Lueur d'espoir l Ajani

Que s'était-il passé, depuis ce jour-là ? Depuis le jour où ils avaient réussi à repousser la bête de l'autre monde ? Depuis le jour où Hannah avait rejoint l'au-delà ?
Daez ne le savait pas. Il était une coquille vide, avec de temps en temps une peur qui lui broyait les entrailles. Tant de choses s'étaient déroulées en si peu de temps. Si tout cela avait été un test de Yurai, il aurait lamentablement échoué.

Ses pattes l'avaient mené jusqu'au temple de la Corneille. Il voulait une réponse, mais pourtant, il ne voulait pas l'entendre. Yurai ne méritait pas un disciple aussi inutile que lui, et un frisson le parcourut lorsqu'il se retrouva face à la statue de cette dernière. Son bandeau, qu'il avait fini par récupérer, pendait mollement, accroché sans soin à l'une de ses pattes avant. Il resta ainsi un moment, n'osant plus regarder l'image de la déesse.

Il était une déception pour Yurai, et était aussi une déception pour les Nakhus. Daez était un loup incapable de protéger deux enfants et incapable de se battre.
Il ne savait plus qui il était, il ne savait pas ce qu'il devait faire à présent. Il se sentait faible, trop faible pour écouter les paroles de la déesse. Trop faible pour lui demander une dernière fois de se présenter à lui.

Il attrapa lentement et délicatement entre ses crocs son précieux glowstick et releva finalement la tête.
S'il ne méritait pas ce glowstick, il n'avait aucun droit de le garder, n'est-ce pas ?
Son regard vide était posé sur la statue de Yurai, son regard cherchant un quelconque signe de vie, lui permettant de repousser un peu plus le moment où il refermerait ses mâchoires sur le cadeau de la Corneille.

Des pas se firent entendre derrière lui, et, sans bouger, il se demanda qui allait être témoin de l'acte à venir.

Cela faisait peu de temps encore que les sombres événements avaient secoué les terres nakhus, et tout le continent en réalité. L'apparition de la créature était encore bien présente dans les esprits, et plus encore dans ceux des loups qui avaient eu le malheur de la croiser. Bien que les disciples de la Corneille aient toujours prôné la paix et la confiance, une sorte de méfiance régnait en maîtresse dans l'atmosphère de la meute. Elle s'estomperait au fil du temps, Ajani n'en doutait pas. Mais elle demeurait, lui rappelant chaque jour cette terrible matinée où il avait eu la mauvaise idée de quitter le Sanctuaire avec deux enfants à ses côtés. S'il avait pu remonter dans le temps pour ne jamais prendre le chemin de l'Eglise ce jour-là, il aurait sans doute sauté sur l'occasion. Il avait ressassé ce jour bien des fois durant ses méditations et sa convalescence forcée, sans jamais trouver ce qu'il aurait pu faire pour tous les sauver. Aurait-il dû bondir dans la direction de l'autre enfant ? Ne rien faire face au monstre qui menaçait de les tuer ? Rétrospectivement, il avait envie de croire qu'il avait fait le bon choix, que quoi qu'il fût arrivé, la bête les aurait dévorées. Mais il ne pouvait s'empêcher de douter, de songer qu'il portait une part de culpabilité dans ce qui s'était passé ce jour-là.

Pire que les blessures qui lui striaient encore le corps, que son oreille déchiré et ses côtes qui se réparaient doucement, était le dernier souvenir qu'il avait d'Hannah. L'accusation et la déception qui brillaient dans ce dernier regard qu'elle avait eue pour lui, avant de bondir vers ce champ de bataille qui scellerait à jamais la fin de son histoire. Il aurait tant aimé pouvoir lui parler, lui expliquer ce qui s'était passé, chasser de ses yeux ce poids qu'elle posait sur ses épaules. Mais il n'en aurait plus jamais l'occasion désormais. Il ne restait plus que Volstein et Kerguelen à qui il pouvait apporter son aide du mieux possible, bien qu'il lui soit impossible de rattraper ce jour maudit. Et dans l'état dans lequel il l'avait laissé, pour le moment c'était une entreprise plutôt compliquée.

Ce matin là, très tôt, il s'était éveillé, perclus de douleurs qui le forçaient à marcher en long et en large comme un fauve enfermé pour qu'elles puissent passer. Il avait fini par se résoudre à commencer ainsi sa journée, puisque le soleil pointait doucement de timides rayons à l'horizon. Le ciel était étonnamment dégagé, promettant une belle et froide journée. Désormais, la mauvaise saison battait son plein. L'herbe était couverte d'une pellicule de givre lorsqu'il s'y aventura, et son souffle profond se changeait en une fumée blanche à chacune de ses expirations. Il fut surprise de constater qu'une autre piste empruntait déjà l'itinéraire qu'il s'était prévu : se rendre au temple de la Corneille. Il ne comptait pas y chercher une véritable entrevue avec la déesse, loin de là, mais simplement s'y recueillir pour songer à Hannah, à lui-même, et continuer à se répéter les résolutions qui le faisaient tenir dans son mutisme. Bientôt, se disait-il. Bientôt, il parlerait à l'Oracle, et le secret serait alors dissipé.

Le froid avait transi sa truffe, et il dut attendre d'avoir passé la porte du haut bâtiment pour savoir de quel loup il s'agissait. Il reconnut la silhouette familière de Daez. Il avança sans chercher de discrétion, volontairement, laissant ses griffes cliqueter sur la pierre pour ne pas le surprendre. Ce ne fut que lorsqu'il s'approcha qu'il réalisa l'étrange attitude qu'avait le loup bleu. Il s'immobilisa soudain en voyant la lumière familière d'un glowstick violet... entre les crocs du mâle. Ses oreilles se redressèrent soudainement - une douleur vrilla celle qui avait été déchirée - alors que son regard clair allait se ficher dans celui de son camarade.

"Daez, tout va bien ?" Demanda-t-il d'une voix grave et basse, qui résonna entre les colonnes. "Que fais-tu ?"

Il était soudain envahi par une légère appréhension. Daez essayait-il de briser son glowstick ? Devant même la statue de leur déesse ? Lui qui était l'un de ses plus fervents serviteurs, au point d'avoir choisi la cécité pour que seule sa foi puisse le guider ? C'était une pensée inconcevable, effarante. Mais tout comme lui, le loup bleu avait été profondément marqué par le monstre. pire encore, lui avait vu ce qui s'était trouvé au-delà, avait été croqué par les crocs immenses. Il avait sans doute toutes les raisons de se comporter étrangement. Toutefois, aller jusqu'à cette volonté de se décrocher de son allégeance déclencha une sonnette d'alarme dans l'esprit du grand loup blanc.

Un instant s'écoula, lourd, long, infini, durant lequel le jeune loup craignit de voir se fêler le verre du précieux cadeau de Yurai. Et au bout de ce moment qui parut une éternité, Daez finit par bouger. Ses mâchoires se desserrèrent et le tube lumineux retomba doucement au bout de la chaîne à laquelle il était suspendu. Le corps d'Ajani se détendit légèrement, mais il était désormais évident que quelque-chose n'allait pas, d'une manière très sérieuse. C'était d'autant plus étrange qu'il n'avait jamais vu Daez exprimer aussi clairement une émotion. Depuis son arrivée chez les Nakhus, il avait constaté que le loup bleu était relativement... neutre. Il ne paraissait jamais triste ni joyeux, jamais agacé ni attristé. Il n'exprimait presque rien, se contentant d'une vie calme et sans houle au service de Yurai. Voir ainsi son regard chargé de lassitude, son corps tout entier l'exprimer, était presque déroutant.

Ses paroles allèrent de pair avec ces dires muets. Je ne suis pas digne d'Elle. Des mots de désespoir, qui jetèrent un frisson dans l'échine du loup blanc. Il n'était pas le plus doué avec les mots, ou même le plus chaleureux et bienveillant que l'on puisse imaginer. Il y avait bien d'autres Nakhus qui étaient sans doute bien plus doués que lui en tout cela. Mais il n'aimait pas voir quelqu'un malheureux comme ça, d'autant plus pour une raison qui lui paraissait infondée. Mais comment le dire avec des mots qui ne seraient pas durs ? Il ne voulait pas précipiter les choses. Il avait l'impression qu'une parole de trop pouvait avoir des conséquences dramatiques. Aussi il s'approcha du loup bleu, pour venir s'asseoir près de lui, l'invitant muettement à faire de même. Son regard clair se releva un instant sur la statue de la Corneille, avant de revenir vers Daez pour répondre doucement :

"Si la déesse t'avais jugé indigne d'elle, tu ne porterais déjà plus sa lumière."

N'était-ce pas elle, après tout, qui lui avait fait cadeau de ce présent ? Si elle était bien aussi puissante qu'on le disait, ne lui aurait-il pas suffi d'un murmure pour éteindre la lueur qui brillait autour du cou d'un disciple qui n'avait plus sa place parmi ses enfants ? C'était en tout cas ainsi qu'il voyait les choses, et ainsi qu'on les lui avait enseignées. Lui-même avait déjà rencontré la déesse, et à l'époque il n'avait pas été digne de porter sa couleur. Il savait qu'il devait faire ses preuves à ses yeux, comme aux yeux de toute la meute. Daez lui avait déjà reçu ce présent, et il n'y avait pas de raison qu'il ne le mérite plus.

"Tu le vois aussi, n'est-ce pas ?" Murmura-t-il finalement, les yeux rivés sur la statue. "Ce monde rouge, dans tes cauchemars."

Car la convalescence du loup blanc n'était pas la seule chose à dessiner sur son museau les traits fatigués qui étaient les siens. La nuit, il était souvent réveillé par des cauchemars dans lesquels il voyait par flash ce monde étrange aperçu au travers de la Brèche, et dans lequel Kerguelen, Moineau et Daez avaient été avalés. Pourtant, il n'y avait pas posé de patte. Il n'osait imaginer ce qu'il en était de ceux qui y avaient été plongés.

Un frisson le parcourut quand le lion blanc s'assit à côté de lui. Le loup bleu n'eut aucune réaction sur le coup, mais après un petit moment, il céda et en fit de même. Son regard ne quitta pas la représentation de la déesse, pas même quand Ajani porta son regard sur lui. Il savait qu'il ne pourrait pas soutenir son regard longtemps.
Les oreilles de Daez s'agitèrent presque mollement quand il évoqua le fait que la lumière de son glowstick était encore vive. Oui, la lumière était toujours là, Yurai était toujours avec lui, mais peut-être attendait-elle simplement qu'il ait le courage de lui faire face ? L'hésitation était présente chez le mâle. Il voulait croire Ajani, croire que Yurai ne lui en voulait pas, qu'il avait toujours sa place chez les Nakhus ...

Ses pensées furent interrompues par les paroles d'Ajani.
"Tu le vois aussi, n'est-ce pas ?"

Ses yeux se tournèrent lentement vers son congénère, finissant par croiser son regard.
"Ce monde rouge, dans tes cauchemars."
Le poil sur son échine se hérissa. C'était là-bas que tout avait commencé, et cette chose ... cette bête qu'il n'avait pas su comprendre. Ce monde rouge, angoissant ... il se rappelait encore du moment où, après tout ce temps, la vue lui avait été rendue, et cette nouvelle réalité.
Il s'en souvenait parfaitement, et la nuit, lui aussi souffrait de ces cauchemars angoissants, un monde sans dieux, un monde sans Yurai.

Un son étouffé sortit de la gueule de Daez. Il venait de réaliser qu'il n'était pas le seul à avoir ces visions d'horreur.
Son coeur se serra soudainement tandis qu'une pensée lui traversa l'esprit, comme si c'était la Corneille qui la lui avait soufflée. Si Yurai décidait qu'il n'était plus digne d'être Nakhu, elle éteindrait sa lumière et il l'accepterait. En attendant, il allait essayer d'aider ceux s'étant rendu dans l'Upside Down. Il trouverait un moyen de protéger les autres du monde rouge, quitte à devoir y retourner.

Même si pour Ajani, cela ne devait pas avoir grand sens, Daez lui souffla un "merci" tandis que son regard se posait de nouveau sur la statue.
J'espère que ma mission sera digne de vous, Déesse.

D'un mouvement de patte lent, il détacha le bandeau délicatement et le posa devant lui. Accepter le monde tel qu'il est, quitte à en voir les horreurs, ou se baser uniquement sur les personnes pour mieux les comprendre et voir la beauté de chaque être ?
Dilemme.

« Que choisirais-tu, à ma place ... ? »

Même s'il pensait qu'il s'agissait d'une cause perdue, il ferait tout pour montrer à Yurai qu'il était digne d'elle.

Il vit à la réaction du loup bleu qu'il avait vu juste. Lui aussi était secoué de ces rêves terrifiants dans lesquels il voyait le monde rouge, ce monde de cauchemars qui avait fini par déborder dans leur réalité. Il finit par tourner la tête vers lui, arrêtant d'éviter son regard, et ce qu'il lut dans ses prunelles fut comme un reflet de ce que le lion éprouvait lorsqu'il sortait de ces nuits-là. Une peur dont il était sans doute facile de rire quand on ne l'avait jamais vécu, mais qui glaçait le sang à quiconque la vivait, aussi brave soit-il. Une peur incontrôlable et viscérale. La peur que cela ne recommence. Que la Bête surgisse à nouveau pour tous les dévorer.

Il s'écoula un instant, puis soudain Ajani vit les muscles de Daez se relâcher, en même temps qu'il laissait échapper un remerciement. Une lueur d'incompréhension passa dans son regard, mais disparut bien vite. Il ignorait comment, mais visiblement il était parvenu à faire changer de trajectoire les sombres pensées de son camarade, et c'était tout ce qui importait. Il le vit contempler la statue, avec une expression bien différente de celle qu'il avait lorsqu'il était entré dans le temple, et déposer à ses pieds ce bandeau qui avait recouvert ses yeux si longtemps. L'apprenti Oracle se doutait que cela devait beaucoup lui coûter, bien qu'il fut incapable de l'imaginer vraiment. On lui avait dit que Daez avait fait le serment devant Yurai de porter à jamais ce bandeau pour poser sur le monde un regard autre que celui paré d'artifices qu'était le visuel. Renoncer à une promesse faite à la Corneille elle-même devait sans doute être une épreuve à part entière pour lui. Pourtant, il paraissait bien plus apaisé maintenant que le bandeau était posé au sol, que la décision semblait être prise.

Alors il l'interrogea. Il lui demanda ce qu'il ferait lui, à sa place. Les oreilles d'Ajani frémirent de surprise ; c'était bien la première fois que quelqu'un lui demandait un conseil, et plus encore un conseil d'une telle importance. Il ne s'y attendait pas, et se permit un moment de silence pour y réfléchir. Cela faisait sans doute partie des choses que l'on attendrait de lui s'il devenait chef, savoir guider les siens lorsqu'ils traversaient le doute. Mais même si les choses s'éclaircissaient doucement pour lui, il avait encore bien des zones de doute à chasser de son propre esprit. Durant un bref instant, il fut envahi par le doute. Etait-il vraiment celui qui devait répondre à cette question ? N'était-ce pas plutôt à Volstein, dont la grande sagesse était avérée, d'indiquer le bon chemin à Daez ?

Une chose cependant lui sauta à l'esprit : c'était lui qui avait trouvé le loup bleu au comble du désespoir dans le temple. Peut-être était-ce là un petit coup de pouce du destin pour l'orienter lui vers les responsabilités qu'il porterait plus tard. Il devait répondre posément, et s'il y avait des conséquences ensuite, les assumer sans se dérober. Ce n'était qu'ainsi qu'il progresserai sur cette voie que l'on disait la sienne. Il en était de plus en plus persuadé. Sa voix grave finit donc par s'élever à nouveau dans le temple lorsqu'il répondit :

"Peut-être Yurai a-t-elle jugé que tu avais empli ton devoir. Maintenant, tu peux poser les yeux sur le monde, sans oublier ce que tu as appris de lui ces dernières années."