quand un autre loup faisait de son mieux pour s’accrocher à lui en essayant de se relever -sans faire de véritable effort cependant, au vu du poids mort qu’il représentait. Les muscles qu’il ne maîtrisait plus totalement finirent par abandonner à leur tour et tous deux s’affalèrent en une pile sur le sol.
L’autre riait, riait fort et longuement en une mélopée accentuée, et son rire accentuait son mal de tête en lançant des piques douloureuses dans son crâne. Ses babines se retroussèrent faiblement, mais il ne parvint à faire sortir aucun son de sa gorge serrée. Il se sentait faible et à bout de souffle, incapable de se relever. Le monde flottait et tanguait sans la moindre logique.

Il ne comprit pas tout de suite qu’une truffe humide s’était collée dans son oreille et ne le réalisa que lorsqu’un souffle chaud lui chatouilla le duvet.
Un frisson désagréable le parcourut, la proximité écrasante du jeune beige affalé sur lui lui donnant envie de le mordre. Mais ses mâchoires claquaient trop faiblement dans les airs, presque inutiles -à vrai dire il arrivait à peine à sentir sa gueule, qui était envahie d’une multitude de fourmillements.
Au-dessus de lui, le beige marmonnait des mots sur lesquels il ne parvenait pas à se concentrer. Un mélange de syllabes et de mots qui ne faisait aucun sens agressait ses oreilles, et l’autre se mit à nouveau à rire, encore et encore ; et comme si cela ne suffisait pas il se mit à s’agiter mollement. Justice tenta de rassembler ses membres sous lui pour se hisser hors de ce contact désagréable qui commençait sérieusement à l’irriter. Les maigres morceaux d’hilarité qui s’étaient infiltrés dans son esprit troublé semblaient avoir battu en retraite face à une mauvaise humeur rongeante, profondément ancrée en réponse à cette sensation de perdre le contrôle de son corps.

Le contrôle. Ce qui lui avait permis de survivre jusque là. Le contrôle de son corps était primordial, le nerf central à sa force, le lien indestructible qui le maintenait debout.

Se sentir complètement à la merci du plus faible des adversaires qui pourrait surgir sur sa route, pitoyablement étalé sur le sol qu’il était, était une des sensations les plus désagréables qui lui eût été donné de ressentir.

— C’est qui... qui... a fait ça ?

La voix pâteuse de l’adolescent résonna puissamment dans ses tympans qui renvoyèrent un écho douloureux.
Puis le contact violent des coussinets s’écrasant sous son oeil fut le stimuli qui en une pulsion de rejet lui permit de briser -temporairement du moins- son impotence. Un courant électrique pulsa dans son corps raide, envoyant un regain brutal d’énergie dans ses muscles. Au même moment qu’Horus s’étalait encore un peu plus sous la charge de son propre poids, Justice se redressa comme une flèche. Le corps lâche du jeune s’affaissa sur le sol, glissant de ses épaules et le solitaire se retrouva au-dessus de lui en un instant.
Crocs découverts et gorge vibrante d’un grondement sourd, juché sur l’avant-main du jeune, Justice se dressait, muscles raides et pattes tremblantes sous la pression. Sa peau tressaillit sous les sensations alternées d’être tantôt transi de froid et harassé par la chaleur du soleil. Le visage lisse et pur d’Horus n’était qu’à quelques maigres centimètres de ses canines qui en avaient abîmés tant d’autres.

Durant quelques secondes qui lui parurent durer une éternité il resta ainsi, menaçant mais sans réelle agressivité pourtant, une lueur vaguement perdue dans le regard.
La longue cicatrice qu’il avait effleuré lui semblait sensible, presque douloureuse, réveillant des sensations du passé. Réveillant en chaque endroit de son corps qui fut un jour meurtri le fantôme des crocs et des griffes, si semblables aux siennes.

Il baissa la tête, le grondement sourd mourant rapidement dans sa poitrine sous l’attaque d’un millier d’aiguilles ponctionnant sa peau.
Une grande fatigue l’envahit et lava la majorité de ses ressentis précédents, le laissant vide et las. Il descendit de son perchoir avec un soupir, s’éloignant du corps étalé du jeune clanique en réalisant bien vite qu’il ne méritait pas sa rage.
Enfin, il était particulièrement irritant.
Mais la vapeur inconnue qui s’était échappée du sol n’avait pas aidé et avait contribué à ce que tous deux ne soient pas exactement eux-mêmes.

Il jeta un oeil éteint vers le chemin qui se déroulait en contrebas et sur lequel ils s’étaient si sereinement engagés quelques minutes plus tôt. Lui qui s’était laissé embarqué n’avait soudainement plus aucune foi en l’idée de continuer à le suivre, la perspective de cette maigre aventure en compagnie d’un inconnu un peu trop jovial ne laissant plus qu’un goût fade et légèrement amer dans sa gueule.
Se renfermer de nouveau dans son isolement lui paraissait d’un seul coup bien plus adapté à la poursuite de cette journée mouvementée.

La tête lourde, il jeta un regard à Horus.

— Je crois que...

Les mots restaient fastidieux à former dans sa gueule engourdie.

— Tu allais quelque part, non ? Avant.

Une langue sèche passa sur ses lèvres.
Ses yeux fuyèrent vers le lointain, se perdant dans les ravins et les ruisseaux de montagne serpentant au fond les vallées.
Il hésita un instant, puis recula maladroitement, les sensations normales ne revenant que lentement à lui. Il fit alors volte-face, bondissant par-dessus les bords escarpés du sentier pour rejoindre une formation rocheuse. Décidant de ne pas regarder en arrière, il laissa ses mouvements se délier, courant sur les pierres lisses avec une souplesse qui revenait, renouant avec le sensation agréable de pouvoir se mouvoir à nouveau sans perdre le contact avec son environnement.

En quelques secondes, il disparut derrière un éperon de calcaire, perdant tout contact avec le jeune Horus.

Et tant pis pour les poissons.