Quand le silence est maître mot | Athelstan

Les flammes de l'Enfer avaient fini par brûler le Paradis.

Et il n'était plus resté que des cendres, une grisaille à l'infini sans plus d'émotions ni de couleurs. Les seules choses qui s'y promenaient étaient des ombres difformes et noires comme l'encre, qui se fondaient à nouveau dans les brumes à peine apparues. Des souvenirs repoussés jusqu'au fin fond de l'esprit, car ils étaient trop douloureux, trop insupportables à se remémorer.  Alors on avait décoloré leurs belles couleurs, effacé leurs formes et leurs saveurs, fait disparaître ce qu'ils étaient et les émotions qu'ils transportaient. La douleur, elle, refusait de s'en aller. Elle était là, toujours là, sans laisser un seul instant de répit. Elle était venue si rapidement, comme si elle avait attendu son heure, tapie dans l'ombre. Tout ce qu'il avait vécu avant n'avait rien été à côté de cela, rien n'avait été douleur véritable. Il avait souffert, bien-sûr, de perdre Brienna. Il avait beaucoup souffert, mais il avait souffert de la perte d'une chimère. Aujourd'hui c'était différent. Aujourd'hui ce n'était pas un rêve qui s'était envolé, mais une réalité.
Balayée d'un coup de griffe.

Athelstan était en un instant de ce jour funeste devenu une ombre. La souffrance terrible qui avait labouré son coeur s'était chargée de l'abattre d'un coup, rapide et précis. Et il n'était toujours pas parvenu à complètement s'en relever. Cela faisait quelques semaines pourtant, une lune, peut-être deux. Il n'était pas sûr, et il n'avait pas rendu visite à ses enfants. Son esprit refusait de les voir, dressant une barrière entre lui et eux, entre ces petites parcelles de Lucie qui étaient toujours là sans jamais pouvoir la faire revenir. Il ne les considérait pas comme responsables de sa mort, oh non, loin de là. Mais la peine était trop grande. Deux d'entre eux portaient son pelage aux reflets roux, et leur vision lui était insupportable. Il n'avait pas cherché à combattre cela et, conscient de l'image négative que cela enverrait depuis mais n'en ayant cure, il les avait soigneusement évité. Ils étaient trop petits encore pour s'en rendre compte, se murmurait-il pour se rassurer. Mais bientôt, très bientôt, ils ne le seraient plus. Et il devrait assumer le rôle qu'il était supposé avoir pour eux. Celui de père.

Accepter cela, c'était accepter pleinement ce qui s'était passé. Il n'était pas encore prêt pour ça. Il avait tant donné en espoir durant toute sa vie, en espoir douloureusement vain, qu'il avait l'impression d'être arrivé au bout de ce qu'il pouvait offrir. Que ses émotions s'étaient perdues jusqu'à la dernière goutte dans un puits sans fond, entre les crocs duquel avait sombré sa dernière joie et son sourire. Il ne lui avait fallu que quelques jours pour puiser à nouveau l'énergie de reprendre ses responsabilités, ses patrouilles, les choses qu'il devait organiser. Le regard qu'on portait sur lui avait changé, était plus prudent et désolé désormais, mais il s'efforçait de ne pas y prêter attention. Et, étonnement, ce n'était pas très compliqué. Il voyait à peine le deuil que portait la meute de la Conseillère et de sa fille perdue. Il portait le sien douloureusement, en silence, dans cet esprit qui n'avait plus envie de rien.

Il avait focalisé tout ce qui lui restait d'énergie émotionnelle dans une seule crainte : celle de ce qu'il adviendrait de Pepper. A travers le voile du chagrin qui avait noyé le jour de la mort de Lucie, il avait aperçu son ancienne apprentie sombrer dans une folie terrible. Elle avait été arrêtée par ses camarades, par Anette surtout, mais depuis elle n'était plus vraiment elle-même. S'il n'avait pas approché ses enfants de sang, il s'était en revanche plusieurs fois rendu au chevet de cette fille qui n'était pas la sienne, et qui pourtant représentait tout autant à ses yeux. Il l'avait vue aveugle, pratiquement privée de tous ses sens, le regard hagard et le corps crispé à s'en briser. Il savait qu'elle ne l'entendrait pas, alors il n'avait pas beaucoup parlé. Il n'avait pas trouvé de mots pour exprimer ce qu'il aurait pu ressentir. Il s'était contenté de passer des nuits près d'elle, simplement à son contact, au contact de cette présence qui avait été un pilier de sa vie ces trois dernières années. C'était peut-être autant pour lui que pour elle qu'il venait, car tous les deux avaient le coeur déchiré, à leur manière. Il s'en voulait terriblement de ne pas pouvoir faire quoi que ce soit pour elle, quoi que ce soit pour les trois louveteaux qui lui ressemblaient. De n'avoir pu faire quoi que ce soit pour sa belle, bien évidemment.

Alors il repoussait tout les ressentis, pour ne pas devenir fou, fou de rage, de culpabilité et de chagrin. Et il effectuait ses tâches et ses rondes avec application. Le destin avait voulu que ce soit sa famille qui fasse les frais d'une nouvelle imprudence des Etelkrus, c'était ainsi. Il ne devait pas pour autant laisser la porte ouverte à d'autres actes du même genre qui s'abattraient sur d'autres loups, sur d'autres familles. C'est ainsi qu'il se retrouva ce soir-là à attendre son coéquipier de patrouille aux Dents du Roc. Le regard perdu dans le vaste paysage, il inspira profondément. L'air sentait la résine, était déjà froid pour la saison. Bientôt viendrait un nouvel hiver, au-delà duquel il ne parvenait rien à voir.

L'odeur qui lui chatouilla les narines fut suffisamment surprenante pour qu'il réagisse et se tourne la tête à l'arrivée de l'individu qui la portait. Son regard était sans expression, neutre, sans chaleur ni glace. Contrairement à ce qui avait été prévu, ce n'était autre que Lymphalème qui venait se joindre à lui. Il écouta son explication rapide en silence, et le regarda sans plus de mots s'installer non loin, face au vide. Athelstan était un loup hanté par ses souvenirs, qui ne parvenait pas à se débarrasser de ses fantômes. Alors il se contentait, peut-être un peu lâchement, de les éviter. Pourtant, après le drame qui venait de se jouer dans sa famille, ce que lui inspirait le jeune loup était étrange, inhabituel. Il y avait presque une sorte de réconfort à voir surgir cette silhouette du passé, vestige d'une époque où il ignorait encore ce qu'était la véritable tristesse, où il fuyait quelque-chose de si bénin comparé à ce qu'il affrontait aujourd'hui.

Il s'était toujours montré distant avec lui, et Lymphalème l'avait, avec tact, respecté. Il n'ignorait pas pourtant qu'ils étaient devenus très proches avec Pepper, car elle lui en avait régulièrement parlé. Toutefois, il ne l'avait jamais convié à l'un de leurs entraînements ou moments privilégiés. Il ne pouvait alors l'envisager. Ce jour-là, la pensée lui vint que sur Lymphalème ne pouvait avoir été touché autant que lui par la perte de Lucie, il l'était sans doute par la décadence de Pepper. Athelstan ne l'avait jamais croisé près de sa tanière - une fois encore, peut-être était-ce simplement une manœuvre adroite du loup gris - et pourtant il voyait sur son museau que lui aussi était accablé par une profonde peine.

"As-tu été lui rendre visite ?"

Ce fut lui qui brisa en premier ce silence, d'une voix légèrement rauque, alors que quelques gouttes de pluies commençaient à tomber autour d'eux.

L'averse était légère, mais laissait présager une nuit froide et humide. Une patrouille d'où ils reviendraient transis, se précipitant sur un morceau de viande ou dans une tanière isolée pour se réchauffer et se sécher, après avoir fait leur rapport. Mais le tricolore ignorait pour l'instant les petites gouttes venaient moucheter leurs pelages de points sombres. Son regard vairon était toujours fixé sur un point imaginaire, perdu au milieu de l'horizon brumeux, alors qu'il écoutait résonner la voix de Lymphalème. Son timbre lui confirma ce qu'il avait supposé : qu'une peine immense habitait aussi le jeune loup. La pensée amère qu'il ne pouvait pas encore savoir ce qu'était la véritable peine traversa l'esprit du Chevalier, mais il la chassa aussitôt avec une pointe de culpabilité. Il ne souhaitait à personne de connaître de telles émotions, de devoir panser une telle blessure, si profonde et pourtant invisible.

Il continua en affirmant qu'elle se remettrait, car Anette s'occupait d'elle. Il était vrai que la fille de Boite à Clou avait admirablement su prendre les choses en main, alors que les hautes instances de sa meute s'effilochaient. Elle assurait pour deux la place de chef tant que Pepper était en convalescence, et peut-être un peu aussi de la place de feu Lucie en aidant aux patrouilles et à l'organisation de la vie du camp. Elle se montrait bien plus à la hauteur que ce qu'aurait pu laisser soupçonner sa nomination hâtive et auréolée de doute. Coup de chance, ou destin, c'était difficile à savoir. Les Etelkrus n'affichaient en tout cas aucun faiblesse malgré le coup qu'ils avaient encaissé, aux yeux des autres meutes. C'était là une chose cruciale.

Athelstan ne répondit pas tout de suite, mais finit par tourner légèrement la tête pour lancer un regard au jeune loup. Ce dernier observait lui aussi le paysage, et le sillon d'une larme tâcha sa joue comme une goutte de pluie. Peut-être n'était-ce que la pluie, après tout. Le Chevalier le connaissait si peu que c'était bien ardu à affirmer. Il n'avait jamais rien fait pour le connaître, après tout, ce loup né lazuli, ombre d'un amour qui avait si longtemps hanté le tricolore. Pour la première fois depuis qu'il était arrivé dans la meute, Athelstan eut presque envie de mettre des mots sur ce secret qu'il gardait depuis si longtemps. Parler d'une peine moins grande que celle qui rongeait actuellement son esprit, pour s'en détacher un instant. Revenir dans un passé où il était préoccupé par bien moins, et rendu heureux par bien plus.

"Ta famille Lazuli... "Lança-t-il finalement. "Etait-ce une famille heureuse ?"

Une question qui semblerait sans doute sortir de nulle part, même s'il était probable que Lymphalème n'ignorât pas le faux lien de parenté qui les unissait. Mais jamais sans doute il n'avait considéré le tricolore comme son oncle. Il n'avait aucune raison de voir en lui une figure rassurante, accueillante, plus proche qu'un simple compagnon de meute. Peut-être cette tragédie dans laquelle ils avaient un point commun était le premier pas vers une relation... meilleure.

Au début, le jeune loup ne sembla pas enclin à une réelle conversation. Puis finalement, après un instant, il laissa échapper soudaine une flopée de mots, peut-être même plus que ce qu'en attendait le Chevalier. Lui-même ne savait pas trop comment aborder la question, et le simple fait de savoir que la famille était heureuse - donc que Brienna l'était - lui aurait sans doute suffi. Bien qu'il ne se fit pas d'illusion sur le témoignage que pouvait lui apporter le loup gris : le point de vue d'un enfant sur sa propre famille pouvait être biaisée, par des adultes assez intelligents pour ne laisser paraître devant lui que les choses positives. Mais c'était déjà ça, et même si ce n'était qu'une illusion derrière laquelle s'était cachée la vérité, elle suffisait au tricolore. Désormais, il était bien trop tard pour changer les choses.

Athelstan n'ignorait pas que Brienna n'était plus de ce monde, bien-sûr. Quelques temps auparavant - au moins un an déjà, peut-être deux, il n'était plus très sûr - l'Alpha des lazulis avait été surpris sur leurs terres. Il était venu annoncer à son fils devenu Etelkru la disparition de sa mère, et la nouvelle avait naturellement été partagé aux membres de sa famille, tout particulièrement ses frères et soeurs. Le Chevalier avait fait partie du lot, et c'était ainsi que s'était clos une partie de son histoire. Il avait du mal à réaliser, cela faisait si longtemps qu'ils avaient été séparés. Après que sa soeur adoptive lui ait annoncé sa grossesse, il n'avait pas cherché à la revoir. Il aurait même préféré ne même pas savoir qui était son compagnon... Mais c'était impossible. Impossible car ce dernier avait été nommé chef des Lazulis. Impossible car à leur réveil du Grand Sommeil, l'un de leurs enfants perdu avait été accueilli par Alys et avait ensuite décidé de rester.

Lymphalème lui parla de ses parents, mais aussi d'une soeur dont, jusque là, Athelstan avait ignoré l'existence. De toute évidence restée chez les Lazulis, contrairement à son jumeau, puisqu'ils n'en avaient jamais entendu parler dans les environs. Les nouvelles allaient lentement et chaque meute gardait farouchement les siennes. La venue d'Astaroth leur avait permis d'apprendre que Brienna n'était plus, mais s'il ne l'avait pas fait ils auraient sans doute bien d'avantage tardé à en être informés.

Un frémissement agita le museau du tricolore à la dernière remarque du jeune loup, remarque téméraire et chargée de sous-entendus. Au même instant, il croisa son regard, et le soutint un instant. Avant de reposer les yeux sur l'horizon, cherchant ses mots. Lymphalème n'avait pas connu le monde dans lequel sa mère avait grandi. Lorsque le monde avait été presque détruit par Cronos, puis reconstruit par les dieux, et que leur famille déchirée avait dû faire un choix entre les meutes. Brienna avait longtemps été taraudée par le doute, et elle avait fini par rejoindre le clan dans lequel elle trouverait une place, et surtout un dieu qui lui correspondait. Moiro. Déesse du Charme et de la Grâce. Une couleur qu'elle portait si bien, il s'en souvenait. Il eut un petit pincement au coeur, sans que rien n'en paraisse.

"Le passé de notre famille a été marqué par une profonde blessure." Répondit-il à voix basse. "Chacun a dû lutter pour trouver sa voie, renonçant parfois à son sang, parfois à ses dieux. Ta mère, Dame Brienna, n'avait pas la sienne chez les Etelkrus."

Mais tu n'aurais même pas existé, si ça n'avait pas été le cas.
Peut-être le loup gris aurait-il été brun alors, à la chevelure noire.
Il laissa échapper un discret soupir, et finit par ajouter :

"Nous allions souvent à la Bibliothèque ensemble, lorsque nous étions jeunes."

Il lutta pour contenir la vague de souvenirs qui menaçait de faire basculer l'équilibre émotionnel précaire dans lequel il se maintenait depuis des jours. Il ne voulait pas craquer, pas faire s'effondrer cette construction si délicate. Il devait accepter ce passé désormais révolu, ce rêve envolé, accepter le départ qui s'était fait bien discret de cette louve qu'il avait tant aimée. Peut-être pouvait-il au moins affronter cela, à défaut d'affronter la terrible perte qu'il venait de subir.

"Est-ce qu'elle vous emmenait là-bas ?"

Même si le jeune loup n'avait pas la carrure d'un guerrier, Athelstan était sans doute le dernier loup qui aurait jugé les activité de jeunesse d'un autre sur son simple physique. Lui-même avait grandi dans cette Bibliothèque, entre les pattes de Winnifred, jusqu'à ce que son père ne décide qu'il était temps pour lui de devenir un guerrier. Un Chevalier devait savoir combattre, devait être fort et capable de protéger les siens. Et cela, il ne pouvait pas l'apprendre simplement le nez dans ses chers livres, oh non. C'était ainsi qu'il avait été affecté de cette chaîne qui encore aujourd'hui lui servait à combattre. Une technique peu habituelle, mais qui était autant chargée de souvenirs que d'originalité. A défaut de l'être de discrétion.

Il écouta sans mot dire les paroles du loup gris. Ainsi donc, Brienna avait retenu de sa jeunesse chez les Etelkrus qu'il fallait être libre de ses choix, où que soient ses proches. Conséquence de leur histoire familiale, ou la scission avait provoqué tant de conflit ? Peut-être. Le mystère demeurerait, parti à jamais en des terres inaccessibles aux mortels. C'était cette éducation qui avait conduit Lymphalème à guider ses pas vers les terres que d'autres auraient considérées comme celles de ses ennemis. Mais il y avait aussi du sang, aussi n'était-ce qu'un demi-exil. Une partie de sa famille était là-bas, sous la tutelle des dieux aux couleurs de feu. Une partie qui l'avait, il en était conscient, fort mal accueilli. Entre le départ précipité d'Alys, la distance que lui-même lui imposait et les absences d'Elaine, il n'avait guère eu que Korra sans doute vers qui se tourner. Et encore l'avait-il osé ?

Les mots qui suivirent arrachèrent le tricolore à ses pensées qui s'écoulaient lentement vers une kyrielle de regrets, et ses oreilles furent agitées d'un soubresaut. Il ne s'attendait pas à ce que Lymphalème lui parle de Lucie. Personne n'osait trop le faire, encore, ou alors l'avait déjà fait lors de la tragédie. Le fait qu'il la gratifie du titre avec lequel le Chevalier l'appelait le surprit, et il remercia muettement le jeune loup pour cela. Sa culpabilité enflait à mesure qu'il découvrait qui était vraiment ce loup qui était comme à moitié étranger et à moitié familier. Il ne décelait aucun animosité dans son attitude, dans ses paroles, alors même qu'il aurait été légitime qu'il lui en apporte. Athelstan savait que Lymphalème ignorait ce pourquoi il s'était comporté ainsi, pour l'excellente raison que personne ne le savait encore. Pas même Pepper... Pas encore. Ou bien il se montrait véritablement vicieux et tâchait de gagner sa confiance avant de planter un pieu dans son coeur, ou bien il paraissait ne pas lui en vouloir, et au pire lui avoir pardonné. La preuve d'une sagesse que malgré son âge, le tricolore commençait simplement à toucher du bout de griffes.

Quant à la proposition qui suivit, elle fut encore plus surprenante. Dans quelques mois, ses enfants seraient en effet devenus assez grands tous les trois pour devenir apprentis. Il repoussait cette échéance loin dans son esprit, probablement parce qu'on attendrait de lui que l'un des deux mâles devienne le sien. Il ne savait pas s'il en aurait la force. Il ne les connaissait même pas, et déjà leur vision était habitée des pires souvenirs de sa vie. Il laissa échapper un léger soupir et son regard retomba, cette fois-ci sur le sol non loin devant eux. Il avait une conscience aiguë de l'inutilité de son comportement, et pourtant il ne trouvait pas encore en lui le ressources pour se hisser hors de ce piège qui s'était refermé autour de lui. Il finit par relever les yeux vers Lymphalème et répondit :

"Si l'un d'entre eux montre de la polyvalence, cela pourrait lui apporter beaucoup. J'ai entendu dire que tu t’entraînais avec Dame Bamboo au combat. Est-ce vrai ?"

Le jeune loupa avait réussi à entrouvrir une toute petite porte dans son esprit, par ses simples mots. Par une conversation qui laissa entrevoir quelque-chose que, jusque-là, le Chevalier refusait de regarder. L'avenir.

Le moins que l'on pouvait dire était que le choix d'apprentissage du jeune loup était original. La louve Bamboo était réputée pour sa férocité, en digne disciple d'Aka, mais aussi pour un manque certain de délicatesse et de cette sensibilité que l'on prêtait aux guérisseurs. Chose que le gris paraissait déjà posséder, avec peut-être encore un trop-plein de timidité du à sa jeunesse. Quel âge avait-il, d'ailleurs ? Le tricolore se rendit compte qu'il l'ignorait, ou plutôt qu'il n'en était pas si sûr. Par rapport à lui, Lymphalème faisait figure de jeune loup, mais il était déjà Etelkrus depuis quelques années et avait largement quitté la fleur de l'enfance. Il n'y avait certes pas d'âge pour être apprenti. Bamboo savait-elle seulement que celui qui se trouvait sous sa tutelle ne se destinait pas à être Epée ou Bouclier ? Elle n'aurait peut-être pas approuvé cette idée.

"Une bien noble vocation." Répondit le tricolore.

Noble, mais surtout nécessaire. Si les rangs belliqueux de la meute grossissaient de jour en jour, et que chaque loup apprenait un peu mieux à se battre, il était loin d'en être de même avec les Panseurs. Ce rang n'était pas le plus mis en avant peut-être parce que la majorité des fois où la meute avait des ennuis, il était déjà trop tard. on ne pouvait pas guérir les morts, mais on pouvait les venger, et prévenir les morts futures en attrapant leurs agresseurs. Le Chevalier se demanda si, si un guérisseur avait pu être là le jour où Lucie était partie, il aurait pu la sauver. Cette pensée était terriblement douloureuse, simplement à la petite chance que la réponse à cette question soit positive. Mais il n'y avait pas de guérisseur avec elle ce jour-là - alors qu'elle était enceinte, maintenant qu'il y songeait ç'avait été une bêtise terrible -, aussi ne le saurait-il jamais.

Un silence s'installa, durant lequel il contempla lui aussi les alentours. Aucune odeur, aucun mouvement ni aucun bruit suspect ne vint déranger leur garde, et ce fut la voix du loup gris qui vint briser ce moment de mutisme. Les oreilles d'Athelstan se pointèrent dans sa direction en même temps que son museau, alors qu'il le regardait faire glisser de sa patte un bracelet doré. Avant même qu'il ne dise de quoi il s'agissait, il le reconnut. Ses prunelles s'agrandirent légèrement. Il s'était efforcé de ne jamais prêter trop d'attention à ce jeune loup, car il portait avec lui trop d'ombres, trop de souvenirs dont il était une part sans vraiment l'être. Il avait volontairement mis un voile devant son regard à chaque fois qu'il se trouvait devant lui. Et soudainement, le voile s'était levé.

Ses yeux vairon accrochèrent la lumière froide qui se reflétait sur l'or du bracelet, tandis qu'il glissait au sol, mais également toutes les petites ressemblances qu'il y avait entre Lymphalème et feu Brienna. Son regard surtout, deux gouttes d'or au milieu de son pelage. Bien-sûr, l'âme qui s'y reflétait n'était en rien semblable, mais c'était comme un écho dans ce pelage de poussière. Il regarda durant un instant le bracelet, posé au sol, puis posa sa patte dessus pour le ramener vers lui, en acceptant le présent. Il lança un regard de remerciement au loup gris, sans rien dire. Il ignorait ce qu'il devait dire, et une tempête s'était à nouveau levée dans son esprit. Il laissa filer de nouveau un instant, le temps pour ses pensées de s'apaiser. Puis il lança plus doucement :

"A qui était-il destiné ?"

Ainsi donc, Lymphalème destinait ce cadeau à son alpha et amie, à l'origine. Bien des fois, Athelstan avait maudit le destin d'avoir fait que le plus proche ami de son apprenti soit ce jeune loup avec qui il aurait mieux aimé n'avoir aucun contact. Il ne pouvait pas le leur interdire, bien-sûr, il ne l'aurait jamais fait pour un millier d'excellentes raisons. Alors il avait poliment gardé ses distances, soutenant leur amitié sans pour autant se montrer trop enthousiasme à ce sujet. Et ils étaient visiblement destinés à s'entendre, car même en grandissant ils étaient devenus proches. En revanche, Pepper n'avait jamais laissé entendre qu'elle éprouvât quoi que ce soit de plus pour le petit loup gris, et il faisait confiance en son honnêteté à ce sujet Il avait longtemps été son principal interlocuteur - du moins le pensait-il, et aimait-il le croire - et il se plaisait à se dire qu'il aurait senti que quelque-chose se tramait si elle avait développé pour lui des sentiments plus profonds.

L'attitude de Lymphalème à cet instant, en revanche, indiquait clairement que de son côté les choses avaient évolué différemment. Sinon pourquoi se renfermait-il soudainement, peut-être inconsciemment, en parlant d'elle ? Pourquoi avait-il baissé la tête pour faire s'enfuir son regard sous ses lourdes mèches colorées ? Et il désirait offrir à la louve bleue un souvenir qui lui était précieux, qui signifiait une chose importante à ses yeux. Le souvenir d'une mère qu'il avait décidé de quitter pour poursuivre son propre destin, et que peut-être, il n'avait jamais revue ensuite. Athelstan comprenait, d'une certaine manière. Il avait passé une partie de son enfance aux côtés de Winnifred, à la Bibliothèque, et s'il avait conservé un souvenir d'elle sans doute serait-il extrêmement précieux à ses yeux.

Avant qu'il n'ait pu répondre, le jeune loup enchaîna en disant qu'il désirait lui fabriquer la même croix que celle qu'Athelstan portait. Le symbole de l'ordre auquel appartenait Méléagant et Agravain à leur arrivée sur le continent. Un symbole qui, bien-sûr, était chargé d'histoire. Il aimait l'idée que Pepper en ait un, comme si cela allait véritablement faire d'elle sa fille. Jamais elle ne partagerait son sang, mais elle occupait une telle place dans son coeur qu'il ne pouvait qu'approuver cette idée.

"C'est une excellente idée, je suis certain qu'elle en sera honorée." Répondit-il avec sincérité. "Elle compte beaucoup à tes yeux, n'est-ce pas ?" Ajouta-t-il tout de go.