A l'automne de l'existence | Boite à Clou

Chaque jour, les arbres voyaient un peu plus leur parure de feuilles se colorer puis se flétrir. Jusqu'au coeur du Grand Castel, les miettes colorées de l'automne parsemaient le sol, bien qu'il n'y aie quasiment pas d'arbre dans es environs immédiats. Les loups les rapportaient de leurs chasses, malicieusement accrochés aux coussinets et aux pelages, et le vent se chargeait de les amener des plus lointaines contrées et des plus hauts alpages. La belle saison s'endormait avec un sourire attristé, semblait-il, saluant ces vieilles âmes qui ne seraient peut-être plus lorsqu'elle reviendrait, bien des lunes plus tard. Karigan profitait de ces semaines à mi-chemin entre l'été et l'hiver pour la saluer comme une vieille amie.

Elle s'était tranquillement remise de sa mésaventure sur l'Île de Morne-Oeil, autant qu'il était possible de le faire en tout cas. Certaines nuits, ses rêves étaient encore hantés par les silhouettes éclairées par la pleine lune, par l'odeur âcre du sel, le rouge grenat du sang dans la nuit. Elle avait mis quelques jours à se sortir du déni dans lequel elle s'était elle-même plongée, érigeant autour de son esprit une barrière mentale pour se protéger de la folie. Karigan n'aurait jamais pu prétendre à l'étendard azur de la Dragonne, oh non. Elle n'avait pas un esprit fort et féroce, plutôt fragile et farouche, que la vie n'avait pas su faire grandir correctement semblait-il. Heureusement pour elle, il y avait eu cette barrière inattendue, et surtout le soutien sans faille de Boite à Clou chaque jour. Sa simple présence était comme un baume sur toutes ces blessures invisibles qui fissuraient son esprit. Il n'était pas un grand bavard, mais elle non plus, et il savait par elle ne savait trop quel miracle avoir le juste mot, le juste geste, la petite attention qui faisait à la fois guérir et fondre son coeur.

Elle ne savait pas trop comment définir ce qu'il y avait entre eux, et en vérité elle n'avait aucune envie d'y penser. A son âge, mieux valait sans doute vivre les choses en les appréciant au jour le jour, sans chercher à savoir si elles dureraient, si elles se clôtureraient bien ou mal, si l'espoir était vain ou folie. Elle appréciait sincèrement cette relation sans vraiment de définition, ce rêve qui s'était mué en une douce réalité, et ce à chaque nouvelle journée. Le mâle costaud était encore largement actif dans le clan, malgré les années qu'il accumulait il s'affairait toujours aussi sérieusement à son travail de croque-mort. Il lui avait même parlé d'un jeune loup, Horus, qui était devenu son apprenti. Karigan s'amusait à l'imaginer en mentor ou en père - et pourtant il l'avait été, puisqu'il était le géniteur de personne de moins que l'une de leurs alphas actuelles, Anette - bien que ce rôle ne lui semblât pas des plus... adaptés à première vue.

Elle songeait à cela avec un léger sourire, tandis qu'elle participait comme elle pouvait aux tâches du clan avec sa maigre forme. Ce jour-là, elle vidait une vieille grotte de guérisseur des plantes et poussières qui s'y étaient accumulées, car elle était destinée à accueillir sous peu un successeur, ou au moins un autre loup. Les tensions qui régnaient dans la meute lui étaient lointaines. Il n'était plus temps pour elle de faire la guerrière ou la rebelle, elle n'aspirait plus qu'à vivre paisiblement pour le reste de ses jours. Alors elle s'occupait à des affaires discrètes et parfois un peu utiles, ombre grise et invisible comme elle l'avait toujours été.
Mais l'ombre était heureuse, cette fois-ci.

À l'ombre grise s'ajouta celle d'une cape noire.

Sous la cape se trouvait la silhouette du Croque-mort, revenant de l'Île Fantôme, comme très souvent. Accompagné de sa lanterne il était désormais guide, sur le chemin du retour et du métier, d'Horus. Le jeune fils de Geb qui avec son crâne fleuri habillait le cimetière. Il parcourais les terres avec son jeune apprenti, pour rentrer. Un apprenti, quelle drôle d'idée. Merveilleuse idée.

Mais route seul, il ne faisait plus de toute façon depuis quelques temps maintenant, figurativement parlant.
Sa fille s'était ajoutée à sa vie bien détachée à part lors des rassemblements, et après un cauchemar dont il peinait à croire s'être réveillé, elle avait trouvé une place dans son quotidien. Les mots ne les avaient pas liés, mais les actions ; de simples salutations, puis le manque du départ, et finalement les retrouvailles terrifiantes. Mais heureusement, la conclusion avait été bonne. Lointaine était l'image de son visage comateux et de la grotte exiguë, ne restait maintenant que son sourire discret, à son image. Il pouvait admirer en paix ses cheveux clairs et ses yeux dorés, les quelques traces de blanc sur son museau et son calme olympien.

Le mâle, avec un léger sourire, posa sa lanterne qui se lova sur le sol sans bruit.
Puis, après une seconde à hésiter et danser sur ses grosses pattes commençant à avoir de l'arthrose, il se décida à la surprendre, mais doucement. Passé était le temps des bêtises depuis plus de dix ans pour lui désormais, il n'allait pas recommencer maintenant.

Il s'approcha et frôla Karigan de son museau, lui soufflant un peu d'air chaud sur la joue.
Avant de rire bêtement, mais sereinement.

"Hé." souffla t-il, comme salutation.

Les pensées de la grise s'étaient égarées loin du présent lorsque Boite à Clou fit son apparition. Alors qu'elle rangeait les plantes séchées, qui tombaient même parfois en miettes, en un petit tas, les souvenirs lui revenaient. Sa mère, Romance, avait été guérisseuse. En un temps si lointain qu'il ne semblait pas que ce fût la même vie. Elle se rappelait sa figure douce, et ses yeux voilés qui ne l'avaient jamais vue, ni elle ni sont frère Volstein. Pourtant, on lui avait souvent dit qu'elle était le portrait craché de sa mère, avec son pelage gris, ses grands yeux dorés et ses cheveux de neige. Elle n'était pas vraiment d'accord. Elle avait toujours été maigre, trop haute sur ses pattes, alors que Romance avait toujours été à ses yeux un modèle de grâce et de délicatesse. Comme une version parfaite d'elle-même. D'ordinaire, n'étaient-ce pas les enfants qui sublimaient ce qu'étaient leurs parents, et non l'inverse ? Même dans ses vieux jours, alors que le monde autour d'eux s'était effondré et que son compagnon l'avait quittée pour rejoindre les étoiles, elle avait toujours porté aux yeux de Karigan cette majesté inaccessible pour elle.

Le souffle chaud sur sa joue la ramena soudainement à la réalité, et elle eut un petit sursaut, qui laissa aussitôt la place à un sourire en reconnaissant à la fois l'odeur, la silhouette et la voix qui portaient ce souffle. Ses oreilles tressaillirent et elle releva les yeux, afin de croiser le regard de Boite à Clou. Le Croque-Mort aux yeux sombres portait sur le visage une expression de joie sereine qui lui réchauffa le coeur. Jamais elle n'aurait cru qu'il serait si bon de voir quelqu'un sourire. Mais lui... Lui était particulier.

"'Clou." Souffla-t-elle simplement pour le saluer, en frôlant son museau de sa truffe.

Elle n'avait pas vraiment besoin de mots pour lui dire sa joie de le voir, et de toute manière aucun des deux n'était très loquace. Ils se comprenaient en une douce sympathie, et de terribles souvenirs communs. Elle ne put s'empêcher de se dire une fois de plus qu'il avait bien fière allure avec sa grande cape, et sa figure qui paraissait s'être assagie depuis que les rangées de clous n'y étaient plus que des traces. Il était unique en son genre, impossible à confondre, impossible à oublier. Détonnant dans ce monde de loups bien plus communs que lui.

"La leçon du jour s'est bien passée ?" Demanda-t-elle en sentant, mêlée à son odeur, celle de son apprenti.

Sans tarder, il répondit à la question de Karigan et s'expliqua donc sur le contenu de la journée et de la leçon, avec un léger enthousiasme.

"Ouaip, l'gamin apprends vite à manier l'burin. Il est adroit, c'facile pour lui du coup. On continuera plus tard. J'pense qu'y fera un bon fossoyeur."

Il pouvait avoir l'esprit tranquille, il savait que sa relève était assurée. Pas qu'il ai eu vraiment peur de la mort, mais savoir que quelqu'un prendrait sa suite et s'occuperait du cimetière lui faisait plaisir. L'embaumeur Reaper était quelqu'un d'un peu excentrique mais doué, et Horus pourrait officier pour accompagner les familles ainsi. Ils pourraient à eux deux enterrer sa vieille carcasse à son tour, quand le jour viendrait.

Mais ce n'était pas ses préoccupations du jour ! Non. Il reprit son mouvement fétiche inconscient, et se dandina sur deux pattes pour exposer ce qu'il avait en tête à la suite. Il se glissa également contre Karigan pour l'enlacer réellement, un peu plus aventureux dans ses contacts mais aussi... pour se cacher un peu.

"Oh hé euhmn... t'peux m'appeler Casto. 'Fin s'tu veux."

Oh, bouge de vieux incertain, bouffé par une timidité indécente pour son âge. Impossible pour lui de savoir comment formuler autrement cette envie qu'il avait eu, quelques fois, de l'entendre prononcer son vrai nom. Oh, il aimait son surnom, c'est lui qui l'avait choisit, en dépit de ce jeu de mot avec son réel prénom. Une boutade détestée de ses parents, plus jeune. Mais... c'était une lubie qui lui était revenue récemment, il avait eu cette petite chose dans la tête. L'envie d'être pleinement lui-même avec elle.
Dévoiler un peu ce qu'il n'avait jamais trop partagé avec quiconque, et son véritable patronyme en faisait partie.

Tout contre elle, le visage qui lui semblait brûler, il se sentait bien, bien que similaire à un adolescent quelque fois.

Elle fut heureuse d'entendre que l'apprentissage d'Horus se passait bien, et que le Croque-Mort avait confiance en sa capacité à lui succéder. Il ne faisait nul doute que sa retraite serait un grand changement pour la meute Etelkru. Après tout, il était en fonction depuis son plus jeune âge, et depuis la création de cette dernière également. Il avait connu tous les âges que le clan avait traversés, tous ses chefs qui s'étaient succédés à sa tête. Maintenant, sa fille occupait l'une des trônes de pierre, et son apprenti était prêt à prendre la relève. Quelle meilleure fin de carrière pouvait-on rêver ? La louve grise avait bien vu qu'Horus n'avait pas la carrure de son massif mentor, mais il paraissait intelligent et habile de ses pattes. Sans pourrait-il compenser la force physique avec une astuce suffisante et une parfaite maîtrise des gestes.

Il vint ensuite tout contre elle, son souffle chaud dans le pelage de son cou, leurs corps délicatement enserrés, pour lui murmurer quelques mots qui la surprirent. Il était vrai qu'elle avait depuis tant d'années l'habitude de le nommer par le nom qu'il s'était lui-même donné qu'elle l'avait attaché à son image, à sa personne. Bien qu'elle connût son véritable patronyme, une part d'elle-même n'osait sans doute pas l'utiliser car elle se disait qu'il y avait une excellente raison à la création d'un surnom. Même si sa transformation physique avait rendu ce sobriquet bien moins évident, elle avait du mal à imaginer qu'il l'eût créé par auto-dérision tout simplement. Elle savoura cette étreinte en laissant filer un instant silencieux, délicieux, avant de répondre doucement :

"Avec plaisir, très cher Casto."

C'était étrange, de le prononcer, mais sous le couvert de ce que beaucoup auraient considéré comme une plaisanterie se cachait quelque-chose de bien plus profond. Bien peu le savaient, parce que bien peu se posaient la question. Mais si elle avait quasiment toujours connu le véritable nom de Boite à Clou, elle avait depuis longtemps oublié le sien. C'était une chance, que le grand loup soit arrivé en l'interpellant d'une onomatopée, sans quoi elle n'aurait entendu que cet espèce d'écho flou et déformé qui remplaçait l'ouïe de son nom à ses oreilles, depuis qu'elle avait été bénie par la déesse Renarde. C'était peut-être aussi pour cela qu'elle n'avait jamais vraiment brillé, jamais vraiment eu de place dans ce clan, s'était toujours fondue dans le décors. Sans identité, elle ne pouvait espérer être quelqu'un.

Une pensée lui vint, folle, soudaine, inattendue. Un léger tressaillement dans ses oreilles l'accompagna, comme un frisson qui courut le long de son échine. Elle se demanda si c'était là la proximité du loup qu'elle appréciait plus que tout autre qui la mettait dans cet état, accentuaient ses folies et ses sensations. Elle passa sa langue sur ses babines, et se blottit un peu plus contre lui. Elle s'interdit d'hésiter, parce qu'il n'était plus temps d'hésiter. Elle avait hésité toute sa vie. Le temps était bien venu de faire une exception.

"Puis-je te demander... un service ?" Murmura-t-elle, en fermant les yeux.

Elle inspira profondément, se sentant presque fébrile.

"Je connais bien des choses sur les autres loups que je vois, depuis que je possède mon glowstick... Mais je ne sais plus qui je suis." Continua-t-elle. "Accepterais-tu... de me rendre mon nom ?"

Comprendrait-il la question qui n'était pas directement posée ? Il lui sembla que la lumière orange, dans le petit cristal accroché à sa patte, brillait un peu plus fort soudain. Il suffirait d'une pression de ses pattes puissantes pour que sa surface cède, que s'éteigne cette lumière. Alors elle pourrait elle aussi l'entendre prononcer son nom. Entendre son timbre roulant dire ce mot dont elle ne se rappelait pas, dont son pouvoir l'avait privée.
S'en irait-il, cet écho déformé qu'elle entendait depuis bien longtemps déjà ?

Un petit frisson descendit le long de sa nuque quand elle prononça son nom.
Il en fut contenté, suivant le petit soubresaut de son corps et se plongeant dans ce plaisir d'entendre ainsi son réel nom dans la bouche de quelqu'un qu'il appréciait enfin. Il n'aurait pas été niais au point de dire que cela avait conjuré le passé mais il était content de le voir être réinventé en quelque chose de positif.

Puis vint son tour à elle, de lui parler de son nom.
Il n'était pas une lumière mais comprit qu'elle ne pouvait pas l'entendre, ou pas comme le reste des mots. Qu'il était devenu quelque chose auquel son pouvoir lui avait barré l'accès, derrière les lourdes de portes des avantages qu'il lui procurait. Lui vint l'image de la fois où il l'avait appelé sur la plage... Elle n'avait pas du se reconnaître. La pensée lui tira une moue qu'il ne camoufla pas. C'était un parallèle curieux, lui avait abandonné son nom volontairement, et elle l'avait perdu, oublié. Leurs deux patronymes s'étaient petit à petit effacés de leur esprit, pour que l'idée finisse par revenir maintenant que la stabilité, les sentiments et leurs vieux jours étaient arrivés.
Il était bête, mais comprenait.
Si c'était pareil que pour lui...

Il frôla son glowstick, et chercha son regard un instant. Il le parcourut profondément, pour déceler dans le doré de ses orbes une once de regret ou de peur quand à cette action, qui lui ferait rebrousser chemin. Mais quand il n'en trouva pas, logique puis-ce qu'il s'agissait de sa demande, il s'exécuta. Il repassa sur l'objet offensant et murmura le nom de Dairo tout bas avec un léger désolé.
Et le serra dans sa patte.

Particules d'orange, zestes de pouvoirs.
Disparus.

Quand il remonta encore une fois pour s'accrocher aux si beaux yeux de la dame grise, cette fois, il lui offrit un sourire. Léger, tout léger, qui flottait sur son visage et relevait à peine ses babines alors que la flamme de sa tendresse brillait dans ses propres iris.

"Karigan." L'instant était trop beau, trop propice. "Je t'aime."

Il n'aurait pas pensé réussir à formuler ces choses là, plus jeune.
Yet, here he was.

Et c'était magnifique.